mercredi 4 septembre 2024

Trois larrons en foire


Malraux dit quelque part qu’en écrivant Sanctuaire, Faulkner avait introduit la tragédie grecque dans le roman policier. Avec Les Larrons, son dernier livre publié en 1962 peu de temps avant sa mort, un western mâtiné de roman noir, c’est un peu le comique picaresque que Faulkner infuse dans son œuvre. 




En 1961, à Jefferson (chef-lieu imaginaire du comté tout aussi imaginaire de Yoknapatawpha, dans le Mississipi), Lucius Priest, un vieil homme, raconte à son petit-fils l’équipée qui le mena dans le Tennessee alors qu’il n’avait que onze ans, de bordels en champs de course, en compagnie de deux bras cassés, à bord d’une voiture volée. 




La voiture, c’est la Winton Flyer 1904 Grand luxe que le grand-père de Lucius vient d’acheter par gageure, sans aucune intention de la conduire. Les bras cassés, ce sont Boon Hogganbeck, domestique agricole à la tête près du bonnet à qui est plus ou moins confiée la garde de la voiture, et Ned McCaslin, un métis apparenté à la famille (quelque chose comme le bâtard d’un vague cousin), maquignon de son état et spécialiste en coups foireux. 

Mettant à profit le départ de presque toute la famille du jeune garçon pour des obsèques à Saint-Louis (Missouri), Boon, entiché d’une prostituée de Memphis qu’il veut épouser et arracher à son souteneur, "emprunte" la voiture du grand-père et entraîne Lucius dans l’aventure. 

Sur la grand-route, ils découvrent que Ned s’est embarqué clandestinement à bord du véhicule. Les trois larrons arrivent ensemble dans ce qui est à l’époque la grande ville de la région. Pendant que Boon retrouve Miss Corrie son amoureuse et que Lucius se familiarise avec l’étrange pension de famille dans laquelle ils ont débarqué, Ned leur annonce qu’il vient de troquer la voiture contre un mauvais cheval, un tocard qui n’a jamais gagné une course mais en qui il croit bizarrement dur comme fer. 

Partagé entre les sentiments qu’il sent naître en lui pour la petite amie de Boon, sa frayeur devant la spirale de "Non-Vertu" dans laquelle il s’enfonce (il désobéit, il ment, il vole…), son hébétude devant le comportement infantile de ses deux compagnons, sa passion pour les chevaux surtout, Lucius jouera en désespoir de cause le jeu imaginé par Ned, engagé comme jockey dans ce qui a toutes les apparences d’une course truquée qu’il gagnera finalement. 

L’histoire est haute en couleurs, en horions et jurons, en situations cocasses ou dramatiques, on a même droit au shérif ripoux qui exigera les faveurs de Miss Corrie pour libérer Boon et Ned de la prison où il les a enfermés à un moment. 

Le tout dans la prose chaotique et protéiforme de Faulkner, un torrent verbal où se mêle en une sorte d’opéra sauvage la voix du jeune Lucius et la relation qu’il fera un demi-siècle plus tard de son odyssée, la voix de Boon et celle de Ned, surgissant "au foyer du récit, [avec] ses éternels proscrits, métis et garçonnets, simples d’esprit, cultivateurs de boue, prostituées blanches et noires, tocard, mulet" (Pierre Bergounioux). 

Bien peu de tout cela passe dans le film que Mark Rydell tirera du livre en 1969 ("The Reivers", distribué en France sous le titre Reivers). Le cinéma a souvent rendu hommage à Faulkner, qui travailla aussi longtemps lui-même pour Hollywood, d’un "De Gaulle" jamais tourné aux scénarios du "Port de l’angoisse" et du "Grand Sommeil" écrits pour Howard Hawks, et bien d’autres crédités ou non. 



Le film de Rydell qui semble avoir été écrit pour un Steve McQueen alors au faîte de sa gloire – il incarne avec talent et démesure le rôle de Boon – n’est qu’un palimpseste du roman. Une fois l’histoire lavée de ses scories – le magma textuel de Faulkner dans lequel pourtant tient tout le récit –, demeurent les souvenirs d’un vieil homme qui se remémore le moment où son enfance bascula, quand il avait onze ans. 




"It seems to me now that those days were like an endless summer… stored with pleasure in my memory. I suppose it can be said" (Il me semble maintenant que ces jours étaient comme un été sans fin… rangés avec plaisir dans ma mémoire. Je suppose qu'on peut dire ça), dit le narrateur au début du film, dans une jolie phrase qui ne figure pas dans le texte de Faulkner. 

Tout est à l’avenant, les belles images d’un Sud disparu, la nostalgie du temps perdu, le triomphe des bons sentiments. Jamais la dent d’or de la petite putain noire, qui fascine tellement les protagonistes qu’autour d’elle un instant le récit hésite, s’interrompt, se fige et se reconstruit, ne vient illuminer le film. 




Autant dire alors que dans le film la parole de Faulkner ne se fait plus entendre. Pour lui rendre cette parole, il faudrait peut-être lire le petit livre brillant que Pierre Bergounioux, l’un des écrivains majeurs de notre temps, a consacré récemment à ce roman tardif et injustement oublié.



Les Larrons - William Faulkner - Traduit de l'américain par Maurice-Edgar Coindreau et Raymond Girard -  L’imaginaire/Gallimard - 408 pages - 12€ - ****

Rendre la parole : Les Larrons de William Faulkner -  Pierre Bergounioux - Le Bord de l’eau éditions (Lormont) - 56 pages - 10 € - ****
François Rahier