mardi 30 juin 2020

Les enfants d'abord


Un des ressorts les plus courants du polar contemporain, c'est l'exhumation des "cold cases" qui explique d'ailleurs le succès déjà ancien de la série télévisée éponyme. Mais Arnaldur Indridason a une façon tellement singulière de s'emparer du thème qu'on se réjouit de la récidive. 





Après les romans consacrés à Erlendur, ceux dont Konrad est le héros tiennent toutes les promesses du genre. C'est donc ce flic à la retraite qu'on retrouve dans "Les Fantômes de Reykjavik". Indridason aborde le problème de la pédo-criminalité et du déni familial dans un pays qui semble accroché aux lisières de l'Europe et de la modernité.




Les Fantômes de Reykjavik – Arnaldur Indridason – Traduit de l'islandais par Éric Boury – Métailié noir – 320 pages – 21€ - ***
Lionel Germain 




lundi 29 juin 2020

Fatales séductions



A partir d'une histoire banale, celle d'un tueur en série père de famille, Dror Mishani orchestre un petit bijou de narration croisée entre les trois victimes dont on épouse le point de vue en occultant celui du prédateur. Et pourtant, l'avocat rondouillard séduit avec une patience exagérée les femmes auxquelles il se raconte volontiers. Outre l'excellente surprise de la fin, c'est le paradoxe de cette construction très habile: le personnage le plus transparent est une fabrication mensongère que le lecteur s'épuise à élucider.


Une Deux Trois – Dror Mishani – Traduit de l'hébreu par Laurence Sendrowicz – Série noire Gallimard - 330 pages – 19€ - ****
Lionel Germain




samedi 27 juin 2020

Le Mort à vif





Une femme sort de prison avec le souvenir obstiné de l'homme qui a partagé sa vie jusqu'au braquage d'une bijouterie en Espagne. Lui est mort derrière les barreaux, victime d'un codétenu. Elle est libre et cherche à se réinventer jusqu'au jour où tout la ramène à cet homme qu'elle a aimé et qui réaffirme sa présence au-delà de la mort. Dans la grande tradition du roman à suspense, Hervé Commère nous persuade de l'impossible.




Regarde – Hervé Commère – Fleuve noir – 310 pages – 18,90€ - ***
Lionel Germain




vendredi 26 juin 2020

Polar bipolaire




Que se passe-t-il quand on emménage à côté d'un tueur en série qu'on est la seule à pouvoir identifier avec certitude? Pour Peter Swanson, le contrat romanesque qui lie le psychopathe à son accusatrice consiste à tenir le défi du suspense et de la crédibilité des personnages jusqu'au bout. Une jeune femme bipolaire dont la police refuse le témoignage et un assassin justicier au-dessus de tout soupçon nous entraînent dans un duel presque amoureux que n'aurait pas renié Hitchcock.



Vis-à-vis – Peter Swanson – Traduit de l'américain par Christophe Cuq – Gallmeister – 384 pages – 23,60€ - ***
Lionel Germain




jeudi 25 juin 2020

Barjavel par Andrevon






Pertinente piqûre de rappel et hommage d’un grand de la SF d’aujourd’hui à un pionnier un peu oublié de l’écologie: "Barjavel fut le premier à pousser ce nécessaire cri d’alarme qui résonne encore, 77 ans après Ravage, à des oreilles solidement colmatées par les boules Quiès de l’ignorance ou du déni", écrit Andrevon. Portrait chaleureux et contrasté d’un écrivain au pessimisme tempéré par l’amour de la nature.




Barjavel et l’écologie - Jean-Pierre Andrevon - Revue Galaxies n° 62 -  192 pages - 11€ - *** - galaxies-sf.com
François Rahier – Sud-Ouest-dimanche – 5 janvier 2020




mercredi 24 juin 2020

Perdido


"High was the sun when we first came close
Low was the moon when we said adios"

C'est l'histoire d'un type qui se perd "en route". Au sens propre. Fils d'un homme et d'une femme qui n'ont d'autre fonction que de l'avoir mis au monde, il est porté par le hasard et la nécessité vers un avenir privé d'amour et d'espérance. 


Noëlle Renaude s'applique à exagérer tout ce que le roman se refuse d'habitude. L'existence du narrateur se déploie sans passion sur un arrière-plan doté d'un relief volontairement excessif, et le cliquetis des heures accompagne le parcours d'une tribu frappée par la disgrâce depuis les années soixante. C'est un premier roman prometteur où la mort fait mystère comme dans tout bon polar mais qui ne laisse pourtant au lecteur aucune incertitude sur la nature tragique du dénouement.



Les Abattus – Noëlle Renaude – Rivages noir – 410 pages – 20,90€ - ***
Lionel Germain







mardi 23 juin 2020

Paris, l'Ottomane


Invitez Raymond Khoury dans vos salons du livre. Il a vécu mille vies passionnantes, depuis le Liban d'où il a fui la guerre, jusqu'à Londres où il est passé de la City au scénario puis au roman. "Le Secret ottoman" est une uchronie audacieuse. Le cours de l'histoire a changé à Istanbul sous le règne de Mehmed IV grâce à un étrange visiteur qui permet aux Turcs de dominer le monde. En 2017, Paris est donc une ville où les églises rehaussées de dômes sont privées de leurs vitraux évocateurs de la gloire chrétienne. 



Pour Kamal, flic au service du régime, les contradictions s'accumulent, d'autant qu'il est amoureux de sa belle sœur Nisrine, avocate en lutte contre la dictature du sultan. On se régale du débat dans lequel nous entraîne malicieusement Raymond Khoury, mais un seul mot nous sépare à jamais de la fascination pour la "loi et l'ordre" de l'empire ottoman, en dépit de toutes nos perversions occidentales: Liberté.





Le secret ottoman – Raymond Khoury – Traduit de l'anglais (GB) par Florence Hertz – Presses de la Cité – 598 pages - 22€ - ***
Lionel Germain




lundi 22 juin 2020

Cachots sociaux


La puissance dévorante du "nouveau monde", celui des réseaux sociaux qui nous hameçonnent dans un maillage d'amitiés virtuelles et d'anonymes cracheurs de haine, apparaît dans ce roman comme la réalité déjà en point de mire. Ce qui était de la science-fiction avec Orwell conjugue au présent nos désirs programmés de consommateurs. 




Rob Hart a baptisé MotherCloud les grosses structures où se déploient les rayonnages et où s'agitent les "collaborateurs" d'un système qui ne laisse rien au hasard. C'est effrayant dans une fiction de sentir à quel point cette barbarie feutrée est déjà celle qui nous gouverne. En intégrant MotherCloud, Paxton, le dindon de cette farce, croit se sauver de la misère à laquelle son nouveau maître l'avait contraint. Mais nos rêves sont des productions MotherCloud. Les jeux sont faits.   



MotherCloud – Rob Hart – Traduit de l'américain par Michael Belano - Belfond noir – 414 pages – 21,90€ - ***
Lionel Germain





samedi 20 juin 2020

Adieu Kouplan



La fin d'une série laisse toujours le lecteur partagé entre la satisfaction de voir se résoudre son questionnement et la frustration d'abandonner un personnage. Le même sentiment accable sans doute momentanément Sara Lövestam, l'autrice suédoise qui a imaginé les aventures de Kouplan, "sans papier" d'origine iranienne, longtemps SDF, détective amateur et transsexuel. Une valise de problèmes dont le fardeau s'allège avec cette dernière enquête qui vise à renouer le lien familial brisé par l'exil. Adieu Kouplan, et vive la Suède!



Là où se trouve le cœur – Sara Lövestam – Traduit du suédois par Cecilia Klinteback – Robert Laffont La Bête noire – 342 pages – 18,90€ - ***
Lionel Germain




vendredi 19 juin 2020

Dommages collatéraux





Deux vétérans de retour d'Afghanistan se retrouvent à Marseille, l'un en chaise roulante, l'autre sous antidépresseurs. Pour le caporal-chef Vincent Castillo, la guerre n'est qu'un des éléments de son drame personnel noué autour d'un grand vide affectif. Gérard Lecas offre un beau portrait d'homme blessé, perdu dans une France où les fantômes des conflits lointains réactualisent son cauchemar.




Deux balles – Gérard Lecas – Jigal – 216 pages – 18,50€ - *** 
Lionel Germain




jeudi 18 juin 2020

Démons et merveilles



Dès les premières lignes de cette uchronie déjantée, le lecteur, pris au jeu, pris au piège, dérape, perd ses repères, et s’immerge avec délices dans une Europe imaginaire conjuguant le meilleur et le pire de son histoire. Mais cette dernière – avec un grand H – n’est jamais loin, et si, dans l’outre-monde, veillent mages, enchanteurs et tout le peuple des fées, des bruits de botte se font entendre. Nous sommes en 1937 d’une ère indéterminée.




Opération Sabines - Nicolas Texier - Les Moutons électriques - 363 pages - 23€ - ****
François Rahier – Sud-Ouest-dimanche – 25 mars 2018





mercredi 17 juin 2020

Courants d'air





Un petit chef d'œuvre de tendresse que ce personnage de Kouplan, passager clandestin en terre d'asile suédoise (qui renâcle à reconnaître son existence). On pourrait ne pas y croire mais c'est tellement juste et éloigné de tout pathos qu'on s'identifie à ce client des courants d'air, détective privé sans licence, locataire des parvis glacés du métro, embarqué ici dans une enquête des plus classiques sur un mari infidèle.




Libre comme l'air – Sara Lövestam – Traduit du suédois par Esther Sermage – Pocket – 408 pages – 7,90€ - ****
Lionel Germain




mardi 16 juin 2020

Morts au camping


Comme tous les vrais durs, Jacky Schwartzmann se protège d'une tendresse menaçante derrière un regard affûté comme un sabre. Dans cette "Pension complète" aucune tête n'échappe au sabre: Vieux, jeune, riche ou pauvre, chacun dissimule des idées tordues sous une grimace de savoir-vivre. À commencer par Dino, jeune homme des "cités" égaré dans les bras d'une riche héritière luxembourgeoise de trente-deux ans son aînée. Mais c'est là aussi que perce la tendresse de l'auteur dont le personnage ne coïncide pas tout à fait avec son statut de "gigolo". Lors d'une escapade contrainte vingt ans plus tard, sa rencontre avec l'écrivain Charles Desservy, ancien prix Goncourt, est aussi dû à ce hasard qui est aux pauvres ce que "le destin est aux riches."





Dans un camping du bord de mer, Charles et Dino sont des voisins d'escale. "Les écrivains font rêver. C'est parfaitement inexplicable, mais c'est ainsi." On meurt pourtant beaucoup dans l'entourage de ce couple improbable. Jacky Schwartzmann s'en donne à cœur joie contre les préjugés avec une verve très poétiquement incorrecte.






Pension complète - Jacky Schwartzmann - Points Policiers - 216 pages - 6,50€ - 
Lionel Germain




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lundi 15 juin 2020

Féminin pluriel


C'est une affaire de famille. On sait du côté de Naples ce qui se cache derrière le mot "famille". Chez les "Acampora", demandez la mère, Michele, et les deux filles, Dina et Alessia, et vous aurez un échantillon de mafia grenobloise qui vaut son pesant d'embrouilles. Au sein de ce brelan de dames, une seule, Dina, a refusé de participer aux combines de Leone, le père, et travaille dans l'humanitaire. Alessia, elle, est pharmacienne mais les prescriptions homéopathiques qu'elle honore dissimulent un lucratif trafic de cocaïne. Quant à la mère, c'est par elle que le malheur arrive sous la forme d'un contrat sur sa tête. Par peur de s'ennuyer en enfer, Leone agonisant a recruté un tueur chargé de l'éliminer.




Pascale Dietrich s'amuse à déconstruire la logique machiste sans être dupe du modèle que produirait un simple renversement des rôles. Dans cette comédie noire où les femmes refusent la toute-puissance des hommes, on passe du rire au soupçon envers les projets ambitieux de "crime organisé" que prépare Alessia l'héritière. Reste Dina, la dame de cœur, pour sauver la morale de l'histoire.





Les mafieuses - Pascale Dietrich - J'ai Lu - 192 pages - 7,10€ -
Lionel Germain  



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vendredi 12 juin 2020

La mémoire et ses failles


On sait depuis Proust que la mémoire est le terrain de jeu des romanciers, et Jérôme Loubry joue au sens propre avec les traces indéchiffrables qui émergent de l'enfance. David est écrivain, Samuel est éditeur, mais la vie de ces personnages en 2017 n'est qu'une compilation de saisons dont chacune écrase la précédente pour aboutir au palimpseste silencieux du présent. Amis d'enfance, ils ont fréquenté en 1986 un centre de vacances ouvrier. Ils ont 12 ans et leur duo insouciant s'anime encore avec l'arrivée de la petite Julie. Dans ce récit où un changement climatique des consciences semble avoir érodé la saison initiale, Jérôme Loubry s'empare de la maladie d'Alzheimer pour suggérer l'autre effacement irréversible dont est victime la femme du "patron" retrouvée pendue. Ce suicide, la disparition de Julie et les problèmes économiques de l'entreprise se réactualisent trente ans plus tard sous la forme d'un roman anonyme expédié aux amis d'enfance. Qui en est l'auteur, et quel est son but? Le vertige littéraire convoque les fantômes du passé. Avec une infinie tendresse.


Le douzième chapitre - Jérôme Loubry - Le Livre de poche - 360 pages - 7,90€
Lionel Germain



Prix du Polar Sud-Ouest/Lire-en-poche 2020



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jeudi 11 juin 2020

Voyage sans retour





Le Soleil s’emballe, la Terre va mourir. L’humanité se lance alors dans l’entreprise la plus folle de son histoire: équipée de gigantesques moteurs, la planète bleue devient un astre errant en quête d’une étoile plus favorable. L’adaptation récente de Frant Gwo est devenue le premier blockbuster du cinéma chinois. Plus sagement, le livre prend en compte les changements sociétaux d’un monde rompant définitivement avec son origine.




Terre errante - Liu Cixin - Traduit du chinois par Gwennaël Gaffric -  Actes Sud - 78 pages - 9 € - ****
François Rahier – Sud-Ouest-dimanche – 19 janvier 2020



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mercredi 10 juin 2020

Passion du ring


Élie Robert-Nicoud est bien connu des amateurs de polars sous le nom de Louis Sanders. C'est derrière ce pseudonyme qu'il a publié aux éditions Rivages quelques romans inspirés par la communauté anglaise de Dordogne. Les "scènes de boxe" sont les confessions d'un fils qui rêvait de monter sur le ring, comme son père. Elles nous racontent la légende des pauvres qui ont brûlé leur vie entre les cordes: Joe Frazier, Sonny Liston, Mike Tyson. L'histoire d'une passion "que les boxeurs eux-mêmes détestent".

 


"La boxe n'est pas un sport lumineux, c'est un sport de l'ombre, de la peur de la nuit. La peur de ne pas savoir faire autre chose que boxer. Et parfois aussi la peur de voir son fils se mettre à boxer."







Le polar aime fouiner dans les coins obscurs. Une salle de boxe, ça pue la sueur et ça hait la lumière du jour. Dans cette réédition d'un livre paru chez Stock en 2017, Sanders, auteur de romans noirs, redonne la parole à Robert-Nicoud qui mêle souvenirs personnels et anecdotes sur le monde de la boxe. Miles Davis par exemple en était obsédé au point de lui dédier un album, A tribute to Jack Johnson enregistré en 1970. Miles s'était lié d'amitié avec Johnny Bratton, surnommé Honey Boy. Bratton fut champion du monde des poids welters en 1951. Il figure dans l'album de Miles aux côtés de Archie Moore, Sugar Ray ou Ali, qui ont donné leur nom à un morceau. Mais en 1979, Honey Boy n'est plus qu'un clochard qui hante le hall d'un palace délabré. Tout comme Panama Al Brown, amant de Cocteau qui fréquentait le Bœuf sur le toit, et qui meurt en 1951 dans les rues de New-York.

Retrouvailles grandioses enfin entre Ali et Frazier pour lequel l'auteur ne cache pas son admiration. En 1975, à Manille, pour leur troisième rencontre, Ali est accueilli comme une rock star et touche six millions de dollars, Frazier arrive dans l'indifférence générale en pleine nuit et perçoit trois millions de dollars. Pour un combat homérique dont Robert-Nicoud est persuadé que le vainqueur n'est pas celui qui a levé les bras à la fin du match.

Un hommage au côté sombre de notre humanité.

Scènes de boxe - Elie Robert-Nicoud - Rivages/Noirs - 250 pages - 7,50€

Lionel Germain



Sélectionné pour le Prix du Polar Sud-Ouest/Lire-en-poche



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mardi 9 juin 2020

Du rire aux trousses


Avec "Révolution", le scénariste orchestre la rencontre entre deux personnages "qui n'ont plus rien à perdre que leurs chaînes". George Berchanko, informaticien au "teint de blette", navigue sur des chantiers pour des jobs sans rapport avec sa qualification. Pandora, une aventurière titulaire d'un bac G, a erré sur le marché du travail avant d'opter pour l'agence d'intérim qui l'envoie détruire un calvaire au marteau piqueur. La jonction entre les deux intérimaires se fait devant un comptoir. Le genre de coup de foudre qui coûte un bras au producteur parce que Sébastien Gendron n'aime pas trop la guimauve. Le voyage de noces rebelles se prépare en bloquant l'autoroute estivale. Attention, révolution imminente.

Révolution – Sébastien Gendron – Folio Gallimard – 416 pages – 8,50€
Lionel Germain

Sélectionné pour le Prix du Polar Sud-Ouest/Lire-en-poche


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lundi 8 juin 2020

Double peine




La cavale est parfois une promesse d'honnête homme. Du moins, c'est cet angle-là que choisit Fabrice Rose pour nous raconter les conséquences d'une évasion. Marc Man en prison à Fresnes, a reçu la visite de sa fille Alex qui lui rappelle à quel point il a manqué à ses devoirs de mari et de père. Double peine pour le braqueur dont la rédemption passera par une cavale d'ange gardien. Sa fille menacée par des branques a besoin de lui. Et le père tient parole. Violence et fureur entre intégrisme et criminalité crapuleuse.



Tel père, telle fille – Fabrice Rose – Robert Laffont La Bête noire – 320 pages – 16,90€  - *** 
Lionel Germain




samedi 6 juin 2020

Du côté de chez Swann


"Tous deux faisaient face à un miroir et c'est dans son eau grise qu'ils se regardaient." (Simenon – "Pietr le Letton")






L'inspecteur Avril m'avait prévenu. C'était une mission difficile. Il avait disparu depuis seize ans et aucune enquête n'avait permis de retrouver sa trace. Même un cadavre aurait soulagé la conscience des vieux briscards de la PJ, mais rien. On m'avait abandonné dans un bureau au centre duquel trônait un poêle en fonte éteint depuis la fin de la guerre. Sur les étagères métalliques, on avait rangé les 102 dossiers importants dont s'était occupé le commissaire avant de s'évaporer dans la nature. Cela représentait des milliers de pages à éplucher pour y dénicher un indice. Les collègues avaient planqué jour et nuit à Meung-sur-Loire devant la petite maison qu'il avait achetée pour sa retraite. Le jardin que sa femme entretenait avec amour était devenu une véritable jungle et les copains de bistrots avaient perdu la mémoire. À quand donc remontait la dernière partie de cartes? Je ne l'avais personnellement jamais rencontré et je n'avais de lui qu'une idée assez floue colportée par la rumeur. La légende, devrais-je dire. 




Les inspecteurs Boileau et Narcejac (1) prétendaient que "sa démarche ne relevait pas de la logique parce que le coupable obéit (…) à une inclination puissante et informulable, tressée d'instinct et de liberté.Francis Lacassin (2) , le divisionnaire, soulignait "son insatisfaction de livrer à la répression judiciaire un coupable qu'il considère comme une victime". Drôle de flic! Tout le monde insistait sur son côté humain et j'avais du mal à imaginer qu'il pût être l'objet d'une vengeance. Malgré tout, j'aurais dû logiquement commencer par feuilleter les rapports les plus récents. Cette affaire avec M. Charles par exemple qui datait de 1972. Et puis j'éprouvais soudain le sentiment qu'il me fallait négliger les indices matériels pour composer avec l'épaisseur du personnage. Ma main attrapa le dossier qui inaugurait la série. Pietr le Letton. L'affaire proprement dite eut lieu en 1929 et le commissaire, qui avait 45 ans, officiait à la première brigade mobile. J'éludai les contingences de la chronologie et m'enfonçai dans la genèse du mythe.






Pietr le Letton était un criminel international. Il avait un frère jumeau, Hans, auquel il confiait toutes les basses besognes et qu'il torturait mentalement. Un jour, Hans tua Pietr et tenta de prendre sa place. Mais Pietr était un intellectuel et Hans un vagabond. Et le commissaire ne traquait pas un assassin, il traquait ses métamorphoses. J'étais fasciné par cette découverte. Le commissaire lui-même épousait peu à peu les contours de cette ombre après laquelle il s'épuisait. Il aurait pu l'arrêter cent fois mais il préférait mettre ses pas dans les siens, fréquenter les mêmes bars et s'enivrer du regard aux mêmes reflets d'absinthe. Parfois, il s'en défendait, prétendant qu'il s'agissait d'un jeu et que son personnage était "tout extérieur". Mais ça ne tenait pas. On ne joue pas avec sa vie.






Et c'est ainsi que nous nous retrouvâmes du côté de chez Swann, à Fécamp. Mme Swann possédait une villa tout près du casino. Pietr était son mari. Il n'était plus alors letton mais norvégien, s'appelait Olaf et naviguait en qualité de second officier. Le commissaire ne savait pas tout encore de ces destinées qui s'entrecroisaient, Hans et Fedor Yourovitch le vagabond, Pietr et Olaf Swann. Il ne voulait pas prendre mais comprendre. Ne pas rester insensible au désarroi de madame Swann surprise dans la tiédeur de sa villa. Pour cela, il fallait trouver la "fissure" de Hans. C'était la théorie du commissaire. "Le moment, autrement dit, où, derrière le joueur apparaît l'homme". Et il était allé jusqu'au bout. Jusqu'à cette plage où Hans avait donné rendez-vous à Berthe Swann pour en finir avec tous les fantômes du passé. Le commissaire avait joué le rôle du destin en empêchant le crime. Ensuite, Hans et lui s'étaient retrouvés à l'hôtel. Hans avait raconté son drame. "Ils étaient en robe de chambre tous les deux. Ils avaient partagé les bouteilles de rhum…".




Je connaissais la fin d'une autre histoire. Le commissaire ne confondait pas les coupables, il se confondait avec eux. Dès cette première enquête, il avait suffisamment mêlé les signes pour qu'on perdit sa trace. Alors, un jour de février 1972, il avait pris sa femme par la main et tous deux s'étaient enfuis à travers le miroir.

(1) Boileau et Narcejac – "Le Roman policier" (Que Sais-je?)
(2) Francis Laccassin – "Mythologie du roman policier" (10/18)

Tout Maigret – Simenon – Omnibus - 10 volumes - environ 1000 pages par volume – 28€ le volume - ****
Lionel Germain – Sud-Ouest dimanche – avril 1988




vendredi 5 juin 2020

Marlowe drame


Quand il meurt d'une pneumonie le 26 mars 1959 à La Jolla en Californie, Raymond Chandler laisse les quatre premiers chapitres d'un roman intitulé "The Poodle Spring-s Story". Trente ans plus tard, il fallait un chandlérien aussi inconditionnel que Robert Brown-Parker, auteur d'une thèse de doctorat sur le détective privé dans les romans de Hammett, Chandler et Ross McDonald, pour tenter d'achever cette aventure de Philip Marlowe. De Robert Brown Parker mort en 2010, on connaissait les romans traduits pour la Série noire et Mazarine dont le héros, Spenser, au nom aussi élisabéthain que le Marlowe de Chandler, est un détective privé sentimental officiant à Boston.


Dans "Marlowe emménage" publié par Gallimard sous la double signature Chandler/Parker, le détective a épousé Linda Loring, la milliardaire rencontrée dans "The long Goodbye" (Sur un air de navaja). Parallèlement à ses problèmes conjugaux tout neufs, il enquête à la demande d'un directeur de casino sur l'évaporation d'un mauvais payeur. La correspondance de Chandler (publiée en deux tomes chez Bourgois) nous renseigne utilement sur la perception qu'il avait de son œuvre. 




On y apprend par exemple ses difficultés à bâtir une intrigue et son plaisir à construire les parties dialoguées. Parker s'acquitte assez bien de la tâche. L'histoire de ce photographe bigame est suffisamment biscornue pour que Chandler en soit l'auteur et l'enchaînement des répliques est parfait. Marlowe agit conformément aux quatre premiers chapitres de Chandler. Ce n'est pas le Marlowe de 1939, celui du Grand Sommeil, dur, cynique, et légèrement paniqué par les femmes au point de déchirer sa literie quand la dangereuse Carmen Sternwood s'offre à lui ou celui qui "a peur de toucher" la troublante Merle Davis en 1942 dans "La grande fenêtre", non, le Marlowe que nous découvrons-là, achève l'évolution amorcée en 1952 quand Chandler a pris conscience que le côté "dur" de son personnage "devenait affecté". 

Sans nous priver de son regard désabusé sur le monde, Marlowe dans "The long Goodbye" éprouve des sentiments qui le fragilisent davantage. Chandler avait de l'avance. En transformant une intrigue secondaire en intrigue principale (le titre français est éloquent), Parker adoube Marlowe au sein du fief des héros contemporains de romans noirs, où les détectives nous destinent une chronique détaillée de leurs désastres conjugaux.   

Marlowe emménage – Parker/Chandler – Gallimard (1990) - ***
Lionel Germain





jeudi 4 juin 2020

Naissance de la SF




On confond souvent la créature, qui est demeurée sans nom, avec son créateur, le fameux docteur. Qui des deux est le monstre? Ce dico très complet constitue une indispensable piqûre de rappel: en mars 1818, une très jeune fille, Mary Shelley, la femme du poète, imaginait cette histoire, imprégnée du romantisme échevelé des débuts du XIXe siècle, qui signait en même temps la naissance de la SF avec le lien introduit entre la vie et l’électricité.




Dictionnaire Frankenstein - Claude Aziza – Bibliomnibus - 205 pages - 16€ - ****
François Rahier – Sud-Ouest-dimanche – 11 mars 2018




mercredi 3 juin 2020

"Negros" dans la ville blanche


Dix heures par jour, 3 euros de l'heure, sous un soleil de plomb, c'est le sort réservé aux forçats de l'agriculture européenne. Dans le désert espagnol, les serres où poussent nos tomates forment une mer de plastique défiant toutes les règles environnementales avec la bénédiction de Bruxelles. C'est là que Gilles Vincent envoie son personnage de photographe, Thomas Volner, pour une enquête sur l'esclavage moderne des travailleurs africains. Mais une affaire de disparition d'enfants retrouvés peu à peu pendus comme des poupées aux branches des arbres pourraient bien transformer les "negros" en boucs émissaires.


Gilles Vincent avait déjà abordé les séquelles de la guerre d'Espagne dans "Beso de la muerte". "Les poupées de Nijar" reconvoque les fantômes du franquisme dans ce décor apocalyptique où les Marocains participent à l'exploitation des plus pauvres. La commissaire Alba Martin Robles mène l'enquête sur les disparitions, flanquée d'un adjoint qui s'est illustré dans les brigades politiques sous Franco, un "facho à l'allure de danseur de tango".




Dans la petite ville "blanche", les "negros" ne sont pas les bienvenus et le patron du bar exprime son hostilité envers les Africains, quelques dizaines de milliers qui espèrent malgré leur mise sous coupe réglée, rejoindre les "millions" déjà passés en Europe du nord. Une hypothèse de submersion que la mafia locale rend de toute façon impossible.

Les poupées de Nijar – Gilles Vincent – Au Diable Vauvert – 368 pages – 20€ - *** 
Lionel Germain





mardi 2 juin 2020

Troisième génération


La plus jeune s'appelle Audrey. Étudiante en criminologie, elle a de l'épaisseur au sens propre et un fort débit d'alcool. Elle est la fille de Jim Walczak, flic imbibé qui n'a jamais digéré l'assassinat de son père, Stan, en 1965. Duane Swierczynski élève un mausolée de trois étages à cette dynastie de flics polonais de Philadelphie, une ville où la "jungle" désigne les quartiers noirs. 



Car c'est cet angle de la lutte raciale qui prime ici. L'idée abominable d'un plan soumettant les minorités à l'emprise de la drogue avait également été évoquée par Ellroy, et après l'assassinat de George Floyd à Minneapolis, la flambée qui fait roussir le crépi de la Maison Blanche puise son carburant dans la colère de "Negroville".






Revolver – Duane Swierczynski – Traduit de l'américain par Sophie Aslanides – Rivages noir – 384 pages – 23€ - ***
Lionel Germain