mercredi 27 novembre 2024

Croisière spatiale


De la mythologie à la science-fiction de l’âge d’or, on peut mesurer combien notre vision de l’univers a été façonnée par l’imaginaire: les noms des constellations d’abord, puis la vision fantasmée de Vénus ou de Mars, chez Edgar Rice Burroughs, Leigh Brackett ou même Asimov – qui était un scientifique – dans ses romans pour la jeunesse: les océans de Vénus, les hommes rouges de Mars etc. 

Plus récemment, faute d’observation directe par exemple des exoplanètes dont les télescopes spatiaux sont encore incapables de nous donner des images, des "vues d’artistes", illustrant les livres et les revues scientifiques, sont venues relayer, compléter ou "augmenter" cet imaginaire. 



Stimulant l’imagination du lecteur, ce sont aussi des "fantaisies" au sens grec du terme, la représentation de choses extraordinaires propres à frapper l’imagination. Kant a bien montré comment la raison pouvait être au service de l’imagination dans la création artistique, et, dans la démarche scientifique, comment l’imagination pouvait être au service de la raison. Le voyage de découverte auquel nous convie Philip Plait avec ce livre passionnant est un peu du même ordre. 



Dans cette découverte immersive et vivante du cosmos l’auteur, astronome passionné de SF qui a travaillé au sein de l’équipe du télescope spatial Hubble et anime le blog de vulgarisation scientifique "Bad Astronomy", s’inspire des dernières découvertes scientifiques pour nous transporter dans certains des sites les plus spectaculaires que l’espace pourrait nous offrir: la Terre vue de la Lune, le monde des anneaux de Saturne, des planètes gravitant autour de naines rouges ou encore "le ciel de Tatooine" inspiré de "Star Wars", les amas globulaires, les pouponnières d’étoiles que sont les nébuleuses, les trous noirs etc. 

Dans chaque chapitre, un rédactionnel mi-science mi-fiction entraîne le lecteur dans un de ces sites et le prend par la main pour lui expliquer, chemin faisant, que s’il est sur Pluton, par exemple, aux confins du système solaire, sa combinaison spatiale bénéficie d’une très haute technologie, surtout au niveau des bottes, parce qu’il fait – 228° juste sous les semelles. 

Progressant avec beaucoup de pédagogie, l’auteur amène ensuite son lecteur à comprendre le système fort complexe qui régit, toujours sur Pluton, le réseau des segments polygonaux de glace d’azote flottant au-dessus d’un épais lac d’azote liquide, ou, schémas à l’appui, les interactions entre l’orbite de Pluton et celle de son gros satellite Charon: mais Charon est-il encore un satellite? Et comme les passionnés d’astronomie le savent, peut-on encore dire que Pluton est une planète? 

Jusque très récemment, les planètes orbitant dans un système binaire relevaient de la SF. Mais Philip Plait explique dans un autre chapitre que nous pouvons observer maintenant de nombreux systèmes semblables à Tatooine, avec des soleils jumeaux: "Si nous parvenons un jour à nous affranchir des chaînes qui nous attachent à la Terre et à nous aventurer dans la galaxie, nos descendants pourraient admirer en personne des doubles couchers de soleil, comme Luke Skywalker".

S’il est un peu dérouté par des explications parfois très techniques, et des schémas quelquefois abstraits, le lecteur candide trouvera une respiration dans le cahier central qui contient 8 pages d’illustrations couleurs, des images d’une beauté fascinante issues des services d’imagerie de la NASA ou de l’ESA, des photos, des vraies, ou des images composites réalisées à partir de clichés pris par des sondes spatiales, et pas de "vues d’artistes" à l’exception d’une seule, à la fin, le disque d’accrétion d’un trou noir, et le diagramme du système exoplanétaire TRAPPIST-1 découvert en 1999.

Expert en images lui aussi, Régis Hautière, auteur de bandes dessinées et scénariste entre autres de la série Eco-SF "Aquablue", signe la préface.

Ciels extraterrestres - Philip Plait - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Émilie Martin du Fou – Préface de Régis Hautière – Éditions Blueman – 334 pages – 20 € (ebook : 12,99 €) - ***
François Rahier



mardi 26 novembre 2024

Une fille à l'Ouest


Avec "L'Affranchie", Claudia Cravens, jeune autrice américaine diplômée en littérature, signe un premier roman plein de fougue féministe. Dans le Far-West où la brutalité imprime sa marque au pays en train de se construire, Bridget est une jeune femme livrée à la loi d'un bordel tenu par d'autres femmes.


 
Le Buffalo Queen a ses clients privilégiés, shérif ou médecin, mais si Bridget refuse de se laisser "apprivoiser" par un homme, c'est parce qu'elle découvre une liberté nouvelle dans la sensualité qu'elle partage avec les autres prostituées. Pour éviter tous les clichés qui menacent l'intrigue, Claudia Cravens déplace les enjeux de violence au cœur de cette tribu de femmes. Un roman âpre et radical sur la légende de l'Ouest au féminin.



L'Affranchie - Claudia Cravens – Les Escales – 352 pages – 23€ - ***  
Lionel Germain



Un méchant homme ?


"Oui. Quand j'ai appris que j'étais malade, je me suis mis à regarder les autres comme des ennemis. Juste parce qu'ils allaient me survivre. Parce qu'ils boiraient de la bière et du whisky, mangeraient de la cervelle et joueraient aux échecs alors que moi je ne serais plus qu'une cantine pour vers de terre."




Le Lectueur – Jean-Pierre Ohl – L'Arbre vengeur – 320 pages – 16€ - *** 




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Sur le site de l'éditeur



lundi 25 novembre 2024

Amnésie lituanienne


Chaque parcelle de l'Europe a ses comptes à régler avec la tragédie des années 40. Comme en France où l'on a longtemps magnifié la Résistance en minimisant les ombres de la collaboration, la Lituanie s'est efforcée d'oublier sa participation au génocide. "Le plus grand patriotisme est de dire à son pays qu'il se comporte de manière déshonorable, idiote et cruelle" affirme Julian Barnes en exergue du roman de Sigitas Parulskis, roman qui n'est scandaleux que pour les amnésiques.


Poète, essayiste, critique littéraire, l'écrivain de Vilnius a essuyé quelques reproches après la parution de "Ténèbres et compagnie" malgré une distinction honorifique de "Personne de tolérance de l'année". Vincentas, son héros photographe n'a pas de cuillère assez longue pour son souper avec le diable. S'il espère sauver sa maîtresse juive, il doit pactiser avec un SS et accepter de lui fournir les clichés de l'horreur. Et les bourreaux lituaniens ne sont pas les moins acharnés au massacre des Juifs. 


On y découvre un catalogue des atrocités commises à l'ombre des croix gammées mais avec le sentiment d'impunité des exécuteurs locaux. On assiste à une série d'humiliations dont les femmes juives sont évidemment les premières victimes. L'auteur donne la genèse du roman dans un court texte en fin d'ouvrage. Pour beaucoup de Lituaniens comme pour beaucoup d'Européens, les Juifs étaient punis d'avoir crucifié le Christ. 

"Ténèbres et compagnie" raconte la déshumanisation à l'œuvre au cœur d'une civilisation chrétienne aveuglée sur ses origines. Mais que peut la littérature s'interroge l'auteur? "Rappeler, faire revivre des souvenirs, les relier aux sentiments de l'homme contemporain, ranimer la relation avec le passé, la torture et le regret? Notre vie entière est une manière de tirer profit des morts. Nous sommes des charognards vivant sur les ossements de nos ancêtres.

Ténèbres et compagnie - Sigitas Parulskis – Traduit du lituanien par Marielle Vitureau – Agullo – 320 pages – 22,50€ - **** 
Lionel Germain


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mercredi 20 novembre 2024

La traversée des genres


Auteur de nombreuses nouvelles, Alice Sheldon (1915-1987), connue de longues années sous le pseudonyme masculin de James Tiptree, Jr., n’écrivit que deux romans, dont un seul fut traduit en français (Par-delà les murs du monde, Folio SF/Gallimard). Cette ancienne psy qui bossait pour la CIA ne choisit pas uniquement d’écrire sous pseudo masculin pour des raisons de secret défense. 

Elle revendiquait hautement une différence, dont elle explore les linéaments dans ses fictions qui conjuguent à loisir les altérités. Entrée tardivement dans le fandom SF, à cinquante-deux ans, elle fut rapidement considérée comme "un auteur" majeur du genre. Vivant dans une quasi clandestinité, elle ne rencontrait personne et n’était joignable que par une boite postale. 

Ce côté secret attisait les curiosités et des doutes se répandirent sur sa véritable identité. Un malheureux concours de circonstances survient en 1977, quand sa mère meurt à l’hôpital de Chicago et que la notice nécrologique mentionne Alice Sheldon comme unique enfant de la défunte. Comme Tiptree avait fait part de son chagrin à ses amis, dont Robert Silverberg, les infos se recoupent et le magazine SF Locus révèle que "Tip] est en fait une femme, Alice Sheldon, soixante-et-un ans, mariée, psychologue en semi-retraite". 

Mais la réalité est peut-être tout autre. Des études récentes montrent que Tiptree semble avoir vécu ce "coming-out" (cet "outing" comme on dit maintenant) comme une réassignation violente et forcée à un genre de départ dans lequel elle ne voulait plus vivre. Son véritable "coming-out" transidentitaire et transféministe elle l’avait peut-être accompli dans son œuvre de SF. 



Le dossier que publie la revue Bifrost, porté par des études pertinentes signées Jean-Daniel Brèque ou Nathalie Mège en particulier, accompagné d’une bibliographie exhaustive, fera mieux connaître chez nous cette personnalité hors norme dont le même éditeur a publié récemment une novella significative, Houston, Houston, me recevez-vous? (Traduit de l’américain par Jean-Daniel Brèque. Une heure lumière/Le Bélial’, 2023).




James Tiptree Jr., Mother in the sky with Diamonds - Auteur : collectif – Bifrost # 115 Le Bélial’ – 190 pages – 11,90 € - ****
François Rahier 



mardi 19 novembre 2024

La mort est un métier




Dans la liste des romans où le tueur à gages est la figure normalisée d'un pacte social qui déraille, on retrouve bien sûr Lawrence Block en chef de file incontesté avec la série consacrée à Keller. Sébastien Gendron en France nous a régalés avec son personnage du "Tri sélectif des ordures", Dick Lapelouse, et Pascale Dietrich enrichit le catalogue en créant un personnage d'agent de tueurs parvenu au sommet de son art malgré des origines modestes. 




La recherche de nouveaux talents le mettra sur la route d'Alba, ex-championne de biathlon réformée pour raison médicale mais excellente au tir sur cible. 

Concurrence oblige, Anthony se retrouve avec un contrat sur sa tête et se réfugie dans un camping à Vierzon en compagnie de Thérèse, une vieille dame peu désireuse de rejoindre l'Ehpad auquel on l'a condamnée. Pascale Dietrich manie l'ironie décomplexée pour mettre en scène la rigueur de cette petite entreprise: la mort est leur métier.

L'Agent - Pascale Dietrich – Liana Levi – 208 pages – 20€ - *** 
Lionel Germain


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lundi 18 novembre 2024

Vous allez rire





Paul est un humoriste belge qui ne fait plus rire. Quand on le découvre avec sa femme Clémence et son fils Marius, il est en route pour les vacances, ruminant le sombre projet de les abandonner sur une aire de repos. Le déclic a eu lieu après un sketch sur le dérèglement climatique où déguisé en arbre, il s’est vu crucifié par la vanité de l’exercice. Comment un éclat de rire pourrait-il d’ailleurs entamer la torpeur de l’humanité face à la canicule ? 


Paul s’en va, annule son couple et se réduit au vide existentiel en attendant de comprendre ce que l’élan vital exige de radicalité. Vous allez rire mais le chagrin de Quentin Jardon est d’une modernité brûlante.

Le chagrin moderne - Quentin Jardon – Flammarion – 256 pages – 19€ - ****
Lionel Germain



mercredi 6 novembre 2024

Tout ou presque sur King

 



Avec ce livre, le suédois Hans-Ǻke Lilja, – patron de la célèbre Lilja’s Library - The World of Stephen King, le portail le plus complet et le plus consulté sur King depuis 1996 – offre un portrait du "Roi de l’Horreur" qui surprendra le lecteur en lui montrant à quel point King est plus qu’un écrivain de fantastique, mais aussi un auteur de livres pour enfants, un éditeur, un vulgarisateur, un acteur, un réalisateur et même un musicien. 


Lilja est un "geek absolu" et nous livre même le détail du recueil de nouvelles que son idole publia à 13 ans avec son ami Chris Chelsey, imprimé et relié à la main à une dizaine d’exemplaires. Le fan a pu interviewer le maître à deux reprises, privilège rare, et ses deux longs entretiens inédits avec King constituent l’épine dorsale du livre. 

D’anecdotes en anecdotes, sur le ton d’un bavardage amical, avec le maître comme avec son lecteur tout au long du livre, Lilja reste un peu à la surface des choses: on aurait aimé en savoir davantage par exemple sur la réflexion de King sur le Mal. 

La grande affaire de King, le Mal, car ce n’est pas gratuitement, par jeu, qu’il écrit, quand même, de l’horreur. Dans un livre toujours pas traduit en français, l’américain Douglas E. Cowan ne l’appelle-t-il pas "dark theologian" (America’s Dark Theologian : The Religious Imagination of Stephen King, New York University Press, 2018)? 

Certes, King, élevé dans la religion méthodiste mais non pratiquant, ne proclame pas comme James Ellroy qu’il est un écrivain chrétien, mais il dit: "Religion is a dangerous tool… but I choose to believe God exists", une dimension de sa personnalité sur laquelle on n’insiste pas assez. 

Le compatriote de Lilja, le romancier suédois John Ajvide Lindqvist, signe la préface de ce petit livre et Yannick Chazareng, auteur de l’indispensable Guide Stephen King (toujours disponible dans la collection Hélios aux Nouvelles éditions ActuSF) se charge, lui d’une postface éclairante.

"Stephen King: Not Just Horror" – Hans-Ǻke Lilja – ActuSF – 196 pages – 15,90 € - **
François Rahier



mardi 5 novembre 2024

Marilyn la dingue


Il faudrait pouvoir oublier tout ce qu'on a déjà dit sur James Ellroy avant d'évoquer ces "Enchanteurs", deuxième épisode d'un Quintette sur Los Angeles. Depuis la trilogie Hopkins des années 80, on a manié l'encensoir et parfois la censure ou l'ellipse pour cerner le monstre littéraire. 

Au rayon des contradictions, lors d'une de nos rencontres pour la parution d'American Tabloïd, il déclarait en avril 1995 à Sud-Ouest: "Robert Kennedy avait une morale forte et comprenait très bien ce qu'était son père." Aujourd'hui, "Les Enchanteurs" n'épargne plus Bobby, "homme de main" de John, qui participe au complot contre Marilyn. 

Contradiction aussi sur sa posture. À l'époque, il se félicitait de son hypothétique sortie du "ghetto" de la littérature de genre. Désormais, il se revendique comme un auteur de romans noirs, une étiquette sous laquelle il vend dix fois plus de livres en France qu'aux États-Unis. 

Mais c'est du côté des constantes que le meilleur nous est offert. Tous les romans d'Ellroy donnent à entendre la voix des corrompus, des corrupteurs et des obsédés



Dans "Les Enchanteurs", on retrouve Freddy Otash, déjà en première ligne dans "Extorsion". Le journaliste voyeur prête son œil au lecteur pour découvrir les "dessous" de Los Angeles. Le 4 août 1962, Marilyn Monroe a lâché la rampe. Les feux sont braqués sur cette mort et les conséquences qu'elle peut avoir sur la Présidence de Kennedy. Kenneth Anger avec "Hollywood Babylone" avait effeuillé le catalogue des perversions. Ellroy le réinvente. 



Marilyn est une cinglée, la Cité des Anges est le refuge des âmes damnées. C'est cette part d'ombre et seulement cette part d'ombre qui fascine Ellroy. Une énergie vénéneuse dopée par la jouissance de toutes les transgressions parcourt ce nouvel épisode. Si vous cherchez la lumière, passez votre chemin. "Les Enchanteurs" est un grand roman. Noir.

Les Enchanteurs – James Ellroy – Traduit de l'américain par Sophie Aslanides et Séverine Weiss – Rivages – 672 pages – 26€ - ****
Lionel Germain


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lundi 4 novembre 2024

"Étranges étrangers"


"Tiré d'une histoire vraie", c'est la formule consacrée qu'emploie Agnès Jésupret, écrivain public, comme on qualifiait autrefois les porte-plumes au service des autres. Mais à travers le témoignage de Clara Ignorante, petite fille d'émigrés siciliens, la forme romanesque contribue davantage à nous faire partager le destin de cette famille de colons.


 
Parfois angoissante et toujours un peu douloureuse, l'expérience du départ commence à Caltanisseta, petit village où la terre n'a plus rien à offrir aux grands parents de Clara. Direction la Tunisie. Au début du Vingtième Siècle, le pays représente un eldorado pour ces Italiens. Beaucoup deviendront des Français, par intérêt mais aussi par fidélité à cette culture très proche qui leur offre un sort enviable à côté des Arabes condamnés à ne rester qu'une main d'œuvre corvéable à merci. 



La Seconde guerre mondiale va changer la donne. Les rafles de Juifs bouleversent l'ensemble des communautés que divise le choix d'une allégeance entre la France collaborationniste et l'Italie fasciste. Enfin le réveil de l'identité arabe encouragé par les pressions des armées alliées va contribuer à l'effondrement du paradis colonial.

En 1956, le processus d'indépendance est engagé et l'exil à l'envers commence. L'histoire de Clara Ignorante est aussi une histoire de règlements de comptes, d'intégration ratée, de découverte d'un pays, la France, qui considère ces Siciliens comme des Arabes. Un très difficile retour au réel de la décolonisation.

Les os noirs - Agnès Jésupret – Liana Levi – 192 pages – 19€ - ***  
Lionel Germain