vendredi 28 juin 2024

Double jeu littéraire


Se méfier de Dror Mishani. Auteur de polars, certes, mais aussi professeur d'Université à Tel-Aviv. Et spécialiste de littérature policière. Comme si l'auteur mettait sur le comptoir des échantillons de quelques cocktails préparés en laboratoire. Avraham, son héros récurrent, est un flic promené dans des intrigues où se déjouent souvent les procédures classiques du genre. ("Une disparition inquiétante", "La violence en embuscade", "Les doutes d'Avraham", "Une, deux, trois")

Quand on le redécouvre marié et désireux d'échapper à la routine de ses enquêtes, on ne peut s'empêcher d'entendre en arrière-plan la petite musique du professeur. C'est le ronron plus général du polar que Dror Mishani bouscule gentiment.

"J'ai l'impression", dit Avraham, "de ne mener que les combats sans importance et surtout sans vainqueurs."




Le voilà donc qui rêve d'endosser le costume de James Bond et de s'extraire des problèmes domestiques pour contribuer au maintien d'une paix universelle. Entre la disparition d'un homme à son hôtel et une affaire de nouveau-né abandonné, Dror Mishani renvoie son héros dans les cordes d'un ring illuminé par les lumières sales du Mossad. Un double jeu littéraire au goût amer.




Un simple enquêteur - Dror Mishani – Traduit de l'hébreu (Israël) par Laurence Sendrowicz – Folio policier – 352 pages – 8,90€ - *** 
Lionel Germain



jeudi 27 juin 2024

Y-a un os


Comme pour les tours de "magie", il existe des trucs dans le polar, destinés à muscler l'illusion du réel. Par exemple, offrir une équipe d'enquêteurs dépareillés afin d'éviter la sclérose du personnage monochrome. Davide Longo en propose trois aux lecteurs. Arcadipane, flic et père de famille inquiet sexuellement, Isa, jeune enquêtrice borderline, et Corso Bramard, ancien policier reconverti en prof mais toujours sollicité par ses anciens collègues pour résoudre une énigme.



Les ossements découverts en 2008 sur un chantier ferroviaire de Turin sont rapidement classées comme datant de la guerre. Un peu trop vite pour Arcadipane, qui, entre deux séances de coaching pour tenter de redresser la barre, va fouiner au-delà des évidences. Comme souvent dans le roman noir italien contemporain, on respire le mauvais parfum des années de plomb. Brigades rouges et chemises brunes. 




Les jeunes fauves - Davide Longo – Traduit de l'italien par Marianne Faubert – Le Masque – 288 pages – 21,90€ - ***
Lionel Germain




mercredi 26 juin 2024

Parler avec les morts


"Les vivants pourraient, éventuellement, lui offrir une sorte d'absolution, le terme lui faisant pourtant horreur. Force est de constater que c'est ce mot là qui émerge quand elle essaie de circonscrire sa détresse. Celle de payer moins que les autres. Les morts, on ne peut rien en tirer, ils vous regardent avec des yeux vitreux, les chairs encore tendres de la jeunesse fauchée. Ils ne rigoleront plus jamais aux vannes complices, ne seront plus jamais en colère."




Nos armes – Marion Brunet – Albin Michel – 384 pages – 20,90€ - ***  – 


Lire sur le site de l'éditeur 



Trystero ou le dernier écrivain


Récemment sorti de prison, un écrivain vieillissant commence un nouveau livre, son testament littéraire, presque un discours de la méthode destiné à un hypothétique Apprenti. Mais personne probablement ne le lira. L’Alliance européenne, dictature molle, règne sur un monde gavé de réalités augmentées et de psychotropes. Une guerre fait rage, quelque part aux frontières. 


Auteur de polars et de romans jeunesse, scénariste de BD, Laurent Queyssi vit et travaille à Bordeaux. Il est aussi traducteur de Philip K. Dick auquel il a récemment consacré une biographie dessinée avec Mauro Marchesi (Éditions 21g). Son univers est celui des comic-books et du gaming, c’est ce qui fait paradoxalement l’intérêt de cette belle et austère méditation sur l’écriture qui se donne parfois les allures des "Lettres à un jeune poète" de Rilke – mais qui est également une composition en abyme où se cache un hommage codé à Thomas Pynchon.


Trystero - Laurent Queyssi - Mu/Mnémos - 183 pages - 19€ - ****
François Rahier


Lire aussi dans Sud-Ouest



mardi 25 juin 2024

Vengeance royale


Toujours aussi puissant quand il se met en tête de nous faire traverser un pan d'Histoire, Robert Harris évoque le coup d'état de Cromwell, en 1649, et la restauration de Charles II en 1660, aux côtés tour à tour des régicides et du chasseur à leurs trousses. 




D'un côté, deux républicains, Edward Whalley et William Goffe, de l'autre, Richard Nayler, royaliste convaincu, bien décidé à punir les responsables de la mort de Charles Ier tout en réglant quelques comptes personnels. Une dizaine d'années de traque et l'occasion d'un fabuleux roman d'aventures à travers les grands espaces d'une Amérique déjà rebelle et bienveillante envers les fugitifs.




Les Régicides – Robert Harris – Traduit de l'anglais (GB) par Anne-Sylvie Homassel – Belfond noir – 560 pages – 23,90€ - ***  – 
Lionel Germain



lundi 24 juin 2024

Maroc "Prospère"


À lire le roman de Melvina Mestre, on glisse en frissonnant sur la corniche casablancaise, comme dans un fim en noir et blanc où une Fleetmaster, Chevrolet décapotable, déboule dans un virage. Au volant l'impétueuse Kaplan, détective privée, fonce en 1952 vers le quartier général de la police française. Le commissaire cherche à contourner les corrompus de sa boutique pour résoudre une affaire de meurtre. Le corps d'une prostituée marocaine a été découvert au pied d'un monument de la place Centrale. 

Aujourd'hui place Mohammed V d'un grand pays indépendant, ce lieu comme tous ceux qu'on va traverser, appartient à la tradition coloniale. Le Maroc est un Protectorat mais le képi du Résident Général est aussi insupportable aux partisans de l'indépendance que la casquette de Bugeaud en Algérie. 




Dans un nouveau chapitre à rebondissements, Gabrielle Kaplan nous entraîne jusqu'à Marrakech après un détour du côté du quartier Bousbir, véritable bordel encadré par le "Protecteur" pour contrôler les maladies vénériennes. Le mot "Bousbir" est lui-même une déformation lointaine du français "Prosper", nom de l'ancien propriétaire du terrain. Quant à la prospérité, elle est ici réservée aux mères maquerelles et aux flics corrompus. 


Le roman de Melvina Mestre montre à quel point le système colonial s'affranchit de ses propres règles en permettant la quasi-"déportation" des femmes réduites ensuite en esclavage dans les bordels. 

Sang d'encre à Marrakech – Melvina Mestre – Points – 228 pages – 12,50€ - *** 
Lionel Germain




vendredi 21 juin 2024

Gueule de bois


L'enclave, c'est celle qui nous inquiète tant aujourd'hui. Kaliningrad ou Königsberg, ancienne capitale de la Prusse-Orientale, enclave européenne surgie des ruines de la guerre pour constituer une "exclave" de l'empire soviétique. Et c'est encore une histoire de ruines que nous raconte Benoît Vitkine, correspondant du "Monde" à Moscou et Prix Albert Londres.

Son héros surnommé "Le Gris", couleur des matins désenchantés du rêve socialiste, sort de prison  en 1991 dans les décombres de l'Union Soviétique.



"Le communisme, la dictature, les camps… Tout ce mensonge, tout ce qui a été caché pendant des décennies! Tu ne lis pas les journaux? Finis, les articles et les discours lénifiants en première page de la Pravda… On trouve de tout, maintenant: des récits d'anciens prisonniers, des critiques du régime, même la corruption est abordée, l'alcoolisme, la violence domestique… La liberté est là, la parole est libérée!"




Un bref moment d'ébriété collective dont on connaît le funeste dénouement.

L'enclave – Benoît Vitkine – Les Arènes – 192 pages – 18€ - **** 
Lionel Germain



jeudi 20 juin 2024

Kilt ou trouble


À Glasgow, Alan Parks feuillette un calendrier où du "Janvier noir" aux "Morts d'avril", l'éphéméride dépose les mauvaises nouvelles des années 70 sur le paillasson de l'inspecteur McCoy. Et sur la feuille de route, en mai 1974, les choses ne s'arrangent pas vraiment. Cinq morts dans un incendie criminel, une menace de lynchage, un évêque pas très catholique, et cet ulcère persistant pour McCoy. Que Dieu nous pardonne, mais le printemps sent le roussi.




À peu près à la même époque, le meurtre d'un vieil homme, à Glasgow toujours, et l'incendie d'un entrepôt d'alcool clandestin donne le coup de gong d'un match truqué entre les gangs. Avec l'inspecteur McCormack, son flic revenu de Londres après avoir réglé quelques comptes hiérarchiques, Liam McIlvanney, se glisse dans les secrets nauséabonds des familles d'accueil et des établissements consacrés aux jeunes filles perdues.




Quant à Chris Brookmyre, il retrempe sa plume dans l'encrier d'Agatha. Une encre malgré tout très noire pour nous faire partager le séjour d'un groupe de femmes appelées à se rejoindre sur une île. Loin de Glasgow ou d'Edimbourg, on frissonne à l'enterrement de "vie de jeune fille" d'une de ces invitées. Le cadavre obligé sort du placard et Chris Brookmyre endosse tour à tour le costume de ses personnages pour démêler les secrets, les haines cachées et les fausses pistes. Une partie de Cluedo remise au goût du jour avec un évident savoir-faire.




Enfin dans ce roman prophétique de Peter May sur les menaces dont on semble se complaire à ignorer les signes, l'auteur renoue avec le décor prodigieux de son Écosse. Brodie, flic en sursis et veuf inconsolable, va utiliser les six mois que lui accorde son cancer pour enquêter sur la mort d'un journaliste. Pour retrouver surtout sa fille unique à l'origine de la découverte du corps. En avance de quelques années dans le siècle, Peter May allume les feux de détresse d'une planète en perdition et réussit un superbe roman d'amour entre un père et sa fille. 





Joli mois de mai - Alan Parks – Traduit de l'anglais (Écosse) par Olivier Deparis – Rivages noir – 432 pages – 22,50€ - ***

Retour de flamme - Liam McIlvanney – Traduit de l'anglais (Écosse) par David Fauquemberg – Métailié noir - 592 pages – 23€ - ***

La Maison sur la falaise - Chris Brookmyre – Traduit de l'anglais (Écosse) par Céline Schwaller – Métailié noir – 384 pages – 22,50€ - ***

Tempête sur Kinlochleven – Peter May – Traduit de l'anglais (GB) par Ariane Bataille – Rouergue noir – 352 pages – 22,80€ - ****
Lionel Germain


 

mercredi 19 juin 2024

De cape et d'épée


"Comme tout sacrifice sanglant, elle est pleine de rituels et de prétendues traditions. Je suis loin d'être une aficionado; pour dire vrai je hais tout de cet acte barbare. Le vrai dessein de ces… euh… rituels, les picadors, les banderilles, les divers mouvements de cape, est de fatiguer et d'affaiblir la pauvre bête, qui dans les faits, n'a jamais la moindre chance."



La Mort du toréro - Ed Lacy – Traduit de l'américain par Roger Martin – Éditions du Canoë – 304 pages – 18€ - ***


Lire aussi du même auteur: "Traque noir"



mardi 18 juin 2024

Péril jeune


Flic à la retraite, Evangelos est le héros de Nicolas Verdan qu'on a découvert dans une réédition de l'Atalante, "Le Mur grec". L'auteur, journaliste suisse, s'intéressait dans ce roman à la fermeture des frontières de l'Europe au moyen d'un mur de barbelés entre la Grèce et la Turquie. 



Evangelos Moutzouris est ici impliqué de façon plus personnelle dans une enquête sur la disparition de sa petite fille de 15 ans, Zoi, alors que lui-même effectuait le voyage de retour de la Suisse  à la Grèce. Dans cette traversée de l'Europe des marges, Nicolas Verdan ne nous propose pas un dépliant touristique mais une ronde périlleuse autour des fêlures de l'adolescence et des multiples défroques sous lesquelles surgissent les prédateurs.



Les islamistes ont leurs armées de recruteurs chargés de convertir l'innocence et le désarroi en rage meurtrière. Et si au "Proche-Orient, les petits djihadistes apprennent à tuer très tôt", la Grèce des années quarante n'était pas en reste pour kidnapper les enfants des familles communistes et leur enseigner la haine de leurs parents. A la recherche de sa petite fille, Evangelos affronte la terrible efficacité des systèmes de terreur.

La récolte des enfants – Nicolas Verdan – Fusion L'Atalante – 344 pages – 21,50€ - *** 
Lionel Germain



lundi 17 juin 2024

Fin de série


Carl est en taule. Le héros du Département V est victime de ses propres enquêtes. Sa tête est mise à prix et la somme pousserait un saint à se damner. À l'extérieur de la prison, l'équipe au complet cherche à le sortir de là. Suspense, trahison inévitable, le cocktail romanesque tient toutes ses promesses mais ce n'est peut-être pas le plus important.


 

Le plus important, c'est d'apprendre aux lecteurs qui ont compilé les neuf précédentes enquêtes depuis "Miséricorde" en 2011 que le clap de fin a été donné par l'auteur, non sans une certaine émotion. Une série d'allers-retours dans les intrigues qui jalonnent l'œuvre boucle celle-ci sur elle-même. Joli clin d'œil en dernière page.





7 M² (Les enquêtes du Département V) - Jussi Adler-Olsen – Traduit du danois par Caroline Berg – Albin Michel – 624 pages – 22,90€ - ***  
Lionel Germain 



vendredi 14 juin 2024

Le féminin l'emporte





Lilja Sigurdardottir va sans doute rejoindre Arnaldur Indridason dans le cercle des auteurs de polars islandais préférés des lecteurs hexagonaux. "Rouge comme la mer" renvoie d'ailleurs un écho de la série des Erlendur où le flic, en parallèle de ses enquêtes, était à la recherche de son frère disparu. Chez l'autrice islandaise, le féminin l'emporte et c'est donc la sœur d'Aurora qui a disparu.



Aurora est une enquêtrice privée spécialisée dans les affaires financières. Elle est sollicitée par un entrepreneur fortuné dont la femme a disparu. Les ravisseurs exigent une rançon et le mari n'a pas envie de voir les flics mettre le nez sur ses comptes. L'intrigue à tiroirs réservent les bonnes surprises qu'on est en droit d'attendre d'un roman noir.

Rouge comme la mer - Lilja Sigurdardottir – Traduit de l'islandais par Jean-Christophe Salaün – Métailié noir, Bibliothèque nordique – 288 pages – 21,50€ - *** 
Lionel Germain



jeudi 13 juin 2024

Les Férey de l'arène



On peut d'ores et déjà affirmer qu'Emma Férey s'est fait un prénom. Mais elle honore également le cercle familial. Si "Émirage" n'est pas un roman de "voyageur" comme ceux de Caryl, son titre nous invite quand même à prendre le large. Dubaï, paradis des influenceurs qu'on voit parader dans le luxe sur les vidéos destinées aux "followers", est aussi le lieu où s'exerce la brutalité des prédateurs protégés par leur fortune. Emma Férey nous raconte la descente aux enfers de Norma, l'une de ces jeunes filles attirées par le mirage de l'argent facile. 



Derrière la carte postale, il y a l'asservissement contrôlé par des intermédiaires qui jouent les agents de stars mais ne sont souvent que des proxénètes. Deux Férey dans l'arène littéraire. Aujourd'hui, demandez la fille.

Émirage - Emma Férey – Albin Michel – 300 pages – 20,90€ - ***
Lionel Germain



mercredi 12 juin 2024

Théorie quantique des filles disparues


On connait l’histoire du chat de Schrödinger enfermé dans son piège d’isotopes radioactifs et de cyanure et dont on ne peut décider s’il est mort ou vivant tant qu’on n’a pas ouvert sa cage. Cette expérience de pensée est un peu le point de départ de ce livre, inspiré par un fait divers authentique, la disparition de la jeune Paula Jean Welden le 1er décembre 1946. Elle aurait 95 ans aujourd’hui. Mais qu’est-elle devenue? Est-elle encore vivante, ou morte depuis longtemps? 



L’auteur de ce premier roman qui se lit comme un passionnant jeu de piste propose en liminaire, avec sérieux et humour à la fois, une "théorie quantique de la fille disparue": lorsqu’une jeune femme disparaît, elle devient tout ce que les gens ont imaginé d’elle; par le nombre incalculable de ses possibles destins, une fille disparue est plus réelle qu’une fille présente, qui dispose au mieux d’une seule vie. 




Entre polar et ghost story, ce roman raconte surtout l’histoire imaginaire de Mary Garett, une jeune médium déjà cabossée par la vie, venue se mettre parfois maladroitement au service des familles en deuil ou en quête des nouvelles d’un enfant disparu. 

Au fil de ses visions, c’est toute l’Amérique des années noires qui resurgit dans un puzzle angoissant, le maccarthysme, le Sud ségrégationniste d’avant les droits civiques, le racisme, l’homophobie et ses thérapies à l’électrochoc. Le sentiment de culpabilité de l’héroïne, son empathie grandissante pour les victimes, laisse augurer qu’elle a maille à partir avec certaines des histoires qui la hantent – et l’auteur se départit alors de l’apparent détachement du début, l’aventure de Mary Garett, on le sent, va basculer dans le tragique. 

"Une œuvre d’art, même lorsqu’elle se déroule dans le passé, est forcément un produit de son temps", écrit l’auteur, qui tient à préciser, à la fin de son livre, que la révision finale du manuscrit s’est déroulée à Minneapolis au moment des émeutes violentes du printemps 2020, quelques jours après la mort de George Floyd .

Quantum Girl - Erin Kate Ryan - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Perrony - Les Presses de la Cité - 347 pages - 23€ - ***
François Rahier




mardi 11 juin 2024

Algorithmes and blues




Dernier épisode de la trilogie imaginée par Benjamin Fogel sur la théorie de la "transparence" qui nous renvoie autant à Baudrillard qu'à Orwell. La dissémination virale des informations personnelles qui a commencé avec les réseaux dits sociaux est le préalable à l'instauration d'un système de surveillance permanente des individus dont les algorithmes vampirisent les zones d'ombre de la chambre à coucher à l'atelier. 




Nous sommes en 2060 et L'Absence selon Camille met en scène la résistance et l'insurrection qui menacent la campagne électorale du candidat du parti totalitaire. Le blues des algorithmes, noir et brillant.

L'Absence selon Camille - Benjamin Fogel – Rivages noir – 400 pages – 21€ - ****  
Lionel Germain 



lundi 10 juin 2024

Bouquet garni





Il y a ce pas de côté qu'on aime dans la littérature sud-américaine, des héros qui se déglinguent, des étincelles à chaque page, un mélange subtil d'humour, de tendresse et de violence. Mercedes Rosende, autrice uruguayenne, offre ce genre de bouquet garni avec les personnages d'Ursula, boulimique compulsive, et de German, ex-taulard, embarqués dans le braquage d'un fourgon blindé de transports de fonds. 



Rien ne prédisposait Ursula à ce destin d'aventurière mais "Dieu vomit les tièdes" et la jeune femme a un "trop plein" d'enfance malheureuse à évacuer. Si le roman fait des étincelles, c'est aussi grâce à une langue puissante dont la traductrice Marianne Million restitue le rythme et la fluidité. 

Des larmes de crocodile – Mercedes Rosende – Traduit de l'espagnol (Uruguay) par Marianne Million – Quidam éditeur – 260 pages – 20€ - ***  
Lionel Germain 



vendredi 7 juin 2024

Rêve d'ailleurs

Sélection du Prix du polar Sud-Ouest/Lire en Poche 2024 


Pour son troisième roman, "Toujours vivantes", Nicolas Leclerc a choisi une intrigue inscrite dans une actualité sensible: le parcours d'Aïssatou et Sékou, deux jeunes Guinéens en route vers l'Angleterre, coupables d'un braquage qui fait d'eux des ennemis publics. C'est en déroulant le film à l'envers, très loin en amont du prétendu eldorado occidental, que l'auteur contribue à déconstruire les préjugés. 




Sur le Plateau de Sangarédi en Guinée, la petite Aïssatou est d'abord en 2011 victime de l'excision. La mort de sa petite sœur lors de l'opération décide de son sort à elle. Vendue à Conakry à un couple de "Thénardier", elle devient la seconde épouse d'un homme bedonnant et la bonne à tout faire. Elle réussira à s'échapper, à rencontrer Sékou qui la convaincra de partager son "rêve" d'Angleterre. 




Nicolas Leclerc nous invite tour à tour au présent dramatique du fait-divers et à ce passé qui le détermine. Quand le présent nous désigne des coupables, le passé lui a fourbi les armes. 

Aïssatou et Sékou ont pris en otage Hélène et François, un couple qui doit leur servir de passeur. Les deux jeunes Guinéens ne réalisent pas qu'ils vont découvrir une autre forme d'oppression, silencieuse et masquée. François le médecin est le bourreau domestique de sa femme Hélène. 

C'est la rencontre de deux mondes, de deux drames sans commune mesure mais dont les victimes vont peu à peu se coaliser. Deux migrants revenus de l'enfer et une femme en détresse, tous perdus dans le confort indifférent d'un monde qui se dit libre. 

Toujours vivantes - Nicolas Leclerc - Points Policiers - 336 pages - 8,50€
Lionel Germain

Votez jusqu’au 7 juillet 2024 sur le site: Lire en poche pour le roman de votre choix. Un tirage au sort parmi les votants désignera trois gagnants qui seront récompensés lors de la soirée d'ouverture du salon le 6 octobre, parc de Mandavit à Gradignan (33).


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jeudi 6 juin 2024

Belle Époque épique

Sélection du Prix du polar Sud-Ouest/Lire en Poche 2024 


Deuxième roman historique de Gwenaël Bulteau, "Le Grand Soir" consacre son flash-back aux turbulences de la France de 1905 à 1906. Le 22 janvier 1905, la dépouille de Louise Michel, héroïne rouge de la Commune, a l'honneur d'un défilé populaire sur les boulevards avant l'inhumation au cimetière de Levallois-Perret. 

Parmi la foule, une jeune fille, Jeanne Desroselles est une "transfuge de classe" convaincue par Madeleine Pelletier, première femme médecin psychiatre, de la pertinence d'un combat pour l'égalité des droits. 



La disparition de Jeanne à l'issue de cette journée d'hommage ouvre le roman sur une belle galerie de personnages. La cousine Lucie, d'abord. Du même milieu social que sa cousine dont elle part à la recherche, elle manifeste aussi son obstination à provoquer une rencontre avec cette Madeleine Pelletier, féministe militante dont Gwenaël Bulteau réussit à raviver le souvenir au cœur de la fiction. 




On voit se mettre en mouvement le peuple des fabriques et les mineurs en colère après la catastrophe du bassin minier du Nord Pas-de-Calais. De même qu'on observe les efforts déployés par la bien réelle journaliste Antoinette Cauvin, alias "Sorgue" pour soutenir la cause des ouvriers exploités dans les caves de Roquefort. 

Mais dans le tourbillon de la grande histoire, l'auteur n'oublie pas ses personnages de fiction: policier infiltré, ouvrières et bourgeoises. Tout ce petit monde s'affaire à démêler les fils d'une disparition mystérieuse. En route vers cette promesse de Grand Soir du 1er mai 1906.

Le Grand soir - Gwenaël Bulteau - 10/18 Policier - 240 pages - 7,50€
Lionel Germain

Votez jusqu’au 7 juillet 2024 sur le site: Lire en Poche pour le roman de votre choix. Un tirage au sort parmi les votants désignera trois gagnants qui seront récompensés lors de la soirée d'ouverture du salon le 6 octobre, parc de Mandavit à Gradignan (33).

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mercredi 5 juin 2024

Les bons contes font les bon ennemis

Sélection du Prix du polar Sud-Ouest/Lire en Poche 2024 


Professeur en lycée à Rennes, le malouin Morgan Audic a laissé transparaître un tempérament d'écrivain voyageur dans "De bonnes raisons de mourir", théâtre irradié d'un polar au rythme soutenu sur Tchernobyl. Et surtout dans "Personne ne meurt à Longyearbyen" où entre Norvège et Russie se joue dans les confins nordiques l'avenir menacé des mammifères marins. 

Les deux romans ont été couronnés par différents jurys et c'est la réédition en poche de "Trop de morts au pays des merveilles" que nous proposons cette année dans la sélection du Prix du polar Sud-Ouest/Lire-en-poche.




Christian Andersen est avocat. Malgré son nom qui nous ramène en enfance, il n'a aucun lien de parenté avec l'auteur de "La Petite Sirène". Né sous X et éduqué par l'Assistance publique, les fées hospitalières qui l'ont baptisé ignoraient "que l'essentiel de son métier" consisterait "à raconter des fables pour défendre ses clients". 





Des fables, c'est ce que le procureur du tribunal où les deux hommes se croisent semble penser de la version que l'avocat soutient. Sa femme Alice a disparu trois ans plus tôt et le magistrat est persuadé de la culpabilité de ce mari, soudain frappé d'une amnésie providentielle. 

Quand on aura précisé que le père d'Alice s'appelle Charles Dodgson, qu'un étrange "Marionnettiste" assassine des sosies de la jeune femme disparue et qu'une ex-flic boxeuse un peu trop impulsive mène également la traque, il ne restera plus au lecteur qu'à se laisser glisser de l'autre côté du miroir.

Trop de morts au pays des merveilles - Morgan Audic - LGF Policiers - 480 pages - 9,40€
Lionel Germain



Votez jusqu’au 7 juillet sur le site: Lire en poche pour le roman de votre choix. Un tirage au sort parmi les votants désignera trois gagnants qui seront récompensés lors de la soirée d'ouverture du salon le 6 octobre, parc de Mandavit à Gradignan (33).

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La science-fiction en Inde: un dossier


 "Comment peut-on être persan?" demande un parisien étonné à Rica, à la fin des Lettres persanes de Montesquieu. Le lecteur du passionnant dossier sur la SF indienne que publie la revue Galaxies dans son dernier numéro ne pourra pas se demander comment l’on peut être indien et écrire de la science-fiction. 

Le pays le plus peuplé du monde, qui a envoyé le 14 juillet 2023 le petit rover Chandrayaan 3 arpenter la surface poussiéreuse de la Lune, entrant ainsi dans le club des puissances spatiales, a lui aussi sa manière de se représenter l’espace et l’avenir, bref sa littérature de SF! 



Le rédacteur en chef de la revue, Pierre Gevart, qui est un peu le maître d’œuvre du dossier, a rencontré à Chengdu en Chine, lors de la Convention mondiale de SF 2023, son homologue Dip Gosh animateur du webzine bengali Kalpabiswa. C’est l’un des entretiens qui émaillent ce passionnant dossier. Gevart ne dissimule pas les difficultés propres au genre dans ce pays où l’on parle 22 langues officielles et pas vraiment de langue véhiculaire, même si l’hindi ou l’anglais jouent un peu ce rôle. 


C’est ce sur quoi insiste également Dr Shantala, obstétricienne et autrice, qui écrit en kannada et en anglais, le kannada n’étant parlé que par… 44 millions de personnes dans l’État du Karnataka, moins de 4% de la population, finalement pas grand-chose sur le milliard et demi d’hommes que compte le pays. 

Le dossier est introduit par Arvind Mishra, président de l’Union des écrivains indiens de science-fiction, et propose la traduction de plusieurs nouvelles d’écrivains marquants, Shweta Taneja, Meghashri Dalvi (qui écrit en marathi), Sumit Bardhan et Rajat Chaudhuri; des textes où l’on retrouve le thème classique du voyage dans le temps, ou celui plus moderne du transhumanisme, revisités parfois avec humour mais aussi avec un éclairage culturel nouveau, le solarpunk et la fiction climatique par exemple. 

La revue Galaxies joue un rôle pionnier dans la connaissance de ce domaine indien de la SF, et a déjà publié plusieurs nouvelles d’auteurs du sous-continent.

Sci-fi en Inde - Galaxies n° 86 (Avril 2024) - 191 pages - 15€  - Galaxies SF, 34 rue Jean Jaurès, 59135 Bellaing (France)
François Rahier



mardi 4 juin 2024

Immersion en eaux troubles

Sélection du Prix du polar Sud-Ouest/Lire en Poche 2024 


Thibaut Solano, rédacteur en chef à "Marianne", a débuté à Clermont-Ferrand pour le quotidien "La Montagne". Le fait-divers est central dans ses premiers livres, deux enquêtes judiciaires autour de la disparition de jeunes filles à Perpignan et sur la genèse de “L’Affaire Grégory”.
  
Mais contrairement à la captation du réel dans le fait-divers, en littérature, "le ton juste" est une affaire de style, et Thibaut Solano n'a plus rien à envier aux meilleurs spécialistes du "mensonge romanesque". Pour sa deuxième incursion dans le polar après "Les Noyés du Clain", il s'affirme désormais en écrivain et réussit à provoquer chez le lecteur un sentiment troublant d'appartenance à son univers inventé. 




Climat hivernal en plein marché de Noël après la découverte d'un cadavre dans le coffre d'une voiture, la disparition d'une fillette et la menace d'une psychose collective. Sur les traces d'un prédateur sexuel, on y retrouve avec bonheur Simon Magny, journaliste à "L'éclair" de Clermont-Ferrand, “fouineur” complexe, insomniaque, solitaire et obsessionnel. 




L'intrigue policière classique nous offrira évidemment un coupable mais c'est le compagnonnage avec le reporter qui nous embarque au plus près de cette "vérité romanesque".

"C'était une époque où le journal tenait encore sa réputation d'entreprise familiale: on ne virait personne, on recasait. (…) Aujourd'hui, pour un mot de trop avec le directeur de la publication, on pouvait prendre la porte"

Si le polar est une immersion en eaux troubles, le lecteur adore y faire trempette.

Les Dévorés - Thibaut Solano - Pocket Thriller - 384 pages - 8,60€
Lionel Germain

Votez jusqu’au 7 juillet 2024 sur le site: Lire en Poche pour le roman de votre choix. Un tirage au sort parmi les votants désignera trois gagnants qui seront récompensés lors de la soirée d'ouverture du salon le 6 octobre, parc de Mandavit à Gradignan (33).

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lundi 3 juin 2024

On a lâché les ogres

Sélection du Prix du polar Sud-Ouest/Lire en Poche 2024  


Il y a une part de mystère autour d'Antoine Chainas. L'auteur né en 1971 est d'une discrétion sur sa vie privée qui tranche avec "la transparence" illusoire dont rêvent les badauds du réseau social mondialisé. C'est un écrivain majeur et un traducteur aussi, voix française de Matt Wesolowki pour "Le Vampire d'Ergath" aux Arènes, par exemple. 

En Série noire, depuis "Aime-moi Casanova" en 2007 il a publié un peu moins d'une dizaine de romans. En 2009, avec "Anaisthêsia", il démontre à quel point la littérature est un espace où le réalisme s'affranchit du "réel". L'univers du conte permet ce débordement des peurs secrètes sur lesquelles chacun de nous s'interroge. Une part d'enfance un peu monstrueuse en lisière de nos cauchemars d'adultes qu'on retrouve dans "L'Empire des chimères" et dans ce "Bois-aux-renards".




A l'écart des routes fréquentées, on y a lâché les ogres: un couple terrifiant de banalité apparente, Yves et Bernadette, en cavale meurtrière dans un camping-car. Aux trousses d'une gamine, Anna, témoin gênant d'un de leurs forfaits, ils vont se perdre dans ce "Bois-aux-Renards" où une tribu "survivaliste" a établi son camp. 





En se coupant du monde, cette communauté a forgé ses propres règles, pas moins violentes que celles du monde extérieur, et c'est une femme aux pouvoirs mystérieux qui recueille la fillette. Les prédateurs de l'ancien monde se retrouvent soudain traqués à leur tour. Et c'est en véritable magicien du verbe qu'Antoine Chainas nous donne accès aux sortilèges de ce "Bois-aux-Renards".

Bois-aux-renards - Antoine Chainas - Folio Policiers - 496 pages - 9,40€ 
Lionel Germain
 
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