mercredi 27 août 2025

Jamais sans mon piano


Un carambolage totalement inimaginable, sur une route perdue de l’Outback australien, va transformer le destin d’une adolescente, Meg (Milly Alcock), au volant d’un antique pick-up, et d’un déjà vieux rocker boomer à la ramasse, Lachlan (Tim Michin), remorquant un précieux piano.
 
Lachlan Flynn dit "Lucky" - mauvais surnom pour quelqu’un qui ne semble pas traverser une période faste – regard dans le vide et cheveux longs, pianiste talentueux et fauché, n’a plus parlé à sa famille depuis des années. Et avale des kilomètres de lignes droites de Sydney à Perth pour assister aux derniers jours de sa mère et lui jouer encore une fois de ce piano, héritage fétiche de sa jeunesse. 

Meg, gamine délurée, rebelle et pleine de repartie, n’a pas froid aux yeux ni la langue dans sa poche. Elle fuit on ne sait quoi (ou qui?) en déployant une incroyable énergie vitale. Entre ces deux marginaux réunis par le hasard au milieu du désert australien, le feeling va très vite passer, une connexion antagonique mais profonde, transformant leurs solitudes en aventure salvatrice. 

Ce tandem improbable va vivre une odyssée chaotique, un road trip souvent "dans la mouise" et plein de rebondissements – bikers en colère, kangourous, serpents venimeux, bébé dromadaire (!) – un périple presque initiatique entre deuil et espoirs. 

Chacun perçoit chez l’autre, de façon douce ou rugueuse, l’occasion et les ressources pour s’épauler et avancer, la culpabilité et le courage résigné de "Lucky" se confrontant à la détermination d’une Meg ne laissant personne lui imposer quoi que ce soit, et qui le mène presque à sa guise. 

Tout au long de ce voyage dans les paysages époustouflants du sud de l’Australie, les deux protagonistes révèlent un formidable duo d’acteurs, l’un, Tim Michin (à la fois musicien, parolier, scénariste et acteur dans la série), personnage rêvant de revenir sur ses erreurs, l’autre, Milly Alcock (extraordinaire dans son rôle d’adolescente à fleur de peau, et que l’on verra plus tard dans House of the dragon et Sirens), préférant éviter le présent. La série, soigneusement dosée, dévoile sans hâte les secrets de ce binôme attachant. Prenez allègrement la route pour les 4000 km Sydney-Perth!

Upright – Arte.TV - ****

Créée par Chris Taylor, Tim Minchin

Réalisée par Tim Minchin, Mirrah Foulkes, Matthew Saville

Avec Tim Minchin, Milly Alcock, Ella Scott Lynch, Heather Mitchell, Daniel Lapaine, Daniel Frederiksen, Jessica McNamee
Alain Barnoud





mardi 26 août 2025

Vieux démons et merveilles de la SF française


Le premier intérêt de ce gros pavé c’est qu’il ne ressemble à aucun autre, ensuite c’est sa tonalité bon enfant absolument dénuée des a priori de tous les sachants qui ne peuvent s’empêcher de pontifier sur la SF d’encyclopédies en anthologies, ignorant souvent ce que leurs prédécesseurs ont fait. 

Alain Grousset, né en 1956, en a pourtant vu des choses – et écrit pas mal de bouquins dans le genre. Mais il adopte un peu la méthode prudente de Diogène Laërce, fameux auteur grec ancien des Vies et doctrines des philosophes illustres: c’est peut-être ça, mais c’est aussi peut-être autre chose, en tout cas certains le prétendent. 





Plus qu’un guide chronologique, ou thématique, ces "petites histoires" sont une déambulation facétieuse à travers les méandres de ce gros demi-siècle (qu’il arrête à l’an 2000 pour une raison au symbolisme évident), – ou, presque, le voyage de découverte amusé et émerveillé d’un chineur dans les rayons d’une de ces bouquineries que l’auteur évoque parfois, où l’on trouvera à coup sûr des trésors oubliés...




Et des trésors ou des trouvailles, dans ce livre, il y en a…

Moments d’anthologie pour commencer, le récit, emprunté à Christian Grenier, des débuts de la Charte des écrivains jeunesse, l’équipée héroï-comique de quatre auteurs embarqués sous la pluie dans la campagne bretonne pour des interventions en milieu scolaire, et qui s’aperçoivent qu’on est en train de les gruger, l’organisation n’étant même pas capable de payer les repas et les frais de déplacement! Autre moment, le chassé-croisé éditorial étonnant du jeune Dominique Douay, alors écrivain en herbe, entre Régine Desforges et la littérature érotique – elle le bluffe, et Gérard Klein et la science-fiction pure et dure – il le rembarre! 

Il y a encore la saga familiale d’Armand de Caro, qui, coiffeur de son état, entre comme comptable à la World Press et finit par fonder en 1949 le Fleuve Noir avec son frère et son beau-frère, après avoir découvert Jean Bruce, futur auteur d’OSS 117, Georges-Jean Arnaud et San Antonio, excusez du peu! 

C’est sur ces marges de la littérature populaire, l’espionnage, le polar, la littérature libertine (entre érotisme et porno), le paranormal, que le livre est souvent prolixe: la SF à ses débuts doit se démarquer de voisinages trop encombrants, la parution en 1960 du "Matin des magiciens" de Pauwels et Bergier et un peu plus tard de la revue Planète seront clivantes à cet égard, comme vingt ans plus tard le clash entre tenants d’une "Nouvelle SF Française" jugée d’extrême-gauche et la vieille garde franchouillarde (presque déjà "fachosphérisée") menée par Jimmy Guieu et Richard-Bessière qui plus est "soucoupistes" pour reprendre l’expression de Gérard Klein. 

Ces empoignades, comme celles aussi entre les grands directeurs de collection en bisbilles parfois pour de mesquines questions d’ego, relèvent presque d’un clochemerle du village SF. 

Il y a aussi des rappels douloureux, la folie meurtrière de Claude Cheinisse qui ne supporta pas la perte de son épouse Christine Renard et mit fin à ses jours en 1982 après avoir tué sa mère et ses deux filles, l’assassinat en 1984 de Gérard Lebovici, le fondateur des Éditions Champ Libre, le suicide de Jean-Louis Fraysse en 2011 après le décès de son épouse Marcelle Perriod (à quatre mains ils écrivaient ensemble les livres signés "Michel Grimaud").
 
"Démons et merveilles", un titre de Lovecraft plusieurs fois cité dans le livre, c’est un peu ça ces petites histoires de la SF française, de vieux démons, et des merveilles… 

Attardons-nous sur les merveilles pour finir, la longue litanie des librairies souvent éphémères fondées avec quatre sous et trois bouts de ficelle par des amateurs éclairés et un peu allumés, aux noms qui font rêver, "La Balance" - que hantaient Boris Vian ou Raymond Queneau, "L’Atome", "La Mandragore", "Les Yeux fertiles", "Pellucidar", les revues tout aussi mythiques dont parfois des collectionneurs sont prêts à payer des fortunes pour un dernier numéro imprimé mais non paru, et peut-être jamais réellement mis en page… 

Ah! ce n° 159 de Galaxies inventé de toutes pièces  dans une biblio publiée par le luxueux prozine Fantascienza et qui rendit fou le collectionneur Francis Temperville! Ah! ce numéro 38 d’Horizons du fantastique imprimé en 1976 et qui ne fut distribué chichement qu’aux participants de la Convention de SF d’Orléans en 1993! 

Et les Conventions de SF! Metz, en 1977, avec Philip K. Dick et sa fameuse conférence "Si vous pensez que ce monde est mauvais, vous devriez en voir quelques autres!", qui vit la moitié de l’auditoire quitter les lieux avant la fin face à des propos jugés incompréhensibles… Et Bordeaux en 1981, organisée par l’inénarrable Francis Valéry, une rencontre quasi surréaliste que certains n’hésitèrent pas à appeler "bordelcon"!

Ce récit vivant et foisonnant a cependant été écrit un peu à la va-vite et pâtit d’une relecture sans doute sommaire, il y a des coquilles, des redites, et, faute d’index, le lecteur se perd en conjectures, n’a-t-il pas déjà lu ça avant, mais où, mais quand (par exemple tout ce qui concerne le collectionneur Pierre Versins et sa Maison d’Ailleurs à Yverdon en Suisse)? La typographie est elle aussi aléatoire, on bascule de l’italique au romain sans doute au hasard d’un clic et sans raison apparente – mais ce n’est qu’un détail qui n’enlève rien au charme de l’ensemble, et à sa fantaisie. 

Le charme, la fantaisie, c’est bien de cela qu’il s’agit, ça correspond un peu au fameux "sense of wonder" de la SF chez nos amis anglo-saxons. Science, fiction ou fantaisie, un essai sur la SF c’est aussi de la SF.

Petites histoires de la science-fiction française – Alain Grousset – ActuSF – 507 pages – 22,90 €  - ***
François Rahier



lundi 25 août 2025

Hommage collatéral


Sophie Loubière mène l'enquête sur un "féminicide" commis en 2008 (le terme n'existait pas encore) quand Karine Albert est tuée par son ancien compagnon. Banalité de ces "drames passionnels" qui alimentent la page des faits divers sans jamais interroger la surprenante récurrence du genre dans le camp des victimes. 


Mais plus surprenant encore, c'est cette "minute de silence" qui donne son titre au livre. Le 17 novembre 2008, l'Assemblée nationale rend hommage à Jean-Marie Demange, un député de la Moselle. C'est lui qui a tué Karine Albert, son ex-maîtresse, avant de se suicider. La compassion des Représentants du peuple apparaît comme un déni du crime, et c'est ce décalage indécent que questionne Sophie Loubière dans un récit parsemé de confidences très personnelles. Avec une postface de l'écrivain américain Thomas H. Cook.




Une minute de silence - Sophie Loubière – Dark Side – 224 pages - 19,95€ - *** 
Lionel Germain



mercredi 20 août 2025

Le bus de l’horreur


Un fait divers abominable avait horrifié l’Inde, puis le monde entier, en décembre 2012. Dans le District sud de Delhi, un jeune couple rentrant du cinéma, Vishal Chaturvedi (Denzil Smith) et Deepika (Abhilasha Singh), est agressé par six hommes dans un bus. Le premier est roué de coups, la seconde violée et atrocement torturée et mutilée. Histoire vraie, appelée l’affaire Nirbhaya ("Delhi gang rape"), le viol de Jioty Singh (Deepika) va provoquer un soulèvement populaire sans précédent à travers tout le pays, demandant que justice soit faite. 

L’enquête est confiée à Vartika Chatuverdi (exceptionnelle Shelafi Shah), commissaire adjointe de la DCP (police criminelle de Delhi), respectée de ses subordonnés, déterminée, opiniâtre et tenace jusqu’à l’acharnement, véritable héroïne de la série (et de l’enquête réelle). 

Avec son équipe fidèle, qui lui est totalement dévouée – son adjoint Bhupendra (Rajesh Tailang), le sous-inspecteur Jairaj Singh (Anurag Arora), la sous-inspectrice Vimla Bardwaj (Jaya Bhattacharya), ainsi que sa recrue Neeti (Rasika Dugal), jeune femme intelligente et courageuse – elle n’aura que très peu de temps, en investiguant 24 heures sur 24, pour arrêter les coupables. 

Sous la supervision coopérative du commissaire principal Vijay (Adil Hussain) et sous la pression des politiques guettant le moindre faux-pas, des médias dans la surenchère et des manifestants, elle parviendra à identifier les suspects, malgré la difficulté d’obtenir des informations qu’aucun vice de forme ne vienne annuler. 

"Delhi Crime" constitue une véritable immersion dans une quête de justice minutieuse et éprouvante pour une police manquant cruellement de moyens matériels et humains: pas de menottes, des policiers devant payer eux-mêmes l’essence de leurs véhicules et ne rentrant chez eux, souvent, que deux fois par mois, dormant sur place dans des commissariats trop pauvres pour payer leur facture d’électricité. Ces hommes-là nous apparaissent, quant à eux, pleins de bienveillance et d’humanité. 

Véritable radioscopie de la société indienne, ce "true crime" explore sans dramatisation superflue les travers de ce pays: bureaucratie et hiérarchie, castes, incompétence et indifférence d’une large partie des policiers et des politiques, corruption, zones tribales (TNR, tribus non répertoriées). 

Et, surtout, le statut de la femme, entre mariages arrangés et violences sexuelles subies par des dizaines de milliers de femmes chaque année: un viol toutes les vingt minutes, la plupart d’entre eux ne faisant jamais l’objet de plaintes. Dans cette société patriarcale rétrograde, la culpabilisation des victimes reste prégnante et se révèle presque aussi violente que les agressions elles-mêmes.

Nota: un documentaire poignant de la BBC, "India’s daughter", témoigne de ce crime abject qui a profondément bouleversé la société indienne. Les cinq violeurs majeurs ont été condamnés à mort et exécutés, le violeur mineur a purgé trois ans de prison puis a été relâché.

Delhi Crime (saison 1, 7 épisodes de 60 minutes) – **** - Netflix

Créée par Richie Mehta

Scénariste: Richie Mehta

Réalisée par: Richie Mehta, Tanuj Chopra

Avec : Shefali Shah, Rajesh Tailang, Rasika Dugal, Anurag Arora, Adil Hussain, Jaya Bhattacharya, Gopal Datt, Vinod Sharawat
Alain Barnoud






"Indian's Daughter



mardi 19 août 2025

Blish rentre dans l’ombre.

Le Geek de la Bodleian Library
James Blish (1921-1975), entre Roger Bacon et Mr Spock


Cinquante ans après sa disparition en juillet 1975, seule l’intégrale des "Villes nomades" demeure disponible en librairie, en français chez Mnémos, dans la belle traduction en partie réalisée par Michel Deutsch, et, en version originale chez Orion Publishing un groupe qui appartient à Hachette. 

Cette vision du futur d’une ampleur rarement atteinte, a mis cet auteur malheureusement un peu oublié en bonne place parmi les Asimov, Heinlein, ou autres Van Vogt. Le cycle raconte comment, de 2012 à 4004, grâce à l’antigravité et à la drogue de longue vie, des villes entières quittent la Terre appauvrie et sillonnent l’espace, peuplées d’émigrants d’un nouvel âge comme les "okies" américains des années 30 auxquels l’histoire est implicitement dédiée. L’humanité va essaimer dans les étoiles, fécondant des cultures étrangères et jouant son rôle dans le développement de la grande civilisation de la Voie lactée.



C’est vrai que Blish aimait aussi l’ombre.
Étrange personnage que cet américain né en 1921, zoologiste féru d’occultisme, qui choisit de mourir à Oxford en 1975 pour se rapprocher de l’esprit de la philosophie médiévale, et dont les manuscrits sont déposés à la Bodleian Library. Son œuvre majeure, une trilogie qui emprunte son titre à un vers de T. S. Eliot, "Après pareil savoir", s’interrogeait, un peu à la manière de Goethe, sur le désir de connaissance profane et les rapports entre la science et le mal. 


Le premier volume, "Doctor Mirabilis", inédit en français, est un roman historique consacré au philosophe du XIIIe siècle Roger Bacon, que la tradition appelle le "Docteur admirable". Le second, en deux tomes réédités jadis par Presses-Pocket ("Pâques noires"/"Le lendemain du Jugement dernier"), conjugue d’une manière saisissante démonologie et science-fiction: un esthète dévoyé lâche sur Terre, un matin de Pâques, quarante-huit princes et présidents des enfers, et la Troisième Guerre mondiale éclate. 

Le troisième volume, "Un cas de conscience" (Denoël), reste le chef-d’œuvre de Blish: les sauriens intelligents que découvre le jésuite Ruiz-Sanchez sur la lointaine planète Lithia vivent heureux. A-t-on découvert un nouvel Eden préservé du péché originel, ou au contraire un piège dangereux tendu par Satan? L’apocalypse qui clôt ce livre difficile et parfois décrié révèle une amère vérité: le Dieu de Job règne sur le monde, le Dieu vengeur et jaloux de l’Ancien Testament que le jésuite découvre dans le visage des hommes torturés par la souffrance.




Ensuite, Blish rentra vraiment dans l’ombre.
Il s’était pris de passion pour le fameux feuilleton télévisé "Star Trek", retrouvant l’esprit des "Villes nomades" des débuts de son œuvre dans l’épopée stellaire du gigantesque "USS Enterprise" et de son équipage, une série de SF née dans les années lumières de la lutte pour les droits civiques aux USA et dont la richesse thématique marquera durablement le genre. 



Il novellisa les soixante-dix-neuf épisodes de la saison 1 dans une série de volumes dont l’éditeur bruxellois Claude Lefrancq avait publié une traduction aujourd’hui malheureusement épuisée – se permettant parfois de broder sa propre histoire avec "Spock doit mourir", un inédit qui se lit comme un passionnant roman d’aventures mais aussi, au deuxième degré, et avec ce qu’il faut d’humour, comme une enquête théologique: au cours d’un accident de téléportation, le célèbre vulcain Mr Spock réapparaît deux fois; "L’homme qui se rematérialise après sa première téléportation a-t-il toujours une âme immortelle"?

Blish, "après pareil savoir", était retourné aux étoiles qu’il avait promises à l’homme, avec la candeur de l’enfance et un dernier pied de nez à la raison.

Cities in flight – James Blish – Orion – 640 pages – 18,80 € (ebook 3,99 €) 
Les  Villes nomades – James Blish – Mnémos – 680 pages - 35 € - En librairie (les livres épuisés sont aisément disponibles en bouquineries)
 
François Rahier



lundi 18 août 2025

Natures mortes


C'est à l'intersection de tous nos malheurs que Pascal Dessaint installe sa caméra. Un dispositif léger qui suit au plus près les consciences asphyxiées par les émanations d'un système prédateur. 



L'auteur excelle une fois encore à faire entendre les voix singulières d'un roman choral: Gaspard le voyeur institutionnel de la vidéo surveillance des carrefours, Lucas dont la passion pour les girafes est inversement proportionnelle à la haine qu'il éprouve pour sa vieille mère, Zélie qui rêve depuis son balcon au destin menacé des chardonnerets, l'homme à la craie enfin, recenseur des "mauvaises herbes" de nos trottoirs. 




Comment tout savoir de Buffon et des ruses "évolutionnistes" de la girafe avec l'acacia sans jamais perdre le rythme d'un drame aussi inévitable que la montée des eaux sur le littoral. Comme le disait Charles Nodier en 1842: "Lorsqu'on a vu l'Homme d'un peu près, on est fier d'être Girafe."

L'envers de la girafe - Pascal Dessaint – Rivages – 208 pages – 20€ - ****  
Lionel Germain