mercredi 18 septembre 2024

Le soir des héros


Robert Howard, le créateur du personnage de "Conan le barbare" écrivait des poèmes où l’on sentait l’influence de Baudelaire ou d’Edgar Poe. Est-ce cela qui a inspiré à Laurent Mantese, l’auteur de cette reprise du mythe, les poèmes crépusculaires qui ouvrent chacune des trois parties du livre? Deux sonnets et six quatrains, une versification soignée, où l’on sent pointer la révérence à Hugo, à Nerval (presque paraphrasé à un moment), et bien sûr aux symbolistes – mais aussi deux ou trois vers qui boitent un peu. 

Dans une autre vie, ce prof de philo qui enseigne à Toulouse, a publié aussi des poèmes chez un éditeur qui s’appelle "La Clef d’argent", renvoi explicite à un conte de Lovecraft, et sa bibliographie montre également l’influence que Jean Ray a sur lui. Nous avons donc affaire à un connaisseur. 

Disparu trop tôt, Howard avait laissé un chantier que ses amis, ses disciples, s’échinèrent à parachever. Depuis, le personnage est devenu un mythe, presque une franchise, les comics et les films prenant le relais des nombreux romans parus sous le nom de Howard ou de ses continuateurs. Dans les années 90 Pierre Pelot en avait publié une savoureuse parodie sous le titre de "Konnar le Barbant"



Il s’agit d’autre chose ici. Cette chronique d’une mort annoncée est écrite dans la langue des prosateurs du XIXe, un peu au-dessus de l’écriture souvent hâtive de Howard, – on pense à Flaubert, à Hugo encore, l’auteur ne dédaignant pas l’emphase, ou l’hyperréalisme dans la description insoutenable de l’intervention chirurgicale que subit le héros, la taille et la sonde, sa langue superbe emprunte aussi sans doute à Moorcock ou G. R. R. Martin. 



L’histoire est celle de la fin d’un chemin: Conan a passé quatre-vingts ans, "huit fois la somme des doigts de ses deux mains", il est atteint de la maladie de la pierre, et la double opération mutilante qu’il doit subir amoindrira notablement sa virilité. Alors qu’autour de lui se nouent les complots de fin de règne, que vient l’heure du bilan, il s’agit pour le héros de trancher les derniers liens, d’entrer dans le renoncement. 

Et il n’est pas anodin que, pour l’accompagner dans ce qui sera sans doute son ultime périple il choisisse Colin, un gamin contrefait, une "créature jetée sans logique dans l’implacable tumulte du vivant" dont il a fait son fils adoptif, et dont les pas se mêlent aux siens dans les traces que la neige efface à la fin du livre, quand la forêt se referme sur eux et que tout s’enfonce "inexorablement dans le silence granitique du temps, […] comme si les hommes […] n’étaient jamais passés par là et n’avaient jamais existé".

La Sonde et la Taille - Laurent Mantese - Albin Michel Imaginaire - 613 pages - 24,90€ - ****
François Rahier



mardi 17 septembre 2024

"Beautiful friend"





Prix du Polar Sud-Ouest/Lire-en-poche 2020 pour "Le douzième chapitre", Jérôme Loubry excelle à construire des suspenses autour des troubles de mémoire, des consciences fragmentées qui finissent par défaire le sens commun, comme dans ce dernier roman où l'amitié se délite et les amours s'effondrent malgré ou à cause d'un décor envoûtant.
 



L'île de Porquerolles accueille ces déshérités du bonheur, compagnons de jeunesse qui s'enkystent dans la répétition d'un plaisir disparu. La bande son qui va des Doors à Jefferson Airplane en passant par les Beach Boys est sans doute un peu envahissante, l'intrigue, elle, est très plaisante. 

L'île - Jérôme Loubry – Calmann-Lévy - 414 pages – 21,90€ - ***
Lionel Germain




lundi 16 septembre 2024

Guerrier sans guerre et sans repos


Abandonnant provisoirement les territoires qui jalonnent son œuvre, du Mato Grosso à la Mongolie en passant par l'Islande, Ian Mannok revisite la mémoire collective pour un roman très personnel au cœur des banlieues parisiennes des années 60.



Une bande de jeunes "voyous" qu'on rebaptiserait "racailles" aujourd'hui fait régner sa loi autour de Meudon-la-Forêt, entre vols dans les magasins et règlements de comptes avec les cités voisines. Sorb et Figos forment une paire d'amis aussi dissemblables qu'inséparables. Le premier est presque un intellectuel et le second déjà un baroudeur, Sorb se verrait bien journaliste quand Figos rêve d'Afrique.





Mais d'abord, il faut régler les conséquences d'un meurtre "involontaire" commis par l'un des membres du groupe. La solidarité du clan et l'intervention d'un flic à l'ancienne rythment cette reconstitution d'une période où l'insouciance toute relative de la jeunesse est soudain confrontée à la violence des "événements" d'Algérie. 

Ian Manook fait surgir avec beaucoup de vérité les luttes fratricides et le destin malheureux de Sorb, déchiré entre le désir d'échappée sociale et la fidélité à Figos, embarqué dans l'aventure des mercenaires en Afrique.  

Le Pouilleux massacreur - Ian Manook – La Manufacture de livres – 320 pages – 18,90€ - *** 
Lionel Germain


Lire aussi dans Sud-Ouest



vendredi 13 septembre 2024

Une vie sans fin


Le 20 octobre 2022, Jen est une mère de famille anxieuse qui attend le retour de son fils Todd. Quand l'adolescent apparaît enfin dans le champ de vision de Jen, c'est pour brandir un couteau et poignarder un homme. Horreur, cris, ambulance, police et incarcération de Todd, le cauchemar qui s'annonce prend fin au réveil.


 
Jen découvre au calendrier que le cours du temps s'est inversé. On est passé du 30 au 28, et à la différence du calvaire de Bill Murray, le compte-à-rebours n'est pas terminé. L'occasion de percer les secrets de cette petite famille qu'on croyait parfaite. Malgré un parfum de déjà-vu (d'ailleurs assumé par la Britannique Gillian McAllister) l'intrigue est suffisamment maline pour emballer son lecteur.





Après minuit - Gillian McAllister – Traduit de l'anglais (GB) par Clément Baude – Sonatine – 400 pages – 23€ - ***  
Lionel Germain



jeudi 12 septembre 2024

Sexe Friction


Au moment où l’on semble sortir de ce "malaise dans la science-fiction" que diagnostiquait en 1975 Gérard Klein, rejoignant le travail critique et les romans d’Ursula Le Guin, il est peut-être intéressant de relire – ou de découvrir – Françoise d’Eaubonne. La femme a longtemps été invisibilisée dans ce genre littéraire, et les autrices de SF souvent contraintes d’écrire au masculin, pour un public masculin. 




Née en 1920, proche de Simone de Beauvoir, Françoise d’Eaubonne a été de tous les combats de son temps ou presque, l’Algérie, Mai 68, fondant le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) en même temps que le célèbre MLF (Mouvement de Libération des Femmes), inventant et pratiquant à sa manière l’écoterrorisme, et promouvant les concepts de phallocratie, de sexocide et d’écoféminisme. 



En même temps elle écrivait des Bibliothèque Verte, du polar, des romans érotiques sous pseudo, elle novélisait des films sulfureux, bravant l’interdit ("J’irai cracher sur vos tombes" ou "Le petit soldat"), et parvenait à être une des rares femmes à publier des romans dans la célèbre collection de SF Hachette/Gallimard "Le Rayon fantastique" … Elle avançait aussi sur le terrain des idées dans de nombreux essais, Le Féminisme ou la Mort, Les femmes avant le patriarcat, Contre-violence ou la Résistance à l’État ou encore Écologie et Féminisme. 

Ses trois premiers romans de SF s’inscrivaient dans le cadre classique de l’époque, mais ses héroïnes, des femmes toujours, subvertissaient discrètement les codes. Avec La Trilogie du Losange qu’elle publia ensuite aux éditions Des Femmes les hostilités sont clairement déclarées, au propre comme au figuré, et la présentation du livre chez Bernard Pivot (Apostrophes, 5 mai 1978) a fait date : guerre des sexes, extermination des hommes à l’exception de quelques spécimens conservés dans des réserves, clonage, ectogenèse, etc. 

Le dossier que publie la revue, très complet, contient en particulier une longue étude de Pauline J. Bhutia et l’interview d’Élise Thiébaut, autrice de L’Amazone verte qui conte "le destin incroyable de la première écoféministe". La bibliographie liste beaucoup de titres malheureusement épuisés aujourd’hui.

Françoise d’Eaubonne : Écoféminisme et Science-Fiction - dossier coordonné par Noé Gaillard - Galaxies # 87 - 191 pages - 15€ - *** 
François Rahier

https://galaxiessf.com/ (parution juillet 2024)
Galaxies SF, 34 rue Jean Jaurès, 59135 Bellaing (France)



mardi 10 septembre 2024

Balade irlandaise





Avec ce quatrième roman publié chez Philippe Rey, Jeanine Cummins, New-yorkaise née en Espagne, jette un pont entre les siècles et les deux continents pour nous raconter une histoire de mères et de transmission. Tandis que Majella aujourd'hui à New-York interroge avec angoisse son rapport à la maternité, Ginny Doyle, au milieu du XIXe Siècle, cherche à sauver ses propres enfants de la Grande Famine irlandaise. 



C'est bien-sûr cette histoire de l'Irlande, de la sujétion anglaise et de l'implacable misère qui donne son souffle et sa puissance à ce roman de l'exil. 

La branche tordue - Jeanine Cummins – Traduit de l'américain par Christine Auché – Éditions Philippe Rey – 432 pages – 22€ - ***
Lionel Germain


Lire aussi dans Sud-Ouest



lundi 9 septembre 2024

Désespoir sur la Spree


Les mémoires d'outre-tombe se donnent parfois en préavis, registre obituaire de précaution où s'annonce la mauvaise nouvelle qui n'a pas encore eu lieu. Dans ce très beau recueil de "certains faits", Yasmina Reza flâne aux frontières des pas perdus, à l'écumoire des tribunaux. Elle y tamise des fragments de justice ordinaire, des drames essorés par le ressac des dossiers qui constitue l'auxiliaire contraignant des juges. Ce temps réducteur dont les coupables sont victimes, et les victimes oubliées dans le flux des procédures, est aussi le temps auquel se mesure la romancière.

"Un soir de l'hiver 2021, nous marchions tous les deux à Berlin le long de la Spree. (…)
Il faisait froid. J'ai dit: « Pouvons-nous marcher un peu plus vite Rainer?
- C'est difficile avec mon genou, et puis je ne suis plus aussi jeune qu'avant. » (…)
La promenade n'était plus la même. Par quel mauvais tour Rainer, que j'avais connu dans mon souvenir pas tellement plus âgé que moi, avec sa clope, son petit holster de cuir en bandoulière, se mettait à avoir quatre-vingt-un ans, ce chiffre absurde, affolant."

Les procès se traduiront en "minutes", et de ces "minutes" à celles qui floconnent sur nos calendriers, il y a un nuage de sens annonciateur de mauvais "temps". 




De Morandini à Tarik Ramadan en passant par Paul Bismuth, les chambres correctionnelles ont leurs stars. Des seconds rôles aussi qui occupent provisoirement le devant de la scène dans des remakes simenoniens où les criminels refusent la réalité de leurs crimes avant d'être effacés vingt ans par décision d'une cour d'assises. Comment réussir à évoquer le drame d'une mère qui a tué sa fille de sept ans?
 


Des flacons de larmes, du lourd et du dérisoire, comme un exercice de procédure comparée qui ramène au fait littéraire en exhumant le personnage de Fela Bialer dans "Un jour de plaisir" d'Isaac Bashevis Singer, en revenant aux "Hauts de Hurlevent", à "Absalon, Absalon" et au film "Babel" de Gonzalez Iñarritu. 

Un répertoire de "faits divers" n'est jamais qu'un raccourci vers le théâtre d'ombres où l'on se presse de mauvaise grâce.

"Ce coin de Berlin le long de la Spree, du côté du Berliner, où je suis retournée depuis même avec lui et même au printemps devant des gens qui dansaient le tango est lié à cette marche nocturne où le Temps s'est épouvantablement rappelé à moi."

Récits de certains faits – Yasmina Reza – Flammarion – 237 pages – 20€ - **** 
Lionel Germain



vendredi 6 septembre 2024

Paradis perdu


Le deuxième roman d'Alexandre Lenot qui nous avait séduit avec "Écorces vives" est porté par le personnage de Noé, fils et frère de mauvaise fortune. Noé aurait pu être un enfant sauvage, élevé avec son jumeau Jérémie par un père mutique et violent. Leur maison dans les bois ressemble au paradis perdu de Thoreau. Monde animal, forêt, rivière: un trésor que menace  pourtant l'avancée des villes.




L'ombre de la mère absente plane sur ce trio masculin, ersatz de famille rebelle et toxique, autour duquel s'organisent les ruptures. Rupture radicale pour Jérémie en lutte contre les projets d'aménagement, rupture affective entre un père brutal et ses deux fils, rupture existentielle enfin pour Noé dont le corps se délivre grâce à une danse primitive, envoûtante, et offerte aux retrouvailles avec les lieux de son enfance. 



Une intrigue aux accents de "protest song" qui rend hommage à la littérature universelle.  

Cette vieille chanson qui brûle - Alexandre Lenot – Denoël – 240 pages – 20€ - ****
Lionel Germain


Lire aussi dans Sud-Ouest



jeudi 5 septembre 2024

Femmes de l'ombre


Deux femmes au cœur de l'Histoire pour interroger le secret d'une autre femme. Léonie Damanne est psychologue et a été embauchée par Chantal Fennetaux, commandante de police, cheffe de groupe à la brigade criminelle. On l'appelle "Fennetaux", ça sonne mieux. Elle se revendique catholique et verra sa foi mise à rude épreuve. 




La troisième femme, Neige, victime d'un empoisonnement mystérieux en pleine rue, était Thanadoula. Un mot étrange pour désigner quelqu'un qui accompagne les vivants vers la mort. Fennetaux et sa maladie de Crohn, Léonie et son empathie vibrante, vont tenter de percer l'énigme d'une fondation pour personnes âgées.





La romancière mène son équipe avec bonheur au cœur de la tragédie historique des années Quarante et contribue à faire tomber les masques dans un petit village de Dordogne où la Résistance pouvait parfois dissimuler de troublantes victimes. 

Le venin des souvenirs - Sophie Lebarbier – Albin Michel – 352 pages – 20,90€ - ***  –
Lionel Germain



mercredi 4 septembre 2024

Trois larrons en foire


Malraux dit quelque part qu’en écrivant Sanctuaire, Faulkner avait introduit la tragédie grecque dans le roman policier. Avec Les Larrons, son dernier livre publié en 1962 peu de temps avant sa mort, un western mâtiné de roman noir, c’est un peu le comique picaresque que Faulkner infuse dans son œuvre. 




En 1961, à Jefferson (chef-lieu imaginaire du comté tout aussi imaginaire de Yoknapatawpha, dans le Mississipi), Lucius Priest, un vieil homme, raconte à son petit-fils l’équipée qui le mena dans le Tennessee alors qu’il n’avait que onze ans, de bordels en champs de course, en compagnie de deux bras cassés, à bord d’une voiture volée. 




La voiture, c’est la Winton Flyer 1904 Grand luxe que le grand-père de Lucius vient d’acheter par gageure, sans aucune intention de la conduire. Les bras cassés, ce sont Boon Hogganbeck, domestique agricole à la tête près du bonnet à qui est plus ou moins confiée la garde de la voiture, et Ned McCaslin, un métis apparenté à la famille (quelque chose comme le bâtard d’un vague cousin), maquignon de son état et spécialiste en coups foireux. 

Mettant à profit le départ de presque toute la famille du jeune garçon pour des obsèques à Saint-Louis (Missouri), Boon, entiché d’une prostituée de Memphis qu’il veut épouser et arracher à son souteneur, "emprunte" la voiture du grand-père et entraîne Lucius dans l’aventure. 

Sur la grand-route, ils découvrent que Ned s’est embarqué clandestinement à bord du véhicule. Les trois larrons arrivent ensemble dans ce qui est à l’époque la grande ville de la région. Pendant que Boon retrouve Miss Corrie son amoureuse et que Lucius se familiarise avec l’étrange pension de famille dans laquelle ils ont débarqué, Ned leur annonce qu’il vient de troquer la voiture contre un mauvais cheval, un tocard qui n’a jamais gagné une course mais en qui il croit bizarrement dur comme fer. 

Partagé entre les sentiments qu’il sent naître en lui pour la petite amie de Boon, sa frayeur devant la spirale de "Non-Vertu" dans laquelle il s’enfonce (il désobéit, il ment, il vole…), son hébétude devant le comportement infantile de ses deux compagnons, sa passion pour les chevaux surtout, Lucius jouera en désespoir de cause le jeu imaginé par Ned, engagé comme jockey dans ce qui a toutes les apparences d’une course truquée qu’il gagnera finalement. 

L’histoire est haute en couleurs, en horions et jurons, en situations cocasses ou dramatiques, on a même droit au shérif ripoux qui exigera les faveurs de Miss Corrie pour libérer Boon et Ned de la prison où il les a enfermés à un moment. 

Le tout dans la prose chaotique et protéiforme de Faulkner, un torrent verbal où se mêle en une sorte d’opéra sauvage la voix du jeune Lucius et la relation qu’il fera un demi-siècle plus tard de son odyssée, la voix de Boon et celle de Ned, surgissant "au foyer du récit, [avec] ses éternels proscrits, métis et garçonnets, simples d’esprit, cultivateurs de boue, prostituées blanches et noires, tocard, mulet" (Pierre Bergounioux). 

Bien peu de tout cela passe dans le film que Mark Rydell tirera du livre en 1969 ("The Reivers", distribué en France sous le titre Reivers). Le cinéma a souvent rendu hommage à Faulkner, qui travailla aussi longtemps lui-même pour Hollywood, d’un "De Gaulle" jamais tourné aux scénarios du "Port de l’angoisse" et du "Grand Sommeil" écrits pour Howard Hawks, et bien d’autres crédités ou non. 



Le film de Rydell qui semble avoir été écrit pour un Steve McQueen alors au faîte de sa gloire – il incarne avec talent et démesure le rôle de Boon – n’est qu’un palimpseste du roman. Une fois l’histoire lavée de ses scories – le magma textuel de Faulkner dans lequel pourtant tient tout le récit –, demeurent les souvenirs d’un vieil homme qui se remémore le moment où son enfance bascula, quand il avait onze ans. 




"It seems to me now that those days were like an endless summer… stored with pleasure in my memory. I suppose it can be said" (Il me semble maintenant que ces jours étaient comme un été sans fin… rangés avec plaisir dans ma mémoire. Je suppose qu'on peut dire ça), dit le narrateur au début du film, dans une jolie phrase qui ne figure pas dans le texte de Faulkner. 

Tout est à l’avenant, les belles images d’un Sud disparu, la nostalgie du temps perdu, le triomphe des bons sentiments. Jamais la dent d’or de la petite putain noire, qui fascine tellement les protagonistes qu’autour d’elle un instant le récit hésite, s’interrompt, se fige et se reconstruit, ne vient illuminer le film. 




Autant dire alors que dans le film la parole de Faulkner ne se fait plus entendre. Pour lui rendre cette parole, il faudrait peut-être lire le petit livre brillant que Pierre Bergounioux, l’un des écrivains majeurs de notre temps, a consacré récemment à ce roman tardif et injustement oublié.



Les Larrons - William Faulkner - Traduit de l'américain par Maurice-Edgar Coindreau et Raymond Girard -  L’imaginaire/Gallimard - 408 pages - 12€ - ****

Rendre la parole : Les Larrons de William Faulkner -  Pierre Bergounioux - Le Bord de l’eau éditions (Lormont) - 56 pages - 10 € - ****
François Rahier



mardi 3 septembre 2024

Le statut de la liberté


Une histoire sans fin ensemence les nuits américaines, celle en noir et blanc qui donne sa honte et sa fierté à la bannière étoilée. La honte a encore ses monuments dans le sud, hommage aux partisans de l'esclavage. Mais la fierté a ses combattants, comme Toya, l'héroïne de David Joy. 




Artiste afro-américaine, elle revient dans son village de Caroline du Nord pour faire justice. Une histoire sans fin parce que les suprémacistes blancs n'ont pas rangé les armes. David Joy a posé ses cannes à pêche en Caroline du Nord où entre deux lancers, avec une puissance poétique ravageuse, il nous raconte l'intranquillité du monde.





Les deux visages du monde - David Joy – Traduit de l'américain par Jean-Yves Cotté – Sonatine – 432 pages – 23€ - **** 
Lionel Germain 



lundi 2 septembre 2024

Slovaque et java tchèque


Au terme du Vingtième Siècle, c'est charmant Bratislava. Un charme au couleur du chagrin qu'on évacue à grand renfort de vodka dans des clubs dont certains font clignoter avec élégance leur enseigne. Le "Rat d'égout", par exemple. On y boit une vodka polonaise mélangée à des substances qui vous laissent un arrière-goût dans la cervelle. De quoi rendre les victimes plus dociles. 



On y trouve aussi des flics qui se battent contre les moulins à vent du crime organisé. Moly et Miki forment une équipe d'enquêteurs. Ils naviguent sur la même galère et quand Moly le juste tombe à l'eau, victime d'un accident suspect, Miki n'a plus que Schlesinger, le journaliste du coin, pour mener la lutte contre les mafias. Elles sont brutales, très bien organisées et surtout protégées par une justice corrompue.



Arpad Soltész est lui-même journaliste, engagé dans ce combat contre les oligarques. Son flic Miki n'est pas un modèle de vertu mais la mort de son jeune collègue et l'obstination de Schlesinger suffisent à motiver sa propre détermination. 

Schlesinger est une vieille connaissance qu'on a découverte dans "Il était une fois dans l'Est" et "Le Bal des porcs", deux romans publiés chez Agullo, le premier sur l'exportation des jeunes filles mineures à Prague ou au Kosovo, et le second sur les disparitions dans des centres de désintoxication où la mafia calabraise était à la manœuvre.

Né dans un pays de l'après-guerre communiste, la Tchécoslovaquie, Arpad Soltész, a mené de nombreuses enquêtes qui ont révélé la corruption du monde politique. Depuis les élections slovaques de 2023, il vit à Prague. Dans cette Slovaquie des années 90 qu'il nous décrit, police et services de renseignement se partagent le pouvoir, et le chemin vers la transparence est sérieusement miné.

Colère - Arpad Soltész – Traduit du slovaque par Barbora Faure – Agullo noir – 464 pages – 22,50€ - ***  
Lionel Germain


Lire aussi dans Sud-Ouest