lundi 31 janvier 2022

La retraite sent le roussi


Dès l'ouverture du roman d'Audrey Najar, on devine que le bonheur n'est pas dans l'escalier de cette résidence d'apparence si paisible. Ni la concierge d'ailleurs, parce que le syndic a dû s'en séparer pour faire des économies. Aziz, peut-être? Il est celui qui sort les poubelles, arrose les plantes, nettoie les halls et découvre les cadavres. "Il n'y a rien de plus banal que la mort" nous dit l'autrice pour nous mettre en appétit. Le deuil défait les évidences de la lumière. Cinq mois avant ce meurtre inexpliqué dans le prologue, l'ensemble résidentiel vivait au petit bonheur des drames domestiques, et c'est sur un couple sans histoire qu'on braque les projecteurs.



Elizabeth et Hervé ne sont plus que la somme de tous les renoncements auxquels ils se sont convertis après la mort de leur enfant. Elle, travaille encore, lui ne guette plus que son retour. La soixantaine les cueille dans cette soumission aux bonnes manières. Elle renvoie d'eux une image lénifiante. Mais comment se défaire de cette blessure terrible? Chez Hervé, elle intervient après une succession de défaites narcissiques accumulées depuis l'enfance. 




Audrey Najar se saisit alors des failles du personnage pour dire le désenchantement social que va provoquer la rencontre avec un couple récemment installé dans la résidence.
 
Laurent et Panya, ces nouveaux arrivants, "trop beaux pour être gentils, trop souriants pour être sincères", sont désormais les voisins du dessus. Ils sont si jeunes, avec des enfants tellement doués, tellement vivants. Leur chien s'appelle "Vanille". Dès la prochaine réunion du syndic, le charismatique Laurent est en passe de ravir la présidence promise à Hervé qui pourtant n'a rien d'autre à faire. 

Et ce qui chez eux enthousiasme la femme d'Hervé contribue à nourrir le désespoir paranoïaque de celui-ci. Tout est en place pour l'ordinaire du drame. Voilà un premier roman à la construction impeccable qui évoque le meilleur de G.J. Arnaud.

Ordinaire – Audrey Najar – Le Masque – 234 pages – 19€ - *** 
Lionel Germain



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Version papier



 

vendredi 28 janvier 2022

Angle mort


Olivier Norek a fait du divertissement un moyen de partager ses craintes, que ce soit sur l'immigration avec "Entre deux mondes" ou sur le réchauffement climatique avec "Impact". Le thème un peu usé oblige à trouver un angle inédit, en l'occurrence celui proposé par un hors-la-loi, ancien baroudeur, flic et militaire converti au terrorisme vert. 




L'adhésion au héros de Norek est rendue difficile par le climat anxiogène que le terrorisme bien réel installe en France. On aimerait vivre dans un monde meilleur sans avoir à cocher cette case. Dans le même registre, Petros Markaris avait créé un vengeur éliminant dans "Le justicier d'Athènes" les fraudeurs de la crise financière grecque mais le "héros" restait le commissaire Charitos, compatissant et soucieux de l'état de droit. 




Chez Norek, la morale de l'histoire sombre sous ses contradictions et sa restauration se fait au prix d'une pirouette finale peu convaincante. 

Impact – Olivier Norek – Michel Lafon – 350 pages – 19,95€ - ** 
Lionel Germain





jeudi 27 janvier 2022

Jeux de pestes


Stephen King trouve le roman "diablement intelligent", sans doute parce que Carole Johnstone utilise un registre qui cousine avec les frayeurs proposées par le "maître". Cat et El, les deux héroïnes, sont des sœurs jumelles que seule une imagination débordante a pu sauver du désastre familial. 



Leur enfance s'est nichée dans "Mirrorland", un pays inventé de toutes pièces pour échapper à Barbe-Bleue et aux autres monstres qui menacent de s'en prendre à elles après avoir terrorisé leur mère. Mais leur propre gémellité n'est pas une histoire d'amour tranquille. Il faudra une séparation, le départ de Cat aux États-Unis, pour qu'un prince charmant, peut-être bien aussi toxique que les sorcières et les démons de leur enfance, réveille les fantômes de "Mirrorland".



On se perd dans l'abondance de masques et de ruses que la peur construit autour des deux sœurs, et la régression persistante de la narratrice agace un peu, mais Carole Johnstone crée une petite musique envoûtante dont les droits sont déjà très convoités. 

Mirrorland – Carole Johnstone – Traduit de l'anglais (GB-Écosse) par Héloïse Esquié – Fleuve noir – 446 pages – 21,90€ - **
Lionel Germain




mercredi 26 janvier 2022

Sympathy for the Evil



Le Grand Méchant Loup n’y reconnaitrait pas les siens. Les mutations du roman ado, l’impact de l’œuvre de J. K. Rowling, et l’influence des comics, ont considérablement modifié la figure du méchant, ou du "villain" selon l’anglicisme admis aujourd’hui. Hors-la-loi, séducteur, il devient la surface de projection des tabous de notre société et de nos désirs inavoués. L’un des essais recueillis dans ce passionnant ensemble étudie en particulier le personnage de Voldemort, éminente figure du Mal, et rouage essentiel du piège fictionnel que constitue la série des "Harry Potter".

Les ‘nouveaux’ villains - sous la direction de Christian Chelebourg - Revue des lettres modernes/Classiques Garnier - 171 pages - 38€
François Rahier



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mardi 25 janvier 2022

Tiercé perdant



Il faut juste un zeste de patience à une époque où l'urgence de conclure a détrôné le plaisir de la quête pour apprécier les romans de Martha Grimes. Dans le "décor granitique" de l'île de Bryher, à quelques encablures d'une Cornouailles battue par les vents, la baie de l'Enfer mérite son nom après la découverte d'un cadavre. Une jeune femme, puis deux autres cadavres dans d'autres lieux, un tiercé perdant de victimes confié à un trio suranné d'enquêteurs dont Richard Jury, bien-sûr, toujours au seuil d'un pub où la lumière décline. Un zeste de patience pour assoupir la frénésie toxique du monde réel.


Les trois font la paire – Matha Grimes – Traduit de l'américain par Nathalie Serval – Presses de la Cité – 252 pages – 19€ - ***
Lionel Germain




lundi 24 janvier 2022

De l'Existence, un peu d'Essence, et en voiture Simone!

 
Jean-Bernard Pouy, c'est comme du Prévert, une petite musique qu'on fredonne sur des idées reçues avec tendresse. Celles qu'on nous offre au berceau, qu'on mouline jusqu'à l'adolescence avant de les rejeter pour du plus rutilant. Chez Prévert, la rengaine traîne un parfum libertaire qui fait également le charme de ce roman noir blanchi à l'aube d'une nouvelle ère post-Covid. On y anticipe sans forcer le trait, juste en laissant patrouiller quelques escadrons armés dans les rues de nos villes asphyxiées par la pandémie, "le bordel bien connu, même si l'idée de guerre est petit à petit entrée dans la viande verte du cerveau."


Etienne, l'Arlésienne du roman de Pouy, est devenu à cause de ses retards chroniques celui qu'on attendra toujours. "Et très vite, on a attendu Godot", et pourquoi pas "Dogo", parce que les blagues nulles sont les meilleures. Mais le jour où Etienne est vraiment parti au volant de sa vieille voiture, la blague s'est transformée en avis de recherche. La dernière à croire encore aux retrouvailles, c'est Simone, sa sœur. Elle vivait jusqu'à présent en coloc avec ce frangin, romancier sans éditeur, intermittent du monde réel. 


En tant qu'infirmière à domicile, Simone a connu la pandémie et les applaudissements de 20h. Désormais, elle se consacre à la traque du fantôme en explorant son ordinateur. Dans le ventre de la bête, une collection de premiers chapitres de romans invite au voyage littéraire. On y croise les poètes et l'inclassable Raymond Roussel, on contrepète à l'occasion, on prend le train aussi. Les romans de J.B. Pouy ont toujours un vers au feu, avec ou sans rime, et du "ferroviaire", en hommage au papa cheminot.

Avec cette extrême courtoisie de ne jamais peser sur l'étagère. Deux cents pages de désespoir poli par un humour élevé en fût de chêne. L'assurance d'une ébriété sans gueule de bois mais dans la tradition "polar", avec une fin qui nous épate. En voiture, Simone! 

En attendant Dogo – Jean-Bernard Pouy – Gallimard la Noire – 200 pages – 18€ - ***

Lionel Germain



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Version Papier




samedi 22 janvier 2022

Un Zorro à la mi-temps



On l'appelle "Fus", à cause du "fußball à la luxo", le Luxembourg voisin de cette Lorraine sinistrée. Mais comme le dit si bien la quatrième de couverture, "c'est l'histoire d'un père qui élève seul ses deux fils."
La maman est morte d'un cancer, le chômage rôde autour des usines et le foot est le dernier terrain où les hommes jouent leur vie. Le parti communiste se réduit à quelques retraités qui éclusent leurs souvenirs. La jeunesse s'habille en noir comme si elle comprenait le deuil des espérances auquel on la condamne.



C'est l'histoire d'un père cheminot, de deux frangins, l'un qui va à Paris pour tenter d'accéder au bon côté de la lutte des classes, l'autre qui hante les pelouses du stade et les soirées de baston du côté obscur de la farce électorale. Et quand "Fus" aura fini de régler ses comptes avec ceux qui lui ressemblent, il lui restera la prison, un mort sur la conscience, et un père inconsolable. Pas franchement gai mais terrible de vérité.

Ce qu'il faut de nuit – Laurent Petitmangin – Livre de poche – 144 pages – 7,20€ - ****
Lionel Germain




vendredi 21 janvier 2022

La shérif est un fantôme


J.B Pouy le dit dans sa préface, James Sallis n'est jamais où on l'attend. Dans la production de polars contemporains, le trait dominant qui réunit beaucoup d'auteurs, c'est le nombre de pages. Sallis, comme Pouy d'ailleurs, tient la distance en épargnant les arbres. Planqué dans la clairière où le roman noir se protège des évidences solaires, il se consacre au tremblé de ses personnages, ici une femme, Sarah Jane, qui nous raconte son histoire en sachant que... 



"toutes les histoires sont des histoires de fantômes, qui parlent de choses perdues – personnes, souvenirs, foyer, passion, jeunesse -, bataillant pour être vues, pour être acceptées par les vivants.
Un matin, au réveil, j'ai posé les yeux sur les pousses de bambou décolorées ornant le papier peint, puis je me suis rendue à la cuisine pour préparer du café et j'ai découvert que je faisais office de shérif."




Un fantôme persuadé de porter la poisse à tous ceux qu'elle aime, et qui s'effacent un jour où l'autre. Sarah Jane avance, écrit son histoire, cherche à savoir où s'est envolé l'autre shérif, encore un spectre avec lequel elle était liée, déplore les "blessures" des flics de fiction qui n'ont rien d'autre à offrir. Sarah Jane est une âme en peine. Son parcours la ramène au chagrin initial, "nous sommes tous les témoins clairvoyants de nos propres vies, n'est-ce pas?".  

Sarah Jane – James Sallis – Traduit de l'américain par Isabelle Maillet – Préface de Jean-Bernard Pouy – Rivages noir – 207 pages – 19€ - ****
Lionel Germain




jeudi 20 janvier 2022

Une arnaque de taille


Le gars qui a écrit ce bouquin a beau se faire passer pour Jacky, on a comme un doute. L'affaire est un peu grosse mais Jacky Schwartzmann est un malin. Du genre à nous ferrer pour de bon avec Kasso. Un sosie de Mathieu Kassowitz qui fait de sa ressemblance une petite entreprise aussi lucrative que malhonnête. 



Sa mère le prend pour son docteur, et prend Nagui pour son fils qu'elle insulte dans la chambre de son EPAHD. Jacky, l'auteur lui, n'aime pas les militants et les situationnistes de salon qui ne connaissent même pas Raoul. Par-contre, on l'a déjà dit, c'est un malin. Davantage que son héros dont les embrouilles hilarantes ne font rire que les lecteurs. Kasso, c'est peut-être le roi des sosies, mais Zoé, sa complice, c'est la reine de l'arnaque.




Kasso – Jacky Schwartzmann – Seuil Cadre noir – 224 pages – 18€ - ***
Lionel Germain




mercredi 19 janvier 2022

Kidnapped!


Dans un Londres victorien plus Stevenson que Dickens, mais pas encore steampunk, une fillette étrange est enlevée. Du boulot pour Bridie 
Devine, détective de l’insolite, flanquée de sa femme de chambre géante et d’un boxeur fantôme. 




L’auteure de ce polar transgenre qui flirte avec le surnaturel excelle dans sa description des bas-fonds de la capitale britannique, de leurs méphitiques émanations criminelles, morales, pestilentielles – et aussi de ces "trucs dans le bocal" vraiment bizarres, qu’évoque le titre anglais du livre, collectionnés compulsivement par l’un des personnages.





Les Voleurs de curiosités - Jess Kidd - Traduit de l’anglais par Laurent Philibert-Caillat - Presses de la Cité - 475 pages - 22€
François Rahier 



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mardi 18 janvier 2022

L'écran sommeil

 
Entre un somnifère et une intrigue à dormir debout, préférez la seconde. Les dommages collatéraux du roman de Federico Axat vont du frisson bénin à la sudation excessive et prennent fin avec l'épilogue. Et "dormir debout" appartient à la liste des cauchemars récurrents du polar, avec le coma éthylique et l'amnésie partielle. Le héros de Federico Axat a tiré le gros lot. Ancien poivrot, il se réveille à côté d'une bouteille de vodka et d'une jeune femme assassinée. Sa mémoire courte assaisonne un scénario qui s'affranchit des stéréotypes pour nous perdre dans les secrets de famille et ceux plus terrifiants des laboratoires pharmaceutiques. Bonne nuit.


Le promontoire du reptile – Federico Axat - Traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon – Calmann-Lévy noir – 406 pages – 22,90€ - ***
Lionel Germain



 

lundi 17 janvier 2022

Rock and râles en série


Quand un auteur donne de ses nouvelles, on obtient parfois par pointillés son bilan de santé provisoire. Dans ce recueil, Sergueï Dounovetz a rassemblé quelques-uns des textes dont le fil conducteur a ravaudé son propre parcours. Le rock en irrigue l'inventaire rappelant qu'après avoir vendu des poèmes à la criée, il a fondé en 1976 le groupe de rock garage "Les Maîtres-nageurs". 

Dès la première nouvelle, "Mercenaires", son avatar apparaît sous les traits de Socrate, grand-père de Cora, la narratrice. Une gamine de 14 ans biberonnée au répertoire des Clash, notamment l'album Sandistina dont la ligne de basse est un modèle du genre. C'est Socrate en arrière-plan qui configure le destin de l'adolescente au moment où lui-même disparaît sur un brancard dans les couloirs de l'hôpital. 


"Ma famille est un mystère. Ma grand-mère a disparu en mer dans l'une des premières courses en solitaire, mon grand-père libertaire s'est engagé dans la Légion étrangère, mon père est un suceur de bites, ma mère a sauté dans l'inconnu, je soupçonne mon frère d'être un agent du Mossad ou un trafiquant international et sa moitié d'être l'héritière d'une chocolaterie nazie. Pour compléter le tableau, je suis toujours vierge à quatorze ans et une véritable énigme pour mes copines."
 



Loin du rock garage mais en gardant un bon tempo, "Killer bees" est un hommage piquant au neurobiologiste Martin Giurfa, spécialiste en cognition animale. En fait, la musique n'adoucit pas les mœurs. Elle barricade les tribus derrière des murailles chaloupées ou cadencées en ternaire ou en binaire. Et ne parlez pas de rap à Antonin le stoppeur acariâtre de "Gille est jaune". Après un bon coup de sang contre la blonde platine qui lui offre un bout de banquette, Antonin se transforme en shérif Calder de la "Poursuite impitoyable" quand les gilets jaunes tenteront de la brutaliser au rond-point.

Dans "Cactus", Clovis aimerait se faire sacrer empereur de la drague à Saint-Denis. Mais la montée vers l'extase est une descente aux enfers entre alerte au colis piégé et délices du RER-D, en compagnie d'une jeune femme dont le sex-appeal est à géographie variable.

Les nouvelles ont souvent la morosité d'un post-it sur lequel on griffonne pour caler un souvenir. Celle intitulée "Rapetou" prend comme prétexte une virée au monop, enchaîne les digressions maussades entre deux gorgées de vin violet et réhydrate la rengaine du groupe OTH, prétexte à verser une larme avec le "rap des Rapetou" sur le mitan des années 80.

Au détour d'une page, on retrouve Chefdeville derrière lequel se planque volontiers Sergueï Dounovetz. "Les balles perdues sont innocentes" est un condensé de remords paternels. La vie l'a séparé de ses filles qu'il retrouve un soir devenues jeunes femmes sur le paillasson de son immeuble.  Cette mélancolie du bonheur familial est au cœur du joli roman publié en 2016 au Dilettante, "L'Amour en super8" signé Chefdeville.
 



Et soudain, on déboule en plein roman noir, scénarisé façon Polanski pour Chinatown. C'est un "Poème japonais" avec un Nicholson de Bondy en mission dans les repères de la mafia chinoise de New-York. Un haïku sonorisé par la National Rifle Association et trempé dans l'hémoglobine, poudre et sang. 

Aussi noir que du jus de chique, le purin de la haine irrigue encore les trottoirs de Belleville. La nouvelle "Cœur de pierre" est un western où se font face communauté chinoise et arabe. Reste le Piranha du titre à reloger dans la conscience d'un narrateur musicien qui se verrait bien braquer l'ancienne banque de France de Béthune reconvertie en musée. De quoi se retrouver à la Santé. Vous nous y donnerez de vos nouvelles Monsieur Dounovetz.  

Un piranha ne fait pas le printemps – Serguei Dounovetz – éditions Zinédi – nouvelles – 208 pages – 17,90€ - *** 
Lionel Germain



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vendredi 14 janvier 2022

Art brut





Version contemporaine du "Tatoué" où Gabin avait un Modigliani dans le dos convoité par Louis de Funès, le roman d'Anouk Shutterberg propose une dizaine d'œuvres arrachées au corps des victimes et mises en vente chez Sotheby's. Signées par un jeune peintre en vogue, les peaux appartiennent à ses anciens amants. Un couple de flics mène l'enquête avec la mafia russe en point de mire. 




Jeu de peaux – Anouk Shutterberg – Plon – 362 pages – 18,90€ - **
 
Lionel Germain




jeudi 13 janvier 2022

Une enquête amoureuse


À 28 ans en 1985, Marc Villard était déjà un auteur confirmé avec une dizaine de livres au compteur, le scénario de "Neige" pour Juliet Berto et un bon nombre de nouvelles, genre dont il reste encore aujourd'hui l'un des meilleurs représentants. Pour ses deux premières "Série noire", il a conservé la sobriété de ses textes courts. 

"Ballon mort" racontait l'histoire de Miller, un enquêteur pour les assurances chargé de retrouver un vieux pote à lui, footballeur professionnel dans un petit club de province. Beaucoup de tendresse et un personnage proche des grands frères américains Lew Archer de Ross McDonald ou Nameless de Pronzini. 




"Le sentier de la guerre" est écrit d'une encre un peu plus noire. Mais c'est le même virus que celui de Miller qui incite Dan, le petit reporter, à percer le mystère de la jeune fille amnésique et muette qui a fait un casse au Prisu. Enquête amoureuse avec un surprenant détour du côté d'Apocalypse Now.






Le sentier de la guerre – Marc Villard – Série noire Gallimard - *** – (1985) 
Lionel Germain





mercredi 12 janvier 2022

L'exil et le royaume


Après la fuite éperdue d’une grande partie de l’humanité vers les étoiles, à bord d’une armada interstellaire défiant l’imagination, les "oubliés", ceux qui n’ont pas eu les moyens de s’en aller, survivent comme ils le peuvent sur une planète malade. Des siècles ont passé, le souvenir d’un second exode, légende ou réalité, ranime l’espoir de retrouver l’Arche, le salut. Mais les machines qui ont pris le pouvoir un peu partout leurrent les hommes. La rédemption viendra peut-être de deux jeunes gens, un garçon, une fille, assistés d’une étrange IA qui garde le souvenir des "temps perdus". Bien construite, cette fable juvénile tient ses promesses.


Le Troisième Exode - Daniel Mat – ScriNeo - 445 pages – 18,90€
François Rahier



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mardi 11 janvier 2022

Ennemis intimes


C'est toujours avec impatience qu'on attend un nouveau roman de José Carlos Somoza. "L'Appât" publié chez le même éditeur Actes Sud en 2019 se nourrissait d'une érudition shakespearienne au service d'un romanesque enthousiasmant et d'une vision du monde prédictive et pertinente. Un regard qui ne nous épargne pas l'inquiétude critique comme dans cette "Origine du mal". 





On y découvre d'abord le manuscrit proposé par un libraire à un ami écrivain. Rien d'innocent dans cet effacement simulé d'un réel au présent qui nous renvoie au réel différé d'une confession rédigée par un jeune phalangiste en 1957. Somoza excelle à semer le trouble dans la perception qu'on croit saisir comme vraie et qui se défait dans le passage d'un niveau de récit à un autre.



Le premier plan d'une amitié trahie entre un jeune homme et son ami de fac, devenu patron des services secrets espagnols au Maroc, éclaire les retombées de la guerre civile. Le mystère de cette confession se résume à une ligne d'introduction: "Je suis mort. J'ai été tué d'une balle dans la tête un jour de septembre 1957.

Le Maroc, protectorat français où l'Espagne maintient une présence dans le nord, et l'Algérie en quête d'indépendance, sont des nids d'espions. Mais les conséquences de la tragédie vécue par les deux hommes s'actualisent dans un épilogue de roman noir classique. Somoza y déploie les combattants d'une autre guerre pour solder les comptes de cette intime trahison.   

L'Origine du mal – José Carlos Somoza – Traduit de l'espagnol par Marianne Million – Actes Sud "Lettres hispaniques" – 320 pages – 22,80€ - ****
Lionel Germain




lundi 10 janvier 2022

Petite fleur de bitume




C'est une histoire d'orage. Un vent violent qui vous vide la tête. Quelques éclairs pour allumer des feux sur une mortelle randonnée. Noël Sisinni raconte le dernier parcours d'une gamine de 15 ans condamnée par la médecine. Fiorella, petite fleur qui épouse des rêves trop grands, tombe amoureuse d'un chasseur de lune avec lequel elle effectue son voyage de noces. C'est une histoire d'otage aussi, parce que l'amoureux est sous la menace d'un flingue. Road-movie sanglant sans pathos, mais ces histoires d'orage finissent mal, en général.


Fucking Melody – Noël Sisinni – Jigal – 232 pages – 18,50€ - ***
Lionel Germain 




samedi 8 janvier 2022

La mort en pente douce


Avec plus de deux cents romans au compteur et le fameux "Été en pente douce" adapté au cinéma en 1987, Pierre Pelot n'avait raté qu'une marche, celle de la Série noire. Le voilà donc enfin dans ce catalogue imaginé par Marcel Duhamel et baptisé par Prévert après le deuxième carnage du vingtième Siècle.

 


Jip, le journaliste, se remet d'un cancer et revient sur les traces de sa fille disparue à "Paradis", une ville qui comme le "Paradise City" de James Hadley Chase dissimule un côté infernal. Retour aux sources du "noir" dans une langue superbe, juste assez désespérée pour dézinguer le clinquant d'un monde plus cruel que le bordel d'une armée en campagne.





Les jardins d'Eden – Pierre Pelot – Série noire Gallimard – 250 pages – 18€ - ***
Lionel Germain



 

vendredi 7 janvier 2022

Tous les goûts sont permis


D'un côté, Sénèque, le tueur psychopathe, et de l'autre, Roscoe Rasmussen, l'inspecteur de police au sourire de Bogart. Comment s'abandonner à une énième resucée du combat entre le Bien et le Mal? Comme disait Chandler, tout est affaire de style. Celui de Dubois dont c'était le premier roman écrit en 24 jours (pour concurrencer Vian) est un concentré de phrases courtes avec de violents accès de fièvre.




Sénèque éventre, éborgne, éviscère, émascule dans un luxe de métaphores à l'usage du flic auquel il confie ses pensées les plus secrètes. Au fil de l'horreur ponctuée de messages déroutants, on a le sentiment que les deux hommes vont finir par se comprendre ou se confondre. 






Chandler écrivait aussi que "le souci du style ne vous en donne pas". Dubois aurait dû s'en inspirer pour que le phrasé ne l'emporte pas sur l'intrigue.

Compte rendu analytique d'un sentiment désordonné – Jean Paul Dubois – Fleuve noir Spécial police (1984) – **
Lionel Germain




jeudi 6 janvier 2022

For men




Dans le monde d'après "mee-too", les "masculinistes" se partagent en groupes haineux sur les réseaux sociaux. Benjamin Fogel déjà impressionnant de clairvoyance dans "La Transparence selon Irina", revient au monde d'avant, un monde qui est encore le nôtre. Il en grossit à peine les égarements qui puisent leur énergie noire dans la détestation des femmes et des réponses qu'elles réussissent à imposer au système patriarcal.




Le silence selon Manon – Benjamin Fogel – Rivages noir – 348 pages – 20€ - *** 
Lionel Germain



 

mercredi 5 janvier 2022

L'étoile des Gitans



La Terre est malade, l’herbe pousse entre les plaques de béton des routes des jours anciens, les roulottes du Grand peuple continuent à y cheminer. Ce court récit, traduit anonymement en France en 1954, a été inaugural à plus d’un titre: il introduit la culture rom dans le genre, il s’interroge sur la question de la régression et de l’errance, et reconnait leur dignité aux formes de vie résilientes privilégiées par ses personnages. Les parias d’hier détiennent peut-être la clé de la survie de l’humanité. Une dyschronie dans l’esprit de cette collection qui fait se rencontrer les futurs d’hier avec notre présent.


Le peuple du grand chariot - William Lindsay Gresham - Le passager clandestin - 58 pages - 5€
François Rahier 



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mardi 4 janvier 2022

La chute des corps


Quand un jeune homme fait un plongeon de 68 mètres du haut du pont de Saint-Nazaire, c'est le suicide qui prime pour expliquer cette mort. Transformer un suicide en meurtre, si c'est une affaire d'intuition pour le capitaine Marc Ferré, il faut que ça se termine en preuve. C'est donc de la patience, de l'obstination et du temps. Dans l'espace romanesque, la contraction du temps permet d'éviter le naufrage du lecteur. Rares sont les écrivains qui savent résister à ce principe élémentaire. Emmanuel Grand en fait partie. Près de 150 pages pour aboutir à la certitude que Franck Rivière, jeune homme de 21 ans aux appétits de vivre indiscutables, "a été poussé par-dessus la rambarde". Et pas un soupçon d'ennui pour l'amateur de navigation en eaux troubles.




Entre deux rives, la Loire fissure le continent pour assouvir un rêve de grandeur, un bouillon d'estuaire qui fécondera les pétroliers puis les paquebots géants dans les Chantiers de Saint-Nazaire. "Travailler aux Chantiers", comme le père de Marc, c'est rejoindre l'aristocratie ouvrière que les révolutions industrielles ont menée à l'échafaud.




Sur l'autre rive, tous les hommes ne sont pas de bonne volonté. Il y a les profiteurs, les vrais truands et les révolutionnaires "bourgeois". Ceux qui ont les avoirs, le savoir et le bavoir trempé d'une parole prophétique à destination d'un peuple fantasmé dont Franck était l'icône du moment.

La lutte des classes attrapée sur le vif, sans explication de texte, avec des hommes et des femmes en mouvement ou les pieds collés à la glaise du mauvais côté de la berge.

Sur l'autre rive – Emmanuel Grand – Albin Michel – 522 pages – 21,90€ - **** 
Lionel Germain



 

lundi 3 janvier 2022

Les lumières noires du commandant Marcas


À la cérémonie d'une passation de pouvoir à l'Élysée, le partant révèle à son successeur le "cinquième rituel", un secret transmis par tous les élus depuis la fondation de la Cinquième République. L'astuce de Giacometti et Ravenne consiste bien-sûr à refermer la porte en nous laissant sur le palier des confidences. Voilà un prologue en forme d'aubaine pour l'amateur de suspense auquel on promet une série de diversions passionnantes sur plus de 400 pages.




Si la franc-maçonnerie est au cœur de l'œuvre des deux auteurs, c'est avec le double souci de ne pas sombrer dans le complotisme permanent et de ne pas  s'interdire la transparence sur les pratiques parfois douteuses des "frères". Dans cet entre-deux, Marcas, flic franc-maçon est le médiateur idéal.





La première "diversion" concerne son parcours d'homme en marge chargé d'une mission d'observation sur une manif où s'affrontent gilets jaunes, black blocs et CRS. En reconnaissant son fils au milieu des casseurs et en le laissant s'enfuir, il commet une faute que ne manque pas d'exploiter sa hiérarchie. Quand Alice, commandant de police, enquête sur le vol suivi d'un meurtre au Grand Orient de France, c'est donc Marcas qu'on associe à cette femme dynamique pour éclairer les zones d'ombre du Grand Orient. 

La lumière y occupe une place symbolique très forte. Celle du soleil, de la lune, des étoiles, de la conscience et peut-être d'une dernière source, la lumière des ténèbres pourvoyeuse de malheur. Pendant que Marcas et Alice se cognent au réel dans l'obscurité, Giacometti et Ravenne nous précipitent en Dordogne où une étrange malédiction frappe les héritiers du Château de Castelrouge. Du 13ème siècle à l'Occupation, de Paris à Moscou, entre grande Histoire et petites légendes, les éléments constitutifs du "cinquième rituel" se rassemblent peu à peu. Dans l'alignement parfait des planètes du suspense.    
 
Marcas – Éric Giacometti et Jacques Ravenne – JC Lattès – 450 pages – 21,90€ - ***
Lionel Germain



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