mercredi 26 mars 2025

Protection de l'enfance ?


Toute la détresse du monde éducatif se retrouve dans le dernier roman de Gabrielle Massat: sous effectifs permanents et restriction budgétaire. C'est le contexte dans lequel Till, éducateur en burn-out commet un acte violent sur Audrey, une adolescente de quatorze ans. Le geste va provoquer la fugue de la jeune fille et sa mauvaise rencontre avec un chauffard qui la plonge dans le coma. 



Till est le fusible idéal d'un système à bout de souffle. Sa culpabilité le pousse à rechercher la mère d'Audrey pour tenter de les réunir dans une chambre d'hôpital. Mais à travers sa quête de rédemption, Gabrielle Massat montre à quel point les éducateurs sont condamnés à gérer l'impossible avec des moyens indignes. Le constat est terrible et bien en dessous de la vérité si on en croit la note de fin où l'autrice évoque son entretien avec une syndicaliste du  centre départemental de l’enfance et des familles (CDEF) de Haute-Garonne.



Gracier la bête - Gabrielle Massat – Le Masque – 400 pages – 20,90€ - ***
Lionel Germain



What if ?


Au printemps 2024, à quelques semaines des élections législatives, le réseau de télécommunication de Grande-Bretagne est victime d’une cyber-attaque sans précédent, qui met hors de service plus de la moitié du pays. C’est ce jour-là que Saara Parvin (remarquable Hannah Khalique-Brown), étudiante stagiaire et jeune génie du code informatique, prend pour un an ses fonctions au GCHQ (Government Communications Headquarters), le service de renseignement britannique, spécialement en charge de la sécurité des systèmes d'information. 

C’est la panique au sein des forces spéciales, jusqu’à ce que Saara réussisse à identifier un premier malware, piège sophistiqué cachant vraisemblablement un autre virus capable de provoquer une seconde effraction encore plus dévastatrice. Lancée par les services secrets russes, cette attaque complexe vise, à coup de fake news, deep fakes, trolls, manipulations de l’opinion, à l’escalade entre le gouvernement et ses citoyens en polluant le temps des échéances électorales, mais également à l’escalade entre le Royaume-Uni et ses alliés de Washington. 

Tous les ingrédients d’une "guerre non déclarée" entre la Grande-Bretagne et la Russie sont réunis, le Premier Ministre s’étant officiellement prononcé pour des représailles. Saara, qui est parvenue à comprendre le modus operandi de l’ennemi – alors que ses collègues professionnels, geeks blancs – pataugent dans ce cyber bras-de-fer – est l’originale héroïne de cette série. 

Née dans une famille d’immigrés musulmans où son travail est un sujet tabou, elle n’est pas non plus très à l’aise dans ses relations sociales. Obsessionnelle autant qu’idéaliste, irritante vis-à-vis de ses collègues, elle réussit par ses talents de surdouée à gagner la confiance de sa hiérarchie et à devenir centrale dans la gestion de la crise. 

Signé Peter Kominski (Le Serment, Dans l’ombre des Tudor, The State, Warriors), ce passionnant techno-thriller, clinique, cynique et crédible, porté par certains des meilleurs acteurs anglais (Mark Rylance, Simon Pegg, Adrian Lester), met en image un véritable scénario prémonitoire "What if": et si la Russie parvenait à éroder la confiance dans la démocratie et la confiance mutuelle entre alliés occidentaux? Une vraie série politique et prophétique d'outre-Manche.


The Undeclared War (saison 1, 6 épisodes) – myCANAL – Canal VOD - ****

Créée par Peter Kominski
 
Avec Hannah Khalique-Brown, Maisie Richardson-Sellers, Mark Rylance, Alfie Friedman, Adrian Lester, Herman Segal, Simon Pegg, Tina Dalakishvili 
Alain Barnoud






mardi 25 mars 2025

Féminin pluriel


Stella, femme au foyer, a sacrifié sa carrière de juriste pour offrir le meilleur à ses enfants: repas en famille, accompagnement maternel permanent et présence amoureuse et dévouée auprès de l'homme avec lequel elle a conclu ce pacte sacrificiel. 



Mais ce jeu d'apparences est à la merci du moindre faux pas. Et au-delà de la comédie domestique, un flashback mystérieux nous raconte le passé d'une petite Julie malmenée par l'existence et contrariée dans son désir de devenir cheerleader. Cette rupture narrative interroge évidemment le rapport qu'il y aurait entre Stella et cette Julie, entre la mère louve de cette dernière et les accidents malheureux dont sont victimes les hommes toxiques de leur entourage.



La critique est féroce et Johanna Copeland orchestre son règlement de comptes avec brio.

Notre petit jeu – Johanna Copeland – Traduit de l'américain par Fabienne Gondrand – Le Masque – 400 pages – 22,90€ - **** 
Lionel Germain



Quand SF et religion se tutoyaient

Dans un futur indéterminé un monde coupé en trois empires apparemment antagonistes s’unit sous la bannière d’une sorte de déisme scientiste. Rome est détruite, les derniers chrétiens persécutés, l’Antéchrist mène le bal, et l’Apocalypse, la vraie, celle de Saint Jean, conclut le livre: "Et puis ce monde passa, et toute sa gloire se changea en néant…




Cet étrange roman, écrit par Robert Hugh Benson (1871-1914), un ecclésiastique britannique converti au catholicisme, et lui-même fils d’un archevêque de Cantorbery, fut publié en 1907 au plus fort de la crise moderniste qui ébranla l’Église au début du siècle dernier. Réédité aujourd’hui par deux éditeurs français quasi en même temps, Pierre Téqui et Ephata, il jouit d’un regain de popularité, sans doute en raison d’une déclaration récente du pape François qui en recommandait la lecture. 




Ce qu’avait fait aussi Benoit XVI en son temps, et dans une tout autre perspective, nous y reviendrons.

Nous sommes donc au XXXe siècle, apparemment, car la chronologie du roman est assez floue, manquant parfois de cohérence. Le monde au début du roman est divisé entre la Confédération européenne, l’Empire d’Orient et la République américaine. L’espéranto est d’usage international – mais on reparle latin dans une Rome indépendante sur laquelle règne en autocrate le pape Jean XXIV, les États de l’Église ayant retrouvé leur intégrité. 

L’idéologie dominante mixte des fantasmes d’une autre époque, l’humanisme, la franc-maçonnerie, l’anticléricalisme, le socialisme, autant d’adversaires obsessionnels des antimodernistes que l’auteur regroupe bizarrement sous l’appellation d’"hervéisme" – du nom de Gustave Hervé (1871-1944), homme politique français bien oublié qui passa du socialisme antimilitariste au fascisme entre les deux guerres. 

Cette idéologie, matinée de déisme, sous l’égide d’un mystérieux personnage au charisme étonnant, Julien Felsenburg, va submerger le monde: de président de l’Europe, celui-ci devient vite président du monde, et une sorte de Dieu vivant auquel la terre entière va vouer un culte insensé.  

Quelques poncifs des tout débuts de la SF émaillent le livre, en vrac, villes souterraines, électricité, vaisseaux aériens à ailes articulées, comme des concessions au genre, dans un récit plutôt intimiste, se déroulant le plus souvent dans l’ambiance feutrée des milieux ecclésiastiques, ou au sein de la famille d’un dirigeant "socialiste" anglais dont l’épouse est restée secrètement catholique. 

Mais Benson fait bien partie du sérail, il a son entrée dans The Encyclopedia of Science-Fiction de Peter Nicholls, la Bible du genre: "His fiction is intensely propagandistic, and most of his short stories feature Catholic priests as central characters", écrit Nicholls, qui qualifie Le maître de la terre de "remarquable roman apocalyptique".

Le livre pâtit d’un certain nombre de défauts: ce n’est pas un roman d’action, et l’intrigue se dilue dans des considérations parfois sans intérêt, l’auteur se complaisant davantage dans la description d’une Rome désuète où l’ordre se règle "Au nom du Pape Roi", y compris par la peine de mort, avec cardinaux en calèches, pourpre et ors, que dans l’évocation de la Londres futuriste où se déroule une partie de l’histoire; enfin, la ressemblance étrange entre ces deux jeunes hommes aux cheveux blancs, protagonistes essentiels de l’histoire, que sont le président du monde Julien Felsenburg (l’Antéchrist) et le père Percy Franklin qui deviendra le dernier pape sous le nom de Sylvestre II, deux sortes de frères jumeaux, n’est jamais explicitée ni exploitée. 

À aucun moment, comme le lecteur d’aujourd’hui pourrait s’y attendre, le roman ne verse dans le thriller ésotérique version Vatican dont on a beaucoup d’exemple à notre époque (au hasard, Le Cinquième évangile de Ian Caldwell, Tenebra Roma de Donato Carrisi ou Vaticanum de J. R. Dos Santos). 

Le lecteur sera frustré aussi, tant Nazareth, où s’est réfugié le dernier pape, est proche de Megiddo, de ne pas assister à la bataille de la fin des temps que la tradition situe dans ce lieu historique (Har-Mageddon).

Reste l’apologétique en œuvre dans cette histoire…

Il semble que le pape François ait surtout retenu du livre "ce monde décrit par Benson, dans lequel il est évident qu’il faut écarter les malades et appliquer l’euthanasie, abolir les langues et les cultures nationales, pour atteindre une paix universelle qui se transforme, en réalité, en une persécution fondée sur l’imposition du consentement" (La Vie, 16 janvier 2025), un monde sans transcendance donc, qui pourrait se réclamer d’un "catholicisme sans le Christ", comme le faisait Maurras et comme le font aujourd’hui certains politiciens d’extrême-droite, un monde livré à l’hubris du transhumanisme. 

La lecture du pape émérite Benoit XVI était tout autre, comme le rapporte L’Homme nouveau (le 7 mai 2024), une publication proche des milieux traditionnalistes, et il semblait voir ce livre conforter sa vision antimoderne de l’Église catholique: "Peut-être devons-nous dire adieu à l’idée d’une Église rassemblant tous les peuples. (…) L’Église peut précisément être moderne en étant antimoderne, en s’opposant à l’opinion commune."

Volontiers mal croyante la SF compte peu d’auteurs manifestant expressément leur foi; on cite souvent Cordwainer Smith, le formidable auteur du cycle des Seigneurs de l’instrumentalité, fervent adepte de l’Église Haute Anglicane, et les deux maîtres de la fantasy, Tolkien le catholique, C. S. Lewis, l’anglican. 

Dans un article paru le 17 août 2024 sur la plateforme en ligne At Boundary’s Edge et intitulé "When Science Fiction Meets Religion", Alex Hormann compare le livre de Benson – décidément on parle beaucoup de lui en ce moment – aux Fontaines du Paradis d’Arthur C. Clarke et à Un Cas de conscience de James Blish

Cette dernière référence est intéressante. Agnostique mais fasciné par le Moyen-Âge chrétien et féru en démonologie, Blish met en scène une planète truquée gouvernée par un Satan reptilien, et, avec force détails, une Apocalypse nucléaire et johannique livrant le monde "à quarante-huit Princes et Présidents des Enfers", le tout dans un ensemble romanesque chapeauté par une biographie encore inédite en français du franciscain Roger Bacon, le "Doctor mirabilis"… 

Le maître de la terre – Robert Hugh Benson - Traduit de l’anglais par Téodor de Wyzewa – Ephata - 419 pages - 7,90€ - **

François Rahier



lundi 24 mars 2025

Froid comme le marbre



On y trouve des imparfaits du subjonctif et l'intemporel Claude Schneider dont Hugues Pagan comble les vides entre sa première enquête et sa mort. Un autre flic s'appelle Bogart mais il n'est qu'un figurant dans un flashback qui pourrait ne jamais finir tellement la violence d'hier se profile encore pour demain. On brûle, on corrompt, on assassine, et l'homme au faux air de Delon traverse un monde en flammes sans se retourner sur le regard flatteur de  sa collègue. Froid comme le marbre, l'inspecteur principal Schneider du Groupe Criminel peaufine son épitaphe.


Ne pas manquer la réédition du précédent: "Le carré des indigents", toujours chez Rivages.  

L'ombre portée – Hugues Pagan – Rivages noir – 452 pages – 22€ - *** 
Lionel Germain



mercredi 19 mars 2025

"Aimez-vous les uns les autres"


"Il pose un filet sur ses cheveux, se met du rouge à lèvres et ajuste sa perruque sur sa tête. Ses cheveux blonds cascadent en éventail dans son dos telle une queue de sirène. Il se lève et éteint la télévision. Son collier de perles luit dans la pénombre, aussi noir que ses pupilles, mais quand un rai de lumière tombe dessus, il scintille comme l'ivoire."

Ensuite, il n'a plus qu'à se rendre dans la boîte de nuit de cette petite ville finlandaise où les jeunes hommes se retrouvent sans crainte parce qu'elle est essentiellement fréquentée par les membres de la communauté homosexuelle. Lui, c'est un flic, Henrik Oksman. 

Au petit matin, le téléphone le sort du lit où se trouve encore son compagnon d'un soir. Ses collègues lui apprennent  que l'établissement qu'il avait quitté la veille a été le cadre d'un attentat. L'explosion a fait cinq morts et des dizaines de blessés. 




Fils d'un père violent et homophobe qui frappe sa femme et le méprise, Henrik est aux premières loges pour suivre l'affaire. Si le harcèlement des homosexuels et les violences sexistes attribuées à l'extrême droite constituent le cœur de l'intrigue, Arttu Tuominen questionne la prétendue "normalité" du monde et nous invite à partager la douleur des victimes.




La Revanche - Arttu Tuominen – Traduit du finnois par Anne Colin du Terrail – Points – 384 pages – 8,95€ - *** 
Lionel Germain



Son univers impitoyable


"Forez, forez, forez"! Cette ferme injonction de Donald J. Trump, Tommy Norris (Billy Bob Thornton, "Fargo") ne la connaît que trop bien. C’est un "landman", à la fois employé - homme de main - directeur et superviseur d’une compagnie indépendante d’extraction pétrolière à Midland, dans l’ouest du Texas, propriété du milliardaire Monty Miller (John Ham, "Mad Men"). 

Une charge épuisante, toute l’année 7 jours sur 7, qui va de la gestion des risques et des accidents à celle des travailleurs précaires, le plus souvent mexicains. Sans oublier la recherche de nouveaux terrains de forage, la négociation de concessions et l'affrontement avec les narcotrafiquants des cartels locaux. 

Cerise sur le gâteau, débarquent successivement chez lui Aynsley (Michelle Randolph) sa fille de 17 ans, gâtée-pourrie, puis Angela (Ali Larter) sa très frivole ex-femme, deux bimbos aussi incandescentes et dévêtues l’une que l’autre, totalement déplacées dans cet univers profondément machiste. 

Dans un rôle de père et de chef psychorigide et cynique, mais aussi bienveillant, Billy Bob Thornton délivre une prestation exceptionnelle. Cédant facilement aux caprices de "ses femmes", il se révèle néanmoins inflexible et protecteur pour son fils Cooper (Jacob Lofland), garçon un peu falot qu’il a fait embaucher dans l’une de ses équipes. 

La crudité et l’humour dans les dialogues sont l’un des attraits majeurs de cette série, des duels verbaux percutants où les femmes sont très loin d’être en reste. 

Déjà créateur des séries "Yellowstone", "1883" et "Tulsa King", Taylor Sheridan retrouve dans "Landman" l’esprit des séries conservatrices américaines – taxées sans doute un peu trop vite de populistes – qui explorent l’Amérique profonde, celle de la Michelob et des Stetsons. 

Avec un début et une fin de saison 1 dignes de "Breaking Bad", il ne faut pas hésiter à explorer l’univers impitoyable de ce Texas terre de pétrole.

Landman – Paramount+ ****

Créée par Taylor Sheridan et Christian Wallace 
Avec Billy Bob Thornton, Jacob Lofland, Ali Larter, Michelle Randolph, Jon Hamm, Demi Moore

Alain Barnoud






mardi 18 mars 2025

Vraie suédoise


Meilleur premier roman de l'année 2021, titre décerné par l'Académie suédoise du roman policier, "Mauvaise graine" révèle donc une autrice, Sara Strömberg, qui comme son héroïne a été journaliste indépendante.




L'héroïne en question, Vera Bergström, vit repliée dans la station de ski d'Are. Abandonnée par son mari, elle est passée du journalisme au professorat avec en prime les effets de la ménopause. Mais l'assassinat d'une femme va lui permettre de renouer avec les plaisirs et les risques de l'investigation. 





En enquêtant sur le passé de Maria, la victime, Vera retrouve la passion pour ce que son prénom suggère: la vérité. Déclaration d'amour à une région où la lumière le dispute pourtant en permanence aux ombres menaçantes de la forêt et des montagnes, le roman est un bon pourvoyeur de frissons.

Mauvaise graine - Sara Strömberg – Traduit du suédois par Anne Karila – Harper Collins – 448 pages – 22,50€ - ***  
Lionel Germain



Une histoire du futur





Né en 1935 à Brooklyn, Robert Silverberg est un monument de la SF. Il n’avait pas 20 ans, en 1954, quand il publiait sa première nouvelle, et depuis il n’a pas cessé d’écrire. Son œuvre, entre SF et Fantasy, entre divertissement et critique sociale, constitue une sorte de métaphore du rêve américain: il a connu la guerre froide, la lutte pour les droits civiques, le Viet Nam, les guerres américaines au Proche-Orient, Obama, Trump, etc. 



Dans le dossier que lui consacre la revue Galaxies une nouvelle évoque "Le Dernier Vétéran de la guerre de San Francisco", un homme réparé promené par sa nièce dans un fauteuil médicalisé et qui confond, dans sa mémoire défaillante, toutes les guerres de sa vie qui ont abouti… à l’éclatement des USA. 

Silverberg a écrit une dystopie majeure, Les Monades urbaines, que l’on peut mettre sur le même plan que celles de ses prédécesseurs, Zamiatine ou Orwell entre autres. Son cycle majeur en fantasy, Majipoor, ne s’éloigne jamais vraiment de la SF et d’une réflexion politique. Le cycle a été adapté en BD (Soleil Productions 2009-2011), mais curieusement l’œuvre de Silverberg a été boudée par le grand écran: mis à part L’Homme bicentenaire de Chris Colombus (1999), on trouve peu de films notables. Silverberg a écrit beaucoup de nouvelles. 



Le Chemin de l’espace, récemment publié en français, est un "fix-up", un recueil de nouvelles pouvant se lire comme un roman à épisodes. La préface inédite raconte comment ce livre comble une lacune dans l’œuvre de Silverberg: contrairement à pas mal de ses collègues, il n’avait pas encore écrit son histoire du futur; c’est chose faite avec ce périple qui, de 2077 à 2164, suit les traces de mystérieux hérésiarques et propose en même temps une variation sur les rapports entre SF et religion.


Le Chemin de l’espace – Robert Silverberg - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Demuth et Pierre-Paul Durastanti - Le Bélial’ - 282 pages - 20,90€ - 
Destination Robert Silverberg – Revue Galaxies N° 89 – 191 pages – 11,00€ - ****

François Rahier



lundi 17 mars 2025

Nourrir la bête




La forêt des Vosges offre un décor idéal à cette traque menée par un flic et un criminologue pour découvrir l'homme ou l'organisation responsable de la mort de jeunes gens. Marquées au fer d'un triangle noir, les victimes portent la signature des criminels sans qu'on en comprenne les raisons. Niko Tackian attribue l'origine de cette histoire très sombre au climat anxiogène du moment. Satanisme ou secte crapuleuse, qui s'amuse à nourrir la bête? Réponse dans l'air irrespirable du temps.



Triangle noir - Niko Tackian – Livre de poche – 312 pages – 8,90€ - *** 
Lionel Germain



jeudi 13 mars 2025

Aux Marquises, mourir n'est pas de mise


Le décor stimule l'imagination. Par son nom d'abord: les Marquises. On songe au poète aventurier qui nous rappelle "qu'ici, gémir n'est pas de mise", ou au peintre par qui le scandale arrive. Pour se défaire des clichés liés à Brel ou à Gauguin, lisez la dernière Série noire de Marin Ledun. 

Toute sa bibliographie dévoile d'ailleurs un véritable empêcheur de tourner en rond sur la plage. Dans "Au fer rouge", il amochait le dépliant touristique en déterrant les boues contaminées radioactives près de Bayonne. Plus récemment, c'est dans la sensualité trompeuse des bouffées vendues par l'industrie du tabac qu'il traquait les falsificateurs du lobby prêts à vendre "Leur âme au diable" (Série noire) ou encore les proxénètes d'une multinationale de la bière dans les faubourgs de Lagos avec "Free Queens" (Série noire).

Quant aux Marquises, Marin Ledun nous rappelle que la noblesse du colonisateur qui a baptisé l'archipel ne doit pas faire oublier que son vrai nom, Henua Ènana, signifie la Terre des Hommes. 



La mort d'une jeune femme Paiotoka O'Connor va contraindre le lieutenant de gendarmerie Tepano Morel à renouer avec les racines de sa mère marquisienne et mettre en évidence ses contradictions face à sa collègue Poerava Wong, native de l'île et plutôt amère sur le sort qu'on réserve aux autochtones. "La brigade que je dirige devrait être composée à 100% de Marquisiens, mais je suis la seule.




La jeune femme assassinée avait un enfant.  Elle était courtisée par de nombreux hommes et jouissait d'une réputation de femme libre. Le genre de qualité qui se transforme souvent en rumeur malveillante. Marin Ledun excelle à faire évoluer son personnage de flic vers un questionnement intime, à interroger l'identité du métissage et les raisons qui ont poussé sa propre mère à quitter l'Archipel. Gémir n'est pas de mise, mais les embruns toxiques de Mururoa pourraient bien plomber encore l'air des Marquises.

Henua – Marin Ledun – Série noire Gallimard – 418 pages – 19€ - **** 
Lionel Germain


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mercredi 12 mars 2025

Là-haut sur la montagne


Dans les Pyrénées aragonaises, le petit village isolé de Monteperdido demeure plongé dans le deuil depuis l’enlèvement, sur le chemin de l’école, lors d’un hiver enneigé, de deux fillettes de 11 ans, Ana et Lucia. Mais cinq ans plus tard, la réapparition d’Ana, surgie de nulle part et incapable d’expliquer ce qui s’est passé, rouvre l’enquête. 

Deux policiers, le lieutenant Santiago Bain (Francis Lorenzo) et la sergente Sara Campos (la très belle Megan Montaner) sont envoyés à Monteperdido depuis Madrid et vont devoir collaborer avec Victor Gamero (Alain Hernandez), caporal de la Guardia Civil locale, pour tenter de retrouver Lucia et son ravisseur. 

Contraints de faire face à l’hostilité des villageois, de se battre contre l’omerta qui règne dans cette ruralité enclavée, Sara Campos, enquêtrice surdouée quelque peu borderline, et Santiago Bain, son mentor, vont s’acharner à pénétrer les mystères et secrets bien gardés de cette communauté recluse. Passions et suspicions se réveillent lorsque la chasse(caza)commence. 

Portée avant tout par le personnage de Sara Campos, insomniaque au passé douloureux et aux intuitions géniales, la série doit aussi beaucoup à la séduction de son cadre, la vallée de Benasque, écrin naturel à la beauté magique. 

Non sans rappeler, sur le thème de la disparition d’enfant, des séries telles que "The Killing", "The Missing" ou "Broadchurch", "La Caza Monteperdido" n’en reste pas moins originale et captivante. Elle sera suivie de deux autres saisons au cours desquelles on retrouvera le tandem Sara-Santiago, "La Caza Tramuntana" (à Majorque) et "La Caza Guadiana"(sud de l’Espagne). 

Cette trilogie marque, avec quelques autres séries ("La casa del papel", "Patria", "Antidisturbios",…) l’évolution nette, depuis quelques années, de la fiction télévisée espagnole, bien éloignée désormais des éternelles télénovelas. A découvrir sans attendre!

La Caza Monteperdido – (8 épisodes)- Polar+ - Canal VOD  - ****
Créée par Augustin Martinez(d’après son roman) et Luis Moya
Réalisée par Salvador Garcia Ruis, Alvaro Ron, Salvador Garc
Avec Megan Montaner, Francis Lorenzo, Alain Hernandez, Bea Segura
Alain Barnoud



(Sous-titres français possibles, à activer dans les paramètres)


Lire également dans le blog, la chronique sur le roman d'Augustin Martinez



mardi 11 mars 2025

Justice privée en Arkansas





Imaginer le chemin qui mène d'un auteur à son propre livre c'est reconstituer le silence et les ombres dont le réel exhale des fragments illisibles. Pour écrire son deuxième roman, Eli Cranor s'est emparé du monde caché entre les lignes d'un fait-divers. Et le chemin nous mène dans les parages d'une petite ville des Monts Ozarcs en Arkansas, où Jeremiah Fitzjurls élève seul sa petite fille Joanna. 



C'est un vétéran du Vietnam obsédé par les armes et la crainte du clan des Ledford qui règne à quelques encablures de sa casse automobile. Quand les Ledford, suprémacistes blancs et trafiquants notoires de meth menacent Joanna, les vieux réflexes de l'Amérique traditionnelle inscrivent la violence comme un horizon indépassable. 

En laissant percer une voix très singulière, Eli Cranor maîtrise les standards du roman noir et parvient à éviter habilement l'impression de "déjà-lu".

Chiens des Ozarks – Eli Cranor – Traduit de l'américain par Emmanuelle Heurtebise – Sonatine – 304 pages – 22€ - **** 
Lionel Germain


Lire aussi dans Sud-Ouest




Dernières nouvelles du noir


Depuis "Glacé", son premier roman couronné au Festival de Cognac en 2011, l’œuvre de Bernard Minier se décline de polars en thrillers traduits dans le monde entier. Mais le romancier avoue écrire aussi des nouvelles depuis longtemps et dans des genres très variés, le polar bien sûr, le fantastique ou la SF. 



L’écriture de textes courts est un besoin pour lui, une respiration. "Enfin un livre où je suis tout entier (ou presque) et pas seulement l’auteur de thriller…" avoue-t-il à l’occasion de la sortie de ce recueil, paru directement en poche, un choix qui illustre peut-être la difficulté d’un genre souvent boudé par l’édition. Avec ce recueil inédit, le "maître du thriller" livre de nouvelles facettes de son talent de conteur.




Minier fait ses gammes, tutoyant les plus grands, Villiers, Poe, Borges, en se payant le luxe d’une composition en abyme, une nouvelle en train de s’écrire dans une nouvelle qui dévoile les arcanes d’un concours de nouvelles…

Les Chats et 14 Histoires Mystérieuses Diaboliques Cruelles - Bernard Minier – Pocket - 331 pages - 10 € - *** 
François Rahier




lundi 10 mars 2025

Figure de stèle



À quoi se résume Jérôme, le personnage du dernier roman de Clotilde Escalle? "Le voilà dans sa ressourcerie. Il dit que c'est la sienne depuis qu'il a organisé le déménagement de sa mère morte et livré tout ici." Il y-a chez Proust, dans le dernier volume du "Temps retrouvé", une dizaine de pages d'une cruauté absolue sur ce moment où l'on découvre l'autre en soi, le vieux indésirable, ce moment du corps qui a effacé l'existence d'une première façon d'être au monde. 




Jérôme aussi meurt de la mort des autres et d'une vaine tentation de vivre. Il erre parmi les fous qui sont comme les derniers vivants. Il recherche la présence odorante et charnelle de la mère. Là, tout au bord de sa vie, il ne tient qu'au fil des mots inscrits sur un carnet à spirales. 

C'est toute la puissance du langage que Clotilde Escalle convoque pour son petit théâtre où semble se dissoudre l'absurdité du monde.

Jérôme, tout au bord – Clotilde Escalle – Éditions Fables fertiles – 208 pages – 18,50€ - **** 
Lionel Germain


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