mercredi 15 mai 2024

Le Cosmos, Dieu et nous


Après une épidémie qui a entraîné la mort de toute espèce vivante sur Terre, et décimé la colonie martienne dont il est le seul survivant, John Renfrew attend la fin en soliloquant avec l’hologramme d’un pianiste qui ressemble à Elton John et en prenant connaissance, avec une sorte de boulimie, de l’impressionnante bibliothèque conservée dans la colonie, dont il a l’impression qu’elle contient tout le savoir humain… ou presque. 



Revenant d’une mission de routine, il meurt au volant de son buggy d’un banal accident sur une route martienne. Des aliens qui se présentent eux-mêmes comme les "Bienveillants" le ressuscitent, et répondant à son désir profond lui donnent la possibilité de devenir une sorte de dieu. Hésitant à franchir l’ultime étape, John redevient un homme – mais il a entrevu quelque chose. Pour l’exprimer il a besoin de chanter, en s’accompagnant au piano, sur un Bösendorfer.



Ce court-roman tire son origine d’un petit conte de 5000 signes, demandé à Alastair Reynolds, astrophysicien au sein de l’Agence Spatiale Européenne et l’un des auteurs de hard SF les plus doués de sa génération, par Le Courrier de l’Unesco pour son numéro de mai 2001: il est paru sous le titre "La Fresque". Ce numéro était consacré aux rapports entre Sciences et Croyances, et proposait, entre autres, un dossier sur "Dieu et le big-bang : une rencontre au sommet". 

Dans sa postface l’auteur explique les difficultés qu’il a rencontrées pour écrire une histoire aussi courte, et comment, de versions en version sa "short short story" est devenue une "novella". Le texte qui paraît aujourd’hui donne beaucoup plus d’épaisseur au personnage principal, qui n’est plus l’anonyme gardien – vraisemblablement non humain – d’un univers où toute vie est en train de s’éteindre. 

Et Elton John et son piano blanc apportent un contrepoint fictionnel bien venu au narratif d’une histoire parfois rendue complexe par des développements abstraits sur la Relativité Généralisée et la Mécanique Quantique. En prime un clin d’œil à la chanson "Rocket Man" d’Elton John (1972), qui a inspiré le biopic de 2019.  

De l’espace et du temps - Alastair Reynolds - Traduit de l’anglais (GB) par Laurent Queyssi - Une heure lumière/Le Bélial’ - 112 pages – 11,90€ - ***
François Rahier



lundi 13 mai 2024

Tristes Tropiques


La crise en Haïti (crise quasi permanente depuis la fin du règne de François Duvalier en 1971) est revenue sous les projecteurs des médias à l'occasion du dépôt de bilan de l'état régalien. C'est aussi à cette actualité sombre que nous renvoie le roman de Stéphane Pair, journaliste à France-Info et auteur d'un premier polar, "Élastique nègre", dont l'intrigue se situait aux Antilles.



Combat entre deux femmes dont l'une, Rosalie Adolphe, a été le bourreau des opposants à Papa Doc en dirigeant les tontons macoutes dans les années 70. La seconde, Sybille, qu'on découvre en 1986, est une étudiante acharnée à organiser la perte des Duvalier responsables du massacre de sa famille. Le premier personnage est inspiré de la véritable dirigeante des milices haïtiennes qui a fini sa vie aux États-Unis. 





À travers l'éclairage sur la corruption et les ravages du narcotrafic, le roman nous entraîne au cœur de cette dictature sanglante dont le naufrage du pays est la conséquence ultime. 

Furie Caraïbe – Stéphane Pair – 10/18 – 234 pages – 14,90€ - *** 
Lionel Germain



mardi 7 mai 2024

Vulgarisation scientifique et pop culture


Depuis plus de 25 ans l’astrophysicien Roland Lehoucq tient la rubrique "Scientifiction" dans le magazine Bifrost, "la revue des mondes imaginaires". Ce livre recueille dix-sept articles de vulgarisation scientifique parus au fil de toutes ces années. Comme Arthur C. Clarke qu’il cite abondamment, l’auteur pense que "la seule façon de découvrir les limites du possible, c’est de s’aventurer un peu au-delà, dans l’impossible". 



Explorant les confins de la physique et de la science-fiction, il propose de classer les impossibles: les propositions plausibles compatibles avec notre physique mais difficiles à réaliser (par exemple l’ascenseur spatial ou le voyage interstellaire), celles qui sont purement spéculatives (une vitesse qui dépasserait celle de la lumière, comme dans Star Trek) et tout ce qui viole au moins une loi de la physique (comme le voyage dans le temps). 




D’une manière très ludique il cherche à identifier les contradictions entre les descriptions de tel ou tel auteur et l’état des connaissances scientifiques actuelles, passant au crible de son étude la façon dont romans, comics trips ou films de SF fantasment sur l’invisibilité, la téléportation et les trous de vers ou l’antigravité. L’ouvrage se clôt par une savoureuse "discussion avec les anciens", Asimov, Clarke et Hal Clement, inventeur d’un curieux "monde-toupie".

Scientifiction : la physique de l’impossible - Roland Lehoucq - Parallaxe/Éditions du Bélial’ - 320 pages - 20,90€ - ***
François Rahier



lundi 6 mai 2024

Essaie de te souvenir


C'est du belge, et on adore. Flamand souvent, pétri de brume et de lueurs fantasques, le roman s'émancipe des couloirs balisés pour flirter avec le fantastique comme si le réel n'était jamais qu'une rationalisation délirante. On y croise Nadine Monfils, Caroline de Mulder, Toni Coppers, Alexandre Lous ou le cultissime Johan Daisne



Patrick Conrad appartient à cette tribu qui décline l'invitation au genre, dans les deux sens du terme: faire faux bond aux ripailles traditionnelles ou proposer un menu de rechange. De la recette originale, il nous reste le flic et le cadavre, mais ni l'un ni l'autre n'occupe la position convenable. Theo Wolf est sorti de prison après avoir été condamné pour avoir assassiné un homme suspect du viol et du meurtre de sa fille. Théo Wolf était flic, il sera dératiseur. 




Et c'est au cours de cette mission de salubrité publique qu'il tombe sur le cadavre d'une femme dans un studio de cinéma porno abandonné. Le voilà qui fait de la résistance, de la rétention de scène de crime dans ce crépuscule poussiéreux où résonne le tube de Harry Belafonte qui donne son titre au roman: "Try to remember". 

Obsédé par la victime, Théo s'enferme "à la recherche d'une chaleur résiduelle" chez cette morte qui pourrait bien avoir eu une carrière de Broadway à Anvers.

"Il eut la sensation de s'enfoncer dans des sables mouvants glacés, d'être entraîné comme dans un tourbillon au fin fond de l'horreur, jusque dans les eaux les plus profondes et les plus obscures, là où morts et vivants se réconcilient en dansant dans une nuit éternelle et poisseuse."

Une proximité envoûtante entre les vivants et les morts qui semble hanter chaque page de ce roman.

Au fin fond de décembre – Patrick Conrad – Traduit du néerlandais (Belgique) par Noëlle Michel – Actes Sud actes noirs – 288 pages – 22,50€ - *** 
Lionel Germain






vendredi 3 mai 2024

Père, fils et Cie


Coup de projecteur sur une ville de province où secrets et embrouilles de notables affleurent malgré un vernis de bienséance. Sarah Bordy nous épargne l'impression de "déjà-lu" grâce à deux enquêteurs de la gendarmerie dotés d'un volumineux sac à dos d'interrogations et de problèmes personnels à résoudre.




Au centre de leurs investigations, des lettres de menace et la tentative de suicide de l'épouse d'un homme politique. Tout s'enchaîne au fil d'une procédure "marabout-de-ficelle" très bien décrite: découverte de déchets brûlés illégalement qui amène la gendarmerie à empiler les PV. Et chaque pelure de procès-verbal nous rapproche du point de départ. 




Le roman est noir, moins dans sa critique sociale que dans l'exploration de ces "âmes sombres", celles d'un père et d'un fils proches des personnages complexes dont l'écrivain Thomas H. Cook a le secret. Un premier roman prometteur. 

Nos âmes sombres – Sarah Bordy – Éditions du Gros Caillou – 420 pages – 21€ - *** 
Lionel Germain



mardi 30 avril 2024

Roman noir pour rire (un peu)


Le pire jour de l’année pour beaucoup, dans cette petite cité résidentielle d’une probable banlieue bruxelloise ("cinquante appartements, plus de cent habitants en tenant compte des enfants" mais pas des animaux de compagnie), c’est bien celui de l’assemblée générale des copropriétaires. 


Le narrateur, critique littéraire de son état, voit avec un ennui mitigé d’amusement s’annoncer ces quatre heures de réunion qui promettent comme les précédentes d’être confuses, houleuses, et de voir trop souvent se déverser les haines mesquines des uns pour les autres. Comme d’habitude sa rêverie l’entraîne vers la vue reposante du lac dont il jouit depuis son balcon, ou l’anatomie attirante d’une jolie voisine. La découverte dans les toilettes du cadavre de l’un des leurs, assassiné d’un coup de couteau, rompt la monotonie de la réunion des copropriétaires. 



Sous-titré ironiquement "roman noir", - ironie soulignée par la couverture pleine d’humour de Loustal - ce petit livre relève plutôt de la comédie policière; étendant à un ensemble résidentiel le huis-clos devenu classique chez Agatha Christie par exemple, ici une île et ses dix personnages, là une rame de l’Orient-Express etc., l’auteur s’amuse à mettre en scène toute une humanité bigarrée de sentiments souvent peu honorables, avec une certaine empathie et, presque, de la compassion. 

Auteur de nombreux romans pour la jeunesse et de séries policières, Frank Andriat retrouve ici la plume sensible avec laquelle il aborde des questions parfois très graves, avec humour, légèreté, dans la lumière.

Mortelle assemblée de copropriété - Frank Andriat - Éditions Deville (Bruxelles) - 177 pages - *** - 20€ 
François Rahier



lundi 29 avril 2024

Futur sombre


Avec "Obsolète, Sophie Loubière, écrivaine majeure du polar hexagonal, rejoint le cercle de plus en plus large des auteurs de dystopies.


Deux siècles après le nôtre, nous observons les rescapés du Grand Effondrement rassemblés dans une civilisation du Recyclage aux accents orwelliens. Les femmes de plus de cinquante ans y sont priées de disparaître dans un mystérieux Domaine des Hautes-Plaines pour laisser s'exprimer la fécondité des plus jeunes. Que deviennent réellement les femmes "obsolètes"? Comment se défont les liens amoureux dans chaque couple? Et comment trois fillettes ont-elles pu être assassinées dans ce paradis où la médecine légale appartient à l'archéologie? 



Le suspense nous éloigne de l'évidence qui va nous cueillir au terme de l'intrigue. Emmenée par la novlangue orwellienne, et en lisière du cauchemar imaginé par Margaret Atwood, Sophie Loubière nous propose une surprenante excursion vers la sortie des ténèbres.

Obsolète – Sophie Loubière – Belfond noir – 528 pages – 21€ - **** 
Lionel Germain 


Lire aussi dans Sud-Ouest



lundi 8 avril 2024

Import-Export


Documenté avec précision mais sans jamais déborder sur le versant de la pure expertise judiciaire, le roman est à l'image de la série "D'argent et de sang" inspirée par le travail d'enquête de Fabrice Arfi: une très convaincante immersion dans les arcanes du trafic international de stupéfiants.


De Marbella, la "Californie" espagnole, aux palaces parisiens, ce sont avant tout des personnages de fiction avec lesquels on embarque pour un voyage mouvementé. Côté voyous, Junior, l'équilibriste du réseau, veut tout, tout de suite quand Youssef est un homme prudent et gestionnaire. Et côté flic, la commandante Ouazzani, empathique et déterminée, s'emploie à tronçonner l'arbre à came. Bernard Petit, ancien patron du "36", enfile tour à tour le costard des méchants et des gentils. 




Le Nerf de la guerre - Bernard Petit – Fleuve noir – 384 pages – 21,90€ - ***  
Lionel Germain



vendredi 5 avril 2024

Un mauvais cas d'école


Le harcèlement scolaire, ce n'est pas qu'une affaire de chahut organisé autour d'une cible un peu bousculée pour l'occasion. Amélie Antoine pose les jalons de ce qui se produit réellement des couloirs de collège au cruel emballement des réseaux dits "sociaux", nouvelle arène où l'on met à mort les victimes qu'une dictature adolescente a désignées à sa cohorte de "followers". 




La tortionnaire en chef s'appelle Sarah et sa victime Orlane. Atteinte d'un diabète sévère, Sarah  dissimule sa souffrance derrière une cruauté qui lui permet de détourner l'attention qu'on pourrait accorder à sa propre faiblesse. Pour ça, elle "offre" Orlane à ses camarades et transforme le quotidien de la jeune fille en cauchemar. 




On sait dans la réalité quelles peuvent être les conséquences terribles du harcèlement. Amélie Antoine propose avec intelligence les deux fins possibles au drame qu'elle nous raconte. Et le commentaire éclairé d'Emmanuelle Piquet, autrice de la postface, démontre au-delà du recours aux adultes qu'il existe aussi d'autres pistes pour apprendre aux enfants victimes à se défendre. Une œuvre à diffuser dans tous les établissements scolaires. 

Ne vois-tu rien venir? – Amélie Antoine, avec une postface d'Emmanuelle Piquet – Syros – 304 pages – 15,95€ - ***
Lionel Germain



mercredi 3 avril 2024

"Dark Theologian"


Stephen King, on a parfois l’impression qu’il reprend sa plume là où il l’avait laissée à la fin de son dernier bouquin. Et sa petite ville du Midwest, toujours-jamais la même, on dirait qu’on y a des souvenirs en commun, qu’on y retrouve des voisins, des amis. 




Ainsi Holly Gibney, le temps a passé depuis "L’Outsider", sa mère vient de mourir du covid, et l’on s’éloigne tant bien que mal des années Trump. À peine sortie du marasme, elle reprend du service, cherchant en même temps à faire son deuil et, enquêtant sur des jeunes gens disparus, à comprendre pourquoi le Mal fait si bien son lit dans le monde des hommes. 




Le Mal, c’est la grande affaire de King: dans un livre inédit en français, l’américain Douglas E. Cowan ne l’appelle-t-il pas "dark theologian"? Ici le comble de l’horreur tient peut-être à l’identité des prédateurs et à leurs misérables desseins.

Holly - Stephen King - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch. Albin-Michel - 522 pages - 24,90€ - ***
François Rahier 


Lire aussi dans Sud-Ouest



vendredi 29 mars 2024

Le veuf et l'orphelin




L'innocence affichée masque parfois une culpabilité retorse. Deux cousins se partagent le casting du roman de Claire Favan. Entre Jules et Alex, l'amitié adolescente s'abime dans l'horreur après un jeu stupide depuis le pont autoroutier. Ils y ont lancé la pierre qui a couté la vie à une automobiliste et à son bébé. Jules est coupable mais c'est Alex qui a initié le jeu. Quand on débute si mal, on finit rarement bien. Alex et Jules se retrouveront de nouveau impliqués dans le viol et le meurtre d'une lycéenne.
 
La protection du père d'Alex, flic et veuf, n'offrira qu'un répit provisoire dans ce parcours criminel dont Claire Favan s'amuse à projeter les ombres. Pourquoi Alex se laisse-t-il accuser d'un dernier crime? Et quelle est la part du diable qui arbitre les mystérieux rapports entre les deux cousins? 

Le roi du silence - Claire Favan – Harper Collins – 368 pages – 20,90€ - ***  
Lionel Germain



mercredi 27 mars 2024

La fin de l'innocence


Rendu célèbre par sa trilogie du "Problème à trois corps", l’écrivain chinois Liu Cixin est une icône de la SF. Primée internationalement, son œuvre a fait l’objet d’adaptations cinématographiques aux États-Unis et en Chine.  



Ce nouveau roman, "L’Ère de la supernova", se lit comme une parabole: dans un futur proche, l’explosion d’une étoile déclenche une tempête de radiations qui endommagent l’ADN de tous les êtres vivants sur Terre. Seuls les enfants de moins de treize ans pourront survivre. Commence alors une douloureuse entreprise de transmission. En quelques mois les adultes disparaissent, laissant le monde entre les mains d’une jeunesse immature. 




Dans ce qui advient ensuite, le cocasse le dispute au tragique. Tournant le dos au productivisme insensé de la civilisation qui leur a donné le jour, les enfants imaginent un monde basé sur le jeu. Sauf qu’on joue à la guerre, aussi. Le spectre de "Sa Majesté des mouches" de William Golding, est directement invoqué dans le roman. Mais l’humanité parvient à se renouveler dans les crises qu’elle traverse: c’est le sens de la fin surprenante de l’histoire.

L’Ère de la supernova - Liu Cixin - Traduit du chinois par Gwennael Gaffric -  Actes Sud - 453 pages - 24€ - ****
François Rahier


Lire aussi dans Sud-Ouest



lundi 25 mars 2024

Bourreaux d'enfants


Si les héros étaient fatigués dans les années 80, ce sont aujourd'hui de véritables énigmes comme ce personnage du roman de Lou Berney, rebaptisé "Hardly", "à peine" capable d'autre chose que de s'allumer à longueur de journée des calumets de la paix. Dans un parc d'attractions en phase terminale, il est un des animateurs de ce Far West hanté, mélange de gore au pays des cowboys. 



Et voilà notre zombie qui se transforme peu à peu en justicier, alerté par le comportement mutique de deux enfants victimes de maltraitance. L'auteur nous accroche au périple du anti-héros, à son obsession d'échapper à l'indifférence dont on se sent  tous coupables un jour ou l'autre. L'occasion, également, de dénoncer avec humour la terrifiante misère des services sociaux américains.  





Descente - Lou Berney – Traduit de l'américain par Souad Degachi et Maxime Shelledy – Harper Collins noir – 324 pages – 22,50€ - ***  
Lionel Germain



vendredi 22 mars 2024

Un fromage pour Brie



Brie a disparu et rien de surprenant à ce que son mari en fasse tout un plat. Mais loin de se la couler douce, Andrew est en ligne de mire de l'inspectrice Marissa Hardy qui aime les coupables bien faits. À la limite du harcèlement, elle s'obstine à penser que le mari est un assassin. Quand un voisin affirme avoir vu la jeune femme réapparaître, l'enquêtrice ne lâche pas l'affaire pour autant. On bascule alors en cascade vers une fin surprenante à force  d'élaguer les soupçons. Dans cette intrigue aux rebondissements millimétrés, la leçon de suspense vaut bien un fromage sans doute.


Disparue à cette adresse - Linwood Barclay – Traduit de l'anglais (Canada) par Renaud Morin – Belfond noir – 448 pages – 22,90€ - *** 
Lionel Germain



mercredi 20 mars 2024

Danse avec les fantômes


Cette petite anthologie propose un florilège des nouvelles publiées à Beyrouth par Zaki Beydoun au cours des quinze dernières années. Né au Liban, diplômé de philosophie en France, l’auteur enseigne à l’université de Zhejiang en Chine. Il y a dans ces textes, parfois très courts, quelque chose de l’interrogation sur le réel qui affleure dans certains contes de Maupassant, "Le Horla" ou "Qui sait?" par exemple. 



Mais quand, ayant atteint la taille des galaxies le narrateur copule avec l’univers, ou lorsqu’il court après sa bouche transformée en grenouille, ou bien se retrouve enfermé dans un point géométrique, nous sommes plus près de Kafka ou de Borges. La vertigineuse exploration du monde des rêves, à laquelle nous convie l’auteur, est sans égale dans la littérature arabe d’aujourd’hui, mais elle résonne aussi d’une manière bien à elle dans le cadre plus général du fantastique contemporain. 



"Entrer dans l’univers de Zaki, c’est simplement changer d’univers", écrit Jean-Marie Gustave Le Clézio dans sa préface. Ici le diable peut commettre un attentat suicide au Paradis pour en finir avec Dieu, le ciel peut se vider et partir on ne sait où avec le Soleil, la lune et les étoiles. Et les enfants sont des anges déchus qui se réfugient dans les rêves après avoir été chassés de la réalité, du monde des adultes.

Organes invisibles et autres nouvelles fantastiques - Zaki Beydoun - Traduit de l’arabe (Liban) par Nathalie Bontemps - Préface de Jean-Marie Gustave Le Clézio -  Sindbad/Actes sud - 117 pages - 14,50€ - ***
François Rahier



lundi 18 mars 2024

À manger froid



Il ne lui reste qu'un œil mais il l'échangerait volontiers contre les dernières dents de ses victimes. On dira que le Borgne a de bonnes raisons d'éliminer ses ennemis. Elles remontent à une époque dont l'avocate qui occupe le devant de la scène ignore tout. Louise Pariset gère les divorces et ses propres peines de cœur. Avec le soutien d'un clandestin, Kofi Diallo, livreur à vélo habité par un irrépressible besoin de justice, Louise va se retrouver au cœur de cette enquête lyonnaise où la vengeance est un plat qui se mange froid.



Dans l'œil de la vengeance – Nathalie Gauthereau – Rouergue – 400 pages – 22,50€ - *** – 
Lionel Germain



vendredi 15 mars 2024

À moitié morte


La gémellité est une mine d'or pour les auteurs de polars alors même que dans les premières "bibles" du Vingtième Siècle destinées à enseigner le bon usage aux écrivains, on excluait cette possibilité de fournir un alibi à l'assassin. Le crime littéraire a eu lieu de toutes les façons possibles: jalousie meurtrière d'un frère ou d'une sœur, complicité fraternelle avec échange de coupables, dénonciation calomnieuse d'un frère pour un meurtre que le dénonciateur a commis… 




Dans cette variante que nous propose Will Dean, Molly et Katie sont deux jeunes femmes que tout oppose. L'une, Molly, est agoraphobe et se terre chez elle à Londres. L'autre, Katie, est exubérante et vit à New-York. C'est elle aussi qu'on retrouve assassinée près de Central Park. Pour Molly, il va falloir faire l'effort de prendre l'avion pour rejoindre New-York. 




Dans l'enquête qui commence et où tous les repères se brouillent peu à peu, on devine que l'auteur va nous ménager une chute autour de cette "gémellité". Au-delà du deuil et de cette sensation d'être "morte à moitié", Molly ne faiblit pas. Pas d'erreur, c'est la sœur. Mais laquelle?

La Première Sœur - Will Dean – Traduit de l'anglais (GB) par Laurent Bury – Belfond noir – 352 pages – 22€ - *** 
Lionel Germain 



mercredi 13 mars 2024

Les autres noms du monde


Auteur de livres pour la jeunesse – dont "Loin, très loin de tout", merveilleux conte initiatique – et de "Terremer", un cycle de fantasy marqué par un engagement écologiste de longue date, Ursula Le Guin (1929-2018) écrivait aussi de la SF. Dès 1975 Gérard Klein signalait la singularité de son œuvre dans son essai "Malaise dans la science-fiction". Ses œuvres majeures reparaissent aujourd’hui. 




Dans "La Main gauche de la nuit", au fil d’un itinéraire à travers les splendeurs désolées d’un monde polaire, des explorateurs d’un futur lointain découvrent une société sexuellement indifférenciée. "Le nom du monde est forêt", qui lui fait suite, propose une réflexion "décoloniale" en lien avec le thème du développement durable. 





Cette intégrale recueille aussi de petits textes précieux et méconnus, une réflexion sur la notion de genre et l’écriture inclusive, un court fragment sur la puberté dans un contexte d’indifférenciation sexuelle et le point de vue de l’auteur sur les raisons de lire ou pas de la science-fiction…

Le Livre de Hain : Intégrale - Ursula Le Guin – Traductions de l'américain révisées par Sébastien Guillot - Le Livre de poche, 2 volumes - 2818 pages - 53,80€ - ****


Parution le 25 janvier 2024 en édition collector reliée: 

Le Dit d’Aka, suivi de Le Nom du monde est forêt - Traductions révisées par Sébastien Guillot - Ailleurs & demain/Robert Laffont - 348 pages - 24,90 € - ****
François Rahier



lundi 11 mars 2024

Linge sale


Si les familles se recomposent avec bonheur depuis le nouveau millénaire, il n'en reste pas moins qu'elles sont toujours le chaudron dans lequel se mitonnent les haines recuites et les passions les plus détestables. Christophe Royer a choisi Lyon pour installer une héroïne de polar atypique et attachante, le commandant Nathalie Lesage, femme d'autant plus libre qu'elle a hérité d'une petite fortune. Une caution d'indépendance qui maintient intacte sa  vocation d'enquêtrice.


A Lyon, dans les familles à problèmes demandez la famille Daventure, organisée de façon sectaire autour de la matriarche et du culte de Maître Philippe personnage aussi réel que Raspoutine auquel il a été opposé dans ses liens avec le Tsar Nicolas II. C'est autour de cet héritage idéologique que se construit l'intrigue passionnante de Christophe Royer. La famille semble avoir trouvé un ennemi qui poursuit une vengeance lointaine, et parallèlement, Nathalie va se trouver en position de marraine d'une adolescente déboussolée. 



Dans le foisonnement des séries policières, ce roman publié par un petit éditeur du Sud-Est est une agréable surprise.

Famille décomposée – Christophe Royer – Taurnada - 272 pages – 9,90€ - ***

Lionel Germain





vendredi 8 mars 2024

L'Homme au pardessus

 
"L'homme au pardessus, me laissant livré à moi-même, me forçait à lui trouver des remplaçants."
C'est une photo qui va relancer l'enquête de "Thierry" pour échapper définitivement aux "Marignac". L'auteur qu'on connait aujourd'hui, traducteur du russe et de l'anglais, romancier qui avoue avoir lâché beaucoup de lui-même comme pour se rattraper d'un vide originel, est une encyclopédie passionnante des marges. Il en a fréquenté toutes les variantes, drogue, alcool, mauvais trip et famille toxique. Même en littérature, il s'est rarement accommodé des courants porteurs. 



La photo envoyée par la sœur de sa mère est celle d'un homme en pardessus avec un bébé dans les bras. L'enfant, c'est lui. L'homme, l'inconnu qui a plaqué sa mère un peu après. "Photos passées" est le roman autobiographique d'une enquête où le bâtard se cherche à défaut d'une raison, un point de départ à la vie qu'il a vécue. La chance du lecteur, c'est que cette vie est passionnante, bordée de fugues entre Paris, New-York, Berlin, Kiev ou Moscou. 




D'explorations souterraines de la littérature, les territoires de Limonov, écrivain "sulfureux"  capable de "glaner son souper dans nos fanges", formule baudelairienne que Thierry adresse à Edouard. Un père de substitution.

En nous invitant à découvrir Marignac, le mari de sa mère, on débusque Kaa, l'autre fils légitime, connu des amateurs de polars des années 80. Quand Thierry se dopait, Pascal, alias Kaa, descendait des litres de whisky. Ces deux-là ne s'aimaient guère. 

Hervé Prudon, John Farris, le récit de toutes ces rencontres nous laissent au seuil du questionnement: Qui était l'homme au pardessus? Thierry Marignac déjoue le pathos du manque. Avant d'être ballotté dans le maelstrom d'un demi-siècle parcouru intensément, l'enfant sur la photo ne sait pas encore que les histoires d'amour finissent mal. 

Photos passées – Thierry Marignac – La Manufacture de livres – 184 pages – 17€ - ****
Lionel Germain 



mercredi 6 mars 2024

L'hiver du mécontentement


La littérature abonde aujourd’hui dans le récit des manières dont notre monde finira, catastrophe climatique, effondrement, pandémie. L’histoire de clash civilisationnel que nous conte Olivier Sebban est différente. 


Ce roman très noir, écrit dans une langue somptueuse dont la précision stylistique suspend parfois la narration comme si elle tentait désespérément d’abolir l’instant, fait signe vers autre chose. Ce n’est pas pour rien que l’auteur emprunte son titre aux premières lignes du "Richard III" de Shakespeare, plaçant le roman sous l’égide de la neige et de la mort, un "hiver du mécontentement" qui évoque aussi la crise anglaise de la fin des années 1970 et le chaos social prémonitoire qui lui fit suite. 




La cathédrale, dont la présence obsédante revient de page en page, comme un fanal au milieu du maelstrom où tout se délite, un lieu au demeurant où l’on entre peu et où l’on prie mal, la figure biblique du fils prodigue qui court à travers le roman, ouvrent encore d’autres pistes pour ce texte riche et déroutant, la quête éperdue de rédemption d’un fils en deuil d’un frère par exemple.

Maintenant que l’hiver - Olivier Sebban – Rivages - 269 pages - 21€ - ****
François Rahier


Lire aussi dans Sud-Ouest



lundi 4 mars 2024

La poudrière des Années 30


Le flic et le journaliste sont des héros récurrents de polar mais ne partagent pas la même vision du monde. On le voit encore avec les deux personnages qu'a choisis Alexandre Courban pour illustrer l'entre-deux-guerres. On est en février 1934 et le commissaire Bornec s'interroge sur les circonstances dans lesquelles une jeune femme  est morte. On a retrouvé son corps dans la Seine. 



Accident, suicide ou meurtre, l'inconnue rebaptisée Daphné rejoint la cohorte des anonymes dont le bouquet obsède l'esprit d'un flic moins sensible à la recherche de la vérité qu'à la résolution d'un "problème". Quant au journaliste Gabriel Funel, le fait-divers n'est à ses yeux qu'un élément d'un ensemble plus vaste où se déploie la violence sociale. Funel est journaliste à "L'Humanité" et en 1934, l'extrême-droite est dans la rue.



Le choix de ce personnage n'est sans doute pas étranger à la thèse universitaire que l'auteur a consacrée à la genèse du journal communiste. La France de cette période est aussi une poudrière où les affaires de corruption comme l'affaire Stavisky donnent du grain à moudre aux complotistes.

Peu à peu, le mystère de "Daphné" se raccorde aux pratiques très contestables de la raffinerie de la Jamaïque. Alors que grondent les rumeurs sur les mensonges diffusés par les milieux d'affaires sur les raisons de la hausse du prix du sucre, le patron de la raffinerie cultive un goût très dispendieux pour les œuvres d'art. Et dans l'usine, les petits-chefs s'arrogent un droit de cuissage sur les ouvrières isolées. 

Le journaliste de l'Huma s'aventure alors jusqu'aux champs de betteraves où s'épuisent les travailleurs agricoles, véritables "forçats aux mains vertes" pour tenter de comprendre l'ampleur du problème. Spéculation, menace des membres de "Croix-de-feu" liés à l'extrême-droite, exploitation ouvrière, tout est mis-en-scène dans ce premier volet passionnant d'une saga au cœur du Front populaire.

Passage de l'Avenir, 1934 – Alexandre Courban – Agullo – 240 pages – 19,90€ - ***
Lionel Germain


Lire aussi dans Sud-Ouest



vendredi 16 février 2024

Travaux pratiques


Si on vous dit que René Manzor connaît la chanson, ce n'est pas simplement pour ses liens fraternels avec Francis Lalanne mais bien pour ses références dans le polar. Scénariste, il a également été primé à Cognac et à Bruxelles. Il a aussi prouvé avec "Apocryphe" qu'il pouvait rivaliser avec les meilleurs producteurs de reconstitutions historiques.



"L'ombre des  innocents" met en scène une victime dont les talents secrets sont un des atouts majeurs du livre. Elle s'appelle Marion Scriba, est romancière, et soudain en position d'accusée pour le meurtre d'un enfant, voire de plusieurs, son ADN ayant été retrouvée sur l'arme du crime. Mère de famille et apparemment sans autres histoires que celles racontées dans ses romans, la voilà qui prend le large pour tenter de prouver son innocence. 



L'agent d'Europol lancé à ses trousses est comme le lecteur très intrigué par les ressources et les mystères de cette femme de lettres. Un bon scénario.
 

L'ombre des innocents – René Manzor – Calmann-Lévy – 368 pages – 21,50€ - *** 
Lionel Germain



mercredi 14 février 2024

Voyages vers le temps profond - (3)


Il y a 50 ans, Michel Jeury (1934-2015) révolutionnait la science-fiction avec son cycle du "Temps incertain". 



En 2039 les hypersystèmes informatiques paraissent contrôler le monde. Au même moment les hommes développent un étrange syndrome qui les enferme dans une carapace psychique inviolable tout en leur ouvrant les portes d’avenirs déroutants: en 2039 les hypersystèmes ont peut-être bien perdu la partie. Ce livre à l’imaginaire fulgurant est l’un des plus importants de l’œuvre de SF de Michel Jeury. 





Bouleversant les codes classiques du voyage temporel, l’auteur faisait d’une drogue, la chronolyse, le vecteur de la descente dans un temps si profond qu’il frôle l’éternité. Ici l’approche critique de l’univers des réseaux débouche sur une quête métaphysique. 

Soleil chaud poisson des profondeurs - Michel Jeury - Ailleurs & Demain / Robert Laffont - 334 pages - (1976) - ****
François Rahier



lundi 12 février 2024

La radicalité du crime


C'est une injonction. Alexandre Civico le précise dans un entretien: il nous faut choisir Dolorès ou le ventre des chiens, la femme qui tue ou la bedaine qui mord. 


Dans un face à face entre Antoine, un psy toxicomane, et Dolorès, une meurtrière dont la justice aimerait éviter de voir l'étendard brandi au procès, on passe de la répulsion au désir de carnage sans jamais espérer une solution tranquille au désordre du monde. Membre du collectif Inculte, Alexandre Civico nous a préparés dans ses précédents romans à ne pas compter sur la douceur de l'épilogue. Dolorès est une Escort, et le dégoût nait de cette certitude que la laideur est la face cachée du pouvoir. La jeune femme bascule après une foire automobile où un PDG a cru en s'offrant ses services que tout était compris.


"C'est du nombril qu'il parlait, de l'orifice de son gros ventre satisfait en engloutisseur de bouffe, engloutisseur de la transpiration des hommes et des femmes qu'il faisait travailler." Du rire égrillard au spectacle des "grosses fesses flapies", une rage froide entraine Dolorès sur les chemins d'un crime qui en appellera d'autres. Décapant. 

Dolorès ou le ventre des chiens – Alexandre Civico – Actes Sud – 192 pages – 19,90€ - ***
Lionel Germain


Lire aussi dans Sud-Ouest



vendredi 9 février 2024

Vapeur de Darjeeling


Imaginez un couple romantique. Lui s'appelle Rick Hunter, il a été botaniste pour la Compagnie des Indes orientales, elle est mathématicienne et s'appelle Daphné Loveray. Mais si Antonio Garrido s'intéresse à leur histoire, c'est pour mieux nous raconter l'Angleterre de 1851, alors que Londres prépare son Exposition Universelle, la première manifestation internationale consacrée au génie victorien. Une ville effervescente où l'on peut assister à un "freak show", ces foires aux monstres destinées à vendre du frisson devant la femme araignée aux multiples membres et devant les bonimenteurs.


Le botaniste Rick Hunter s'est reconverti en patrouillant dans les bas-fonds comme auxiliaire d'une justice privée rémunératrice. De son passé de botaniste lui reste l'envie de déchiffrer le secret des parfums de fleurs qu'on soupçonne de dissimuler un code au service des puissances étrangères. Quant au personnage de Daphné, il est inspiré de la très réelle Augusta Ada King, Comtesse de Lovelace qui pourrait bien être une pionnière de l'informatique en ayant créé le premier algorithme crypté pour une machine. 




Vapeur de Darjeeling, complot autour du Crystal Palace où se tiendra l'Exposition universelle, on rebondit chapitre après chapitre jusqu'au dénouement d'une intrigue pleine de surprises réjouissantes.    

Le Jardin des énigmes – Antonio Garrido – Traduit de l'espagnol par Hélène Melo – Presses de la Cité – 480 pages – 23€ - ***  – 
Lionel Germain





mercredi 7 février 2024

Voyages vers le temps profond - (2)


Il y a 50 ans, Michel Jeury (1934-2015) révolutionnait la science-fiction avec son cycle du "Temps incertain". 



Nucléaire, pollution, dictatures: en proie presque partout à l’oppression et à la misère, la Terre est devenue invivable. Ceux qui ont faim et soif de justice et de liberté prennent le maquis dans l’ailleurs absolu, le monde intérieur des drogues chronolytiques. Projeté dans ce maelström d’espaces et de durées qui se fracassent, Simon Clar est devenu un singe du temps. Seuls le guident désormais son amour pour Maria-Lisa et un sésame utopique: "Nous nous battrons avec nos rêves". Le 2ème tome du cycle majeur de Jeury. 


Les Singes du temps - Michel Jeury - Ailleurs & demain / Robert Laffont - 309 pages - (1974) - ***
François Rahier