mercredi 26 novembre 2025

NO-KI-A !, investir dans l'humain


Lorsque le charismatique président de Nokia, Kari Kairamo (Kristo Salminen) se suicide le 11 décembre 1988, l’entreprise de téléphonie – outre le caoutchouc et le papier – tremblait déjà sur ses bases. Finies les fêtes annuelles de célébration des résultats, comme celle d’avril 1988, où tout l’état-major se gargarise: d’excellents en apparence, les résultats en question ont sombré dans le rouge vif. Car si 1987 avait été une année de forte expansion et d’acquisitions, notamment dans le secteur de l’électronique grand public, ces acquisitions multisectorielles et internationales ont généré un endettement colossal que les banques ne veulent plus assumer. 

L’action s’est effondrée, des décisions stratégiques sont à prendre. Vendre le secteur "papier", dont Nokia fut un acteur majeur, pour faire rentrer du cash, il n’en est pas question pour Kari Kairamo dont la grande devise d’homme visionnaire, créatif et fantasque, était "Investing in people", "Investir dans l’humain". 

Dès après son décès, il faut très vite se recentrer sur les industries du futur, essentiellement la téléphonie mobile. Nokia était déjà engagée dans cette voie en 1987 grâce à son téléphone portable de pointe le "Cityman", de la taille d’une chaussure. Mais la concurrence était cependant rude, principalement avec Motorola et son "Micro Tac", deux fois moins lourd.

Un trio de choc composé d’un cadre ambitieux et clairvoyant Jorma Ollila (Sampo Sarkola), d’un ingénieur surdoué, workaholic et tête brûlée, Risto Salminen (Aku Sipola) et d’une jeune juriste déterminée, Katarina Tammi (Satu Tuuli Karhu), va mettre toute son énergie – et même au-delà – pour relever le défi de la miniaturisation et du passage capital de l’analogique NMT au numérique GSM. Tous trois persuadés que l’entreprise peut devenir un des très grands de la téléphonie mondiale et qu’elle doit choisir entre la faillite ou le génie, ils veulent redéfinir et opérer des choix stratégiques majeurs.

Une vraie course d’obstacles, passionnante, qui met en relief les relations humaines, les luttes personnelles, les alliances et les doutes. Une tension qui va croissant lorsqu’il faut affronter un procès à haut risque contre le géant américain Motorola, pour contrefaçon et violation de droit. Dans ce duel au couteau, ce David contre Goliath version tech, Katarina va démontrer toute son ingéniosité, faisant preuve d’une maîtrise et d’un talent exceptionnel, avec l’aide efficace de son collègue – et vieil ami de fac – Aki Makkonen (Emil Kihlström). 

Le génie, c’est celui de Risto et de son équipe de geeks azimutés, "le gang de Salo" (petite ville à l’Est d’Helsinki) acharnés au travail, et dont le cri de guerre est NO-KI-A ! Dans le cadre du programme "Objectif Europe Juillet 91", ils veulent être les leaders dans le développement du premier mobile GSM numérique. Ce sera le mythique Nokia GSM 101.

Pour cela, il faut investir et lors d’une réunion houleuse, c’est une pression maximale que, Risto, pilote du projet, met sur Jorma, trop sur la réserve à son goût. Ce dernier, lors d’un CA déterminant, obtiendra gain de cause, grâce à sa vision de l’avenir et à son pouvoir de persuasion. Ce sera alors le début de la prodigieuse aventure de cette marque qui a fait connaître la Finlande dans le monde entier.

Bien que mêlant business, ambition et bouleversements personnels, "Made in Finland", avec son aspect documentaire, ne s’inscrit pas dans la même lignée que les séries américaines consacrées aux start-up qui ont marqué leur époque, telles  "WeCrashed"(sur WeWork), "The Dropout" (sur Theranos) ou "Super Pumped" (sur Uber). Pas d’approche clinquante, pas de mystère, une saga haletante et fascinante, témoignant de l’histoire de la tech mondiale, mais aussi de l’authenticité d’un pays qui, avec son flegme et son esprit pince-sans-rire, donne toujours l’impression de se moquer de ses propres défauts.

Made in Finland – 1 saison, 6 épisodes (50 mn) – Arte.TV - *** 

Créée par Maarit Lalli, Kaarina Hazard, Jyrki Väisänen, Lassi Vierikko, Leo Viirret

Réalisée par Maarit Lalli

Avec Sampo Sarkola, Aku Sipola, Satu Tuuli Karhu, Kristo Salminen, Emil Kihlström, Oona Airola, Niina Nurminen
Alain Barnoud





mardi 25 novembre 2025

Un huis clos dans l’espace





Rétrofiction crépusculaire (nous sommes en 2021 et le fragile équilibre géostratégique qui avait présidé au lancement de l’ISS au tournant du siècle se fragilise), ce thriller très hard science se mue en drame métaphysique quand une fuite d’ammoniac se produit: si sabotage il y a, dans ce huis clos hyperconnecté, le coupable n’est-il pas l’étranger, le Russe, en passe de devenir l’Autre absolu?



Archéologue de formation, auteur de polars antiques encore inédits en français, Jakub Szamałek est aussi à l’aise dans le jeu vidéo (il est l’un des concepteurs de "The Witcher") et le thriller: sa trilogie sur le dark web a reçu plusieurs prix en France.

Pour "La Station", le réalisme époustouflant de ses descriptions basé sur une documentation extrêmement précise laisserait croire qu’il a accompagné Thomas Pesquet dans ses aventures (l’astronaute français figurant incidemment au casting p.38).

La Station - Jakub Szamałek - Traduit du polonais par Kamil Bararski - Métailié noir - 380 pages - 23€, ebook 12,99€.
François Rahier


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lundi 24 novembre 2025

Le monde menaçant de Peter


René Manzor a parfois travaillé en famille avec ses frères Jean-Félix et Francis (le plus sulfureux des Lalanne) mais il est aussi un auteur de polar, primé à Cognac en 2014.



Au cœur de la Pennsylvanie, survivre, c'est ce que Peter a appris de son père pour le jour où ils devront plier bagage devant un ennemi aussi mystérieux qu'insaisissable. L'enfant de 11 ans a subi pendant deux ans un entraînement de commando, est devenu un as aux échecs et a développé une mémoire phénoménale pour engranger des numéros de téléphone et des codes. Le père désormais disparu dans un lieu secret, c'est Peter qui a la charge de sa mère. 



Et le jour où cette menace devient tangible, il se réfugie avec elle dans une ferme de la communauté Amish. Sur ce thème périlleux de la théorie du complot, René Manzor a réussi un bon thriller américain. On veut absolument savoir quelle est la nature de cette menace, on tremble pour Peter.

Quand ils viendront - René Manzor – Calmann-Lévy – 448 pages – 21,90€ - ***
Lionel Germain


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mercredi 19 novembre 2025

Vilaines filles, mauvais garçon


Comment se débarrasser d’un beau-frère toxique? Il ne faut pas trop titiller les cinq sœurs Garvey, irlandaises bon teint, qui se sont promis, au décès prématuré de leurs parents, de toujours se protéger mutuellement. Quatre d’entre elles, Eva (Sharon Horgan), Ursula (Eva Birthistle), Bibi (Sarah Greene) et Becka (Eva Hewson) volent, de manigances en manigances, au secours de la cinquième, Grace (Anne-Marie Duff). 

Victime d’un mari violent, John-Paul (Claes Bang, "The Square", "The Northman"), odieux et tyrannique, Grace confie peu à peu à ses sœurs les souffrances et les humiliations qu’elle subit depuis des années de la part de ce grand narcissique pervers. Ayant juré sa perte, les frangines ne cessent d’échafauder des plans pour supprimer le "Gland" – "The Prick" dans la v.o., à savoir "le connard", et même, plus crûment, "la bite" - surnom qu’elles ont donné à celui qui leur rend à toutes la vie impossible et qui éprouve une extrême jouissance à faire le mal. 

Lorsque débute la série, nous assistons à ses obsèques, une cérémonie narquoise pour celui qui a été retrouvé mort dans un bois quelques jours plus tôt.

La tension va progressivement s’exacerber pour déterminer si l'une des sœurs a pu le faire passer de vie à trépas. Et, de plus, dans le cas d’un complot avéré, les sœurs se feront-elles prendre? Chacune d’entre elles a sa propre personnalité, son rôle distinct, et toutes restent unies dans la vie comme dans la mort. 

Les raisons et les moyens de chacune pour s’engager dans le projet de faire la peau au "beauf" seront l’objet de révélations successives bien ficelées. Ce dessein réalisé, elles se retrouvent très vite harcelées par un duo de frères assureurs, Thomas Claffin (Brian Gleeson) et son demi-frère Matthew (Daryl McCormack), prêts à tout pour prouver que la mort du "Gland" n’était pas accidentelle et pour ne pas payer l’assurance-vie. Une enquête qui, en conséquence, menace de révéler le crime du clan Garvey.

Série irlandaise non conventionnelle tournée à Sandycove, petit village côtier du comté de Dublin, "Bad Sisters" est le remake de la série belge "Le clan" (2012), et revisite subtilement l’humour classique anglais qui prend là un ton plus macabre, noir et décalé. Portée magistralement par Sharon Horgan – interprète formidable de l’excellente série "Catastrophe", saluée par le public international – "Bad Sisters" est autant un drame, qu’une comédie, qu’un thriller célébrant de façon bouleversante la force de la sororité.

Actrice et co-productrice, Sharon Horgan a lancé sa carrière après ses 30 ans à la BBC et est devenue une figure incontournable de la comédie Outre-Manche. Admirablement convaincante dans le rôle d’Eva, la "meneuse" du clan, elle pose un regard acéré sur la société britannique, attaque de front le sujet des violences conjugales et du patriarcat. 

On est souvent proche de "Big Little Lies" ou de "Desesperate Housewives" quand se mêlent, sans clichés, la comédie et le drame. Comme Au travers du récit de ce qu’a enduré Grace, l’épouse soumise, toujours rabaissée et sans cesse appelée cruellement "maman" par le "Gland". En s’en prenant à l’absence de réaction de sa femme, il se sentait exister, avant que la vengeance des sœurs ne lui soit fatale.

Bad Sisters (saison 1, 10 épisodes de 60 minutes) – **** - Apple TV+

Créée par Sharon Horgan, Brett Baer, Dave Finkel

Réalisée par Dearbhla Walsh, Josephine Bornebusch, Rebecca Gatward

Avec : Sharon Horgan, Eva Birthistle, Sarah Greene, Eva Hewson, Anne-Marie Duff, Claes Bang, Brian Gleeson, Daryl McCormack
Alain Barnoud






mardi 18 novembre 2025

La grande guerre des Mechas


Dernier article inédit que nous avait confié François. Tous les mardis sur les réseaux sociaux, nous publierons une de ses anciennes chroniques. Black-Libelle

*****

Dans un futur à la géopolitique cabossée – le Royaume-Uni post Brexit a rejoint les States qui s’immiscent dans une guerre intra-européenne entre une Scandinavie socialiste et des états consuméristes – une petite escouade est envoyée au-delà de la ligne de front récupérer un soldat perdu, et sans doute très important, un "Héritier". 

Nous reconnaissons bien sûr ici le pitch du film de Steven Spielberg "Il faut sauver le soldat Ryan". Mais nous ne sommes plus en 39-45, et ces simples soldats – un peu "augmentés" quand même -, sont de la chair à canon, des "petits, [des] obscurs, [des] sans grades", comme le dit Rostand dans L’Aiglon. 



La gloire sur le terrain revient à des chevaliers des temps futurs, que l’auteur appelle des "Scions" en anglais ou des "Héritiers" en français, que le titre original désigne comme des "Ironclads" et la traduction comme des "Cuirassés". Des gamins bourrés de fric qui s’amusent comme des petits fous, nichés au creux de gigantesques et onéreuses machines de guerre humanoïdes, et que leurs papa-maman veulent récupérer s’ils ont été un peu trop loin? Pas si simple que ça quand même, l’intrigue est complexe et pleine de leurres. 


Les "Mechas" comme on les appelle aujourd’hui sont apparus au Japon dans les années 1970 avec la vague du manga et de l’anime, "Goldorak" au tout premier chef. Et la SF militaire japonaise aujourd’hui leur fait une place importante. Mais on retrouve ces exosquelettes guerriers un peu partout, au cinéma en particulier, depuis "Aliens", le retour, avec celui qu’emprunte Ripley pour combattre le monstre, ou la franchise des "Avatar" de James Cameron, dont le 3e opus sort sur les écrans le 17 décembre - et également dans l’univers de la BD ou du gaming. 

Tchaikovsky est anglais et a été révélé par "Dans la toile du temps" en 2018, une histoire de colonies spatiales où l’hypothèse de la terraformation rejoint celle du transhumanisme. Amateur de SF militaire il avait imaginé plus tard, dans "Chiens de guerre" le soldat augmenté idéal, des chiens, des ours, pourquoi pas des abeilles, tous biomorphes, générés par des programmes informatiques, connectés – et surarmés. Le livre adoptait le point de vue du chien. Ici c’est un sergent-chef qui parle, un sergent-chef à la Heinlein, qui ne s’en laisse pas conter, gouailleur et fidèle. "Chef, oui chef".

Cuirassés – Adrian Tchaikovsky – Traduit de l’anglais par Laurent Queyssi - Le Bélial’ – 151 pages – 12,90 €
François Rahier




lundi 17 novembre 2025

Du mauvais côté de nous-mêmes


Joanna sort un soir pour boire un verre avec une amie quand un homme l'agresse sexuellement en public. Son caractère furtif et la présence des autres qui ne remarquent rien, rendent l'agression encore plus effrayante. Sur le chemin du retour, elle pense être suivie par ce même agresseur. Saisie d'une peur incontrôlable quand l'homme se rapproche, elle se retourne, le pousse violemment, il tombe…  et elle découvre avec stupeur qu'elle a tué un parfait inconnu en train de faire son jogging.  




À partir de là Gillian McAllister  développe son roman autour de deux hypothèses: se taire ou avouer. En alternance d'un chapitre à l'autre, Joanna s'offre en victime expiatoire du crime qu'elle pense avoir commis ou en coupable sans courage qui refuse d'affronter les conséquences de son acte. Héroïne tellement proche qu'on se prend à redouter le jour qui pourrait nous contraindre à basculer du mauvais côté de nous-mêmes.




L'instant d'après – Gillian McAllister – Traduit de l'anglais (GB) par Caroline Nicolas – Sonatine – 426 pages – 23,90€ - ***  
Lionel Germain


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mercredi 12 novembre 2025

La hantise Bergman


Dans "Infidèles" ("Faithless"), le réalisateur suédois Tomas Alfredson adapte, pour une série en six épisodes, un scénario original – le plus autobiographique - qu’Ingmar Bergman écrivit dans les années 70, avant son décès. Intitulé "Infidèle" (sans "s"), cette histoire a été transposée sous le même nom au cinéma en 2000 par Liv Ullman, qui fut sa muse et sa compagne. 

Une histoire vraie, vécue par Ingmar Bergman, évoquant le souvenir d’une passion de jeunesse marquée par un adultère et le fantôme d’une ancienne conquête. Tomas Alfredson ("Morse", "La Taupe") et la scénariste Sara Johnsen reprennent à leur compte cet épisode de la vie du réalisateur suédois, marié à cinq reprises, en la remodelant et en la modernisant en un récit choral où le point de vue de chacun importe dans ce triangle amoureux classique.

David Howard (Gustav Lindh), jeune metteur en scène et réalisateur de cinéma en vogue, tout juste divorcé, décide de revenir habiter à Stockholm. Il y retrouve Markus Vogler (August Wittgenstein), un cher ami d’enfance, musicien de jazz reconnu, marié à Marianne (Frida Gustavsson), comédienne, et Isabel (Poppy Klinterberg Hardy) leur fille d’une dizaine d’années. 

Une petite bande d’adultes bohèmes et sans contraintes apparentes se crée, mais qui va, à force de rapprochements entre David et Marianne par le biais du théâtre et du cinéma, prendre un chemin très particulier. Une attirance réciproque qui va faire basculer leurs vies. Celle de Markus, trop absorbé par son travail, et surtout celle d’Isabel, imaginative et sensible, amoureuse-enfant de David. Son cocon affectif va exploser, elle dont la présence souligne ce que les adultes refusent de voir: l’impact de leurs actes au-delà d’eux-mêmes. Elle deviendra l’enjeu stratégique du divorce.

Le thème du triangle amoureux prend son originalité, et en cela se renouvelle dans son narratif, grâce à un bond dans le temps. L’histoire se raconte alors sur une période différente, quelques décennies plus tard, lorsque David et Marianne se retrouvent: triste vie de deux vieillards isolés portant le poids de leurs souvenirs, passion dont le passé remonte à la surface et ouvre les yeux de David sur cette relation et les dégâts qu’elle a pu causer.

Chez Tomas Alfredson, cette liaison est essentiellement le fruit d’une folle attirance sensuelle et sexuelle réciproque, d’un puissant désir charnel, qui ne se concentre pas uniquement sur la culpabilité masculine comme chez le maître suédois. La femme elle-même subit les ravages de ses choix, de ses erreurs et de leurs conséquences.

Les personnages ne sont pas figés dans un rôle de coupables ou de victimes, traversés, tels qu’ils apparaissent, par leurs contradictions. Avec pour conséquence qu’une décision intime peut, avec tout son lot de désillusions, se répercuter sur une vie entière.

Lena Endre, qui fut Marianne chez Liv Ullman et proche d’Ingmar Bergman, et reprend ce rôle, mais en septuagénaire cette fois, ajuste avec clairvoyance les points de vue et les comparaisons possibles avec la série de Tomas Alfredson: qu’importe le format, pourvu qu’on touche à l’essentiel, les films d’Ingmar Bergman interrogeant sur "comment vivre ensemble malgré toutes nos peurs et notre méconnaissance de nous-mêmes. C’est une question qui se posera toujours". On peut patiemment mais résolument plonger dans les dédales du désir et de la mémoire de ce couple bergmanien.

Infidèles – 1 saison, 6 épisodes (45 mn) – Arte.TV - **** 

Créée par Sara Johnsen

Réalisée par Tomas Alfredson

Avec Frida Gustavsson, Gustav Lindh, August Wittgenstein, Poppy Klintenberg Hardy, Lena Endre, Jesper Christensen, Malin Crépin, Léonie Vincent
Alain Barnoud







lundi 10 novembre 2025

La vie de Brayan


On l'appellera Monsieur J. C'est un instituteur modèle et le personnage grâce auquel Julien Fyot va nous inviter dans les coulisses de son école primaire. Tout va tellement bien dans le CM2 de Monsieur J. que le directeur n'hésite jamais en début d'année à lui proposer l'accueil supplémentaire de l'élève "à problèmes". Cette année, ce sera Brayan. 



Et bien sûr, Brayan, c'est le grain de sable dans la mécanique d'une classe d'ordinaire sans histoire. Si la vie de Brayan explique son inadaptation à la vie scolaire, celle du petit Tom est en revanche le fruit d'un modèle apparent de sérénité familiale. Brayan et Tom, ce pourrait être le feu et la glace. Mais rien n'est jamais aussi simple. Tom est le fils d'une institutrice qui a perdu un premier enfant. Malgré le drame qui a précédé sa naissance, Tom est un élève empathique et sérieux, quand Brayan est le roi des trublions. 


Julien Fyot multiplie les angles d'observation de cet espace où les enfants et les adultes sont assignés à une cohabitation dans laquelle les enjeux de pouvoir viennent sans cesse perturber la transmission des connaissances. Même monsieur J., le héros du roman, est un professeur dont l'armure se désagrège. Et quand Tom meurt dans des circonstances troublantes, le maître parfait et la mauvaise graine de Brayan se retrouvent prisonniers d'un pacte auquel l'auteur réserve une chute surprenante.
 
Mais le roman de Julien Fyot est avant tout la mise en scène d'un naufrage. Si l'Éducation nationale est le vaisseau amiral de l'administration française, sur les coursives, ça ressemble davantage au Titanic. Les démissions successives de l'instituteur s'affichent en contre exemples du discours officiel. L'inclusion y est une injonction sans cesse démentie par l'impuissance des enseignants à la mettre en œuvre. Professeur des écoles en éducation prioritaire à Paris, l'auteur dont c'est l'excellent premier roman connaît bien son sujet. 

Décrochages - Julien Fyot – Éditions Viviane Hamy – 392 pages – 21,90€ - **** 
Lionel Germain


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mercredi 5 novembre 2025

Hystérique Hollywood


De longue date, l’exploration des coulisses d’Hollywood a fourni matière (par exemple, dernièrement, avec "The Franchise") à de joyeuses et irrévérencieuses satires. Les compères Seth Rogen et Evan Goldberg ("Supergrave", "C’est la fin", "L’interview qui tue!", "Sausage Party", "Preacher") s’en donnent à cœur joie dans "The Studio", comédie mordante qui tourne en ridicule l’industrie du cinéma hollywoodien. 

Seth Rogen y interprète lui-même Matt Remick, producteur de seconde zone travaillant pour le studio Continental qui, lorsque sa supérieure Patti Leigh (Catherine O’Hara) se fait virer, est promu à la tête de la major. Féru de cinéma d’art et d’essai, rêvant de réaliser un grand film d’auteur, Matt se trouve très vite confronté à la volonté de son PDG, le cynique Griffin Mill (Bryan Cranston), de faire passer les intérêts financiers de Continental - et son redressement - en signant des blockbusters façon Marvel ou Lego. 

Matt va devoir renoncer à ses principes et à ses rêves, sous peine d’être lui-même débarqué, et va se voir imposer la production d’une franchise autour de Kool-Aid, nom d’un personnage publicitaire et d’une boisson en poudre infiniment chimique à destination des adolescents. Projet dans lequel il embarque et tente de duper Martin Scorcese, qui voulait réaliser, avec le financement du studio, un film sur le massacre de Jonestown en 1978.

Sur une dizaine d’épisodes, Seth Rogen et Evan Goldberg mettent en scène une pléthore de vedettes de cinéma jouant leur propre rôle (façon 10%), incroyable galerie de "guests" qui n’hésitent pas à se moquer d’eux-mêmes: Martin Scorcese, bien sûr, Ron Howard, Zac Efron, Charlize Theron, Adam Scott, Zoë, Paul Dano et bien d’autres. Chacun de ces épisodes filmés en plan-séquence autour d’un événement précis est l’occasion de mémorables péripéties de tournage, au terme d’un processus accablant: phases de casting, discussions avec les exploitants, marketing, choix du réalisateur… 

L’équipe – très caricaturale – qui entoure Matt, crée la parfaite illusion de ce qu’est la vie d’un studio et de la folie qui y règne : Sal Saperstein (Ike Barinholtz), alter ego un peu gauche servant essentiellement à éviter les catastrophes, Quinn Hackett (Chase Sui Wonders), ancienne assistante promue directrice de la création et qui peine à dire non à des acteurs ou à des réalisateurs, et Maya Manson (Kathryn Hahn), cheffe marketing hyper branchée et quelque peu dérangée. 

Matt lui-même bataille furieusement, recherchant désespérément l’approbation des plus grands, jonglant entre pression commerciale et désirs créatifs. Il doit cependant, bien malgré lui, adopter l’art du compromis, mais le patron cool et branché qu’il veut être s’avère malhabile, gaffeur, pusillanime et lâche, choix après choix, non-choix après non-choix.

Baignée dans une hystérie générale quotidienne, avec ses dialogues survitaminés, la série, truffée de références cinématographiques, nous plonge dans le monde implacable des studios hollywoodiens, où la réalité se transforme en une comédie hallucinée. Mais Seth Rogen et Evan Goldberg, vieux complices trublions au mauvais esprit subversif, rendent, en fin de compte, avec "The Studio", un hommage amoureux au cinéma, aux cinémas qu’ils aiment.

The Studio – 1 saison, 10 épisodes – Apple TV+ - *** 

Créée par Seth Rogen et Evan Goldberg

Réalisée par Seth Rogen

Avec Seth Rogen, Catherine O’Hara, Bryan Cranston, Ike Barinholtz, Chase Sui Wonders, Kathryn Hahn
Alain Barnoud






En route vers les étoiles

 

François-Xavier Rahier (2016) @Henninger Bernard

C'est avec une immense tristesse que nous apprenons le départ brutal de François Rahier vers cet autre monde dont il apprivoisait sans cesse les échos dans ses articles pour Sud-Ouest dimanche et depuis quelques années pour Black-Libelle. François était un ami. Il reste parmi nous. Son prochain article encore inédit sera publié le 18 novembre, comme prévu. Et chaque mardi, encore, il reviendra nous donner des nouvelles du cosmos. 
Black-Libelle


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mardi 4 novembre 2025

SF: Paysages de fantaisie et expériences de pensée


Les paysages de fantaisie de la science-fiction, au cinéma, dans la BD mais aussi bien sûr dans les livres, quand ils ne sont pas l’aboutissement de la réflexion d’un auteur qui prend la science au sérieux (Asimov, Herbert), stimulent parfois à rebours l’inventivité des chercheurs qui les prennent comme point de départ d’étonnantes expériences de pensée. 

Bachelard a bien montré la complémentarité de l’imagination créatrice et de l’imagination rationnelle, plus proches l’une de l’autre que de l’imagination simplement reproductrice. En son temps, Kant disait déjà que dans l’art l’entendement était au service de l’imagination, et que dans la science l’imagination était au service de l’entendement. 

On a vu dans une période récente, en particulier depuis la découverte des premières exoplanètes, comment les "vues d’artistes", dans les revues scientifiques ou les publications de la NASA, suppléaient l’impossibilité de produire des représentations de ces planètes, qui n’étaient, au début, tout au plus que des déductions physico-mathématiques.

On trouve un exemple particulièrement pertinent de ce rapprochement entre la science et la fiction dans la petite somme que vient de publier Le Bélial’ concernant "Avatar", le film. La collection "Parallaxe", dirigée par Roland Lehoucq, offre d’ailleurs depuis quelques années régulièrement des livres illustrant cette problématique, "Dune", "La Vie alien", "Station Métropolis direction Coruscant", etc. 

Cette "Exploration scientifique et culturelle de Pandora" qui vient de paraître, presque comme une préface au 3e opus de la saga cinématographique de James Cameron ("Avatar : De Feu et de Cendres", sortie prévue le 17 décembre prochain), est réellement époustouflante. 

Sous la houlette de Roland Lehoucq, lui-même astrophysicien, ce ne sont pas moins de douze chercheurs, astrophysiciens, biologistes, paléontologue, linguiste, anthropologue, chimiste, historien de l’art, etc. qui s’attaquent à la fiction concoctée par Cameron – en la prenant très au sérieux, et pas en se disant "Si c’était vrai?" mais "Comment cela pourrait-il être possible?"

Un premier chapitre s’interroge sur le vaisseau spatial utilisé dans le film: Comment le "Venture Star" pourrait-il atteindre Pandora? Il s’avère que le réalisateur n’a pas bricolé n’importe quoi et que son vaisseau est très crédible, même si nos technologies sont encore loin de pouvoir réaliser un tel exploit. 

Un autre chapitre s’arrête sur le "Contexte astrophysique de Pandora", le monde des Na’vis, un satellite de la planète imaginaire Polyphème, géante gazeuse gravitant autour de la bien réelle Proxima du Centaure; le chapitre s’arrête en particulier sur la notion de zone habitable où l’eau en surface est liquide. 



Les "Monstres et merveilles de Pandora" et en particulier ses "plantes cognitives" sont eux aussi pris en compte, entre science et fantasmes, biologie et fiction. Un des chapitres les plus étonnants est celui qui porte sur la langue des Na’vis: Cameron a travaillé avec le linguiste Paul Frommer pour imaginer la langue de ce peuple, sa phonologie, sa grammaire, son lexique (près de 3000 mots). Et Frommer était présent sur le tournage pour corriger la prononciation des acteurs! 


À la recherche de notre humanité, cette histoire que Cameron porte en lui depuis sa jeunesse (une première esquisse des paysages d’Avatar faite à 19 est mise en ligne sur son site), est peut-être un anti-Alien: l’extraterrestre, comme jadis le peau-rouge, n’est plus l’autre absolu. S’il faut se considérer "Soi-même comme un autre" ainsi que le disent les auteurs en paraphrasant le philosophe Paul Ricoeur, à la fin, alors cette saga ouvre un espace initiatique pour changer de point de vue. Belle péroraison.

Avatar. Exploration scientifique et culturelle de Pandora – sous la direction de J.-Sébastien Stever et Roland Lahoucq – Parallaxe/Le Bélial’ – 277 pages – 19,90€
François Rahier



lundi 3 novembre 2025

Eaux et forêts


Depuis "Bondrée" (Prix des lecteurs Quais du Polar/20 Minutes en 2017) ou "Rivière tremblante" en 2018, Andrée A. Michaud joue avec nos nerfs. En combinant dans ses romans les maléfices des eaux noires et des forêts profondes du Canada, la nature  y devient un officiant du drame. Comme dans ce dernier livre où Max, Laurence et leur petite file Charlie espèrent passer des vacances agréables au camping du Lac aux sables. 



Malgré cette invitation à la baignade que promet le titre, le charme est rompu par une injonction du propriétaire qui interdit la nudité de la petite Charlie. Un faux pas ridicule prélude à un remake de la "nuit du chasseur". Avec la complicité d'une météo infernale, toute la famille se retrouve traquée dans un paysage de cauchemar. Andrée A. Michaud orchestre la tempête sur les mauvais versants de l'âme humaine et son incursion sur les rives du Lac aux sables réjouira les amateurs de suspense.  



Baignades – Andrée A. Michaud – Rivages noir – 240 pages – 21€ - *** 
Lionel Germain


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