vendredi 22 décembre 2023

Gris dehors, froid devant


Hervé Paolini né à Paris en 1960, est un communiquant qui navigue entre la France et les États-Unis. Son premier roman, "La mort porte conseil", figure dans la sélection du Prix Claude Chabrol 2024, et si l'éditeur évoque également cette proximité avec le réalisateur disparu, c'est sans doute pour la référence provinciale d'une intrigue calfeutrée au cœur de la bourgeoisie normande. Avant la déferlante du roman noir à la française dans les années 70 (le sillage de Manchette et Vautrin), la littérature policière hexagonale se caractérisait davantage par le gris. Un peu de la poisse de Boileau-Narcejac ou du brouillard du Belge Alexandre Lous caractérise le travail de Paolini.



Félix Bernardini, le narrateur, se prépare à lâcher les rênes de son affaire de matériel agricole. Après la mort de sa femme, il a épousé l'infirmière de trente ans sa cadette. Lui a déjà deux filles qui pressentent l'arnaque. Et l'infirmière est accompagnée d'un fils qui devient vite le bourreau sadique de Félix. A partir de là, on chemine vers le pire avec une patience de notaire. Gris dehors et froid devant. 





La mort porte conseil – Hervé Paolini – Serge Safran éditeur – 208 pages – 18,90€ - ***  
Lionel Germain



jeudi 21 décembre 2023

Train de nuit




On ressent une forme d'indécence à vouloir parler de ce livre, doublée d'une impardonnable paresse intellectuelle à s'en affranchir. Joseph Bialot est mort en 2012. Il était mort une première fois en août 1944 à sa déportation à Auschwitz. "C'est en hiver que les jours rallongent" témoigne du bruit, des odeurs et de la violence du camp. Mais nos bouches, nos nez et nos oreilles sont impuissants à restituer ce que les mots nous disent. Ligne après ligne se construit "l'abandon de toute espérance". 




On ne se libère pas d'être mort une première fois au seuil de l'âge d'homme. "Un rescapé n'est qu'une apparence, une illusion à face humaine." Bouleversant et indispensable à l'heure où se multiplient les troubles de mémoire.

C'est en hiver que les jours rallongent – Joseph Bialot – La Manufacture de livres – 350 pages – 18,90€ - *****

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réédition en série noire:
Le salon du prêt-à-saigner – Joseph Bialot – Série noire Gallimard – 240 pages – 12€ - ***– 
Lionel Germain





mercredi 20 décembre 2023

Comme une trace avant la nuit...




La Vaurély est une île située au large d’une côte inhospitalière dont la séparent de dangereux récifs. Elle doit son nom à une plante qui ne s’ouvre qu’en pleine nuit ou à l’aube, dégageant une fragrance enivrante. De riches survivalistes avaient voulu en faire un Éden durable. Aujourd’hui, ils ont disparu. Demeuré seul, l’ancien régisseur ne reçoit de nouvelles du monde extérieur que par l’entremise des corps noyés que la mer recrache sur le rivage, et qu’il ensevelit dans son jardin des mémoires



Sans doute la catastrophe attendue a-t-elle eu lieu. Ou bien tous ces morts, marqués d’un même tatouage, ont-ils voulu fuir un cauchemar pire que celui qu’on appréhendait. Un jour, il recueille une survivante…

Auteur de romans noirs, Mouloud Akkouche a souhaité, avec ce livre, changer de partition: ce conte métaphysique à l’écriture dénuée d’artifice, aux phrases simples, souvent sans verbe, à la narration elliptique, est presque un poème en prose. L’homme, la femme, l’enfant qu’elle portait, sur le fil de la fin des temps, vont perpétuer des gestes immémoriaux, comme pour laisser une trace avant la nuit.

Jardin des oubliés - Mouloud Akkouche – Gaïa - 176 pages - 19,90€ - ***

François Rahier


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mardi 19 décembre 2023

Les affaires intérieures


C'est le roman qui prend la lumière en France. Le lecteur hexagonal rechigne à se plonger dans un recueil de nouvelles ("on n'a pas le temps d'apprécier la profondeur des personnages…"). Les deux ouvrages publiés simultanément par les Éditions Philippe Rey permettront de vérifier que les Anglo-saxons maitrisent parfaitement le nuancier littéraire. 


Avec "Babysitter", Joyce Carol Oates comblera les attentes des amateurs de longs métrages. Sondée jusqu'au plus ténébreux de ses cachots, l'âme humaine est un trésor de dangereux paradoxes, et celle de Hannah Jarrett est un trou noir où se perd la lumière de nos certitudes. Bourgeoise de Detroit happée par des désirs contraires à sa morale de classe, elle se fourvoie avec délices dans les bras d'un amant dont le projet ne vise qu'à la réduire en cendres. En près de six cents pages, Joyce Carol Oates pulvérise les frontières du Bien et du Mal et met à nu l'hypocrisie du modèle américain. 


Mais lisez le recueil de nouvelles. Vous serez happés par la puissance de cette narration au décalage assumé. Voix intérieure et point de vue dépassionné se disputent les excédents de bagages que trimballent en soute les mères obsessionnelles, les sœurs jumelles, les filles du lycée et les ombres qui les accompagnent. Dans le sillage obscur de Shirley Jackson

Babysitter - Joyce Carol Oates – Traduit de l'américain par Claude Seban - Éditions Philippe Rey – 608 pages – 25€ - ***
Monstresoeur – Joyce Carol Oates – Traduit de l'américain par Christine Auché – Éditions Philippe Rey – 352 pages – 22,50€ - ****
  
Lionel Germain






lundi 18 décembre 2023

Au fond de la mine


"Devant Dieu et les hommes", d'abord pièce de théâtre proposée au Festival Quai du Polar de Lyon en 2021 est désormais un roman qui nous ramène en Belgique en 1958.




Katarzyna Leszczynska, jeune journaliste d'origine polonaise a choisi Catherine Lézin comme nom de plume. À travers l'enquête que lui confie son rédacteur en chef, elle va nous remettre en mémoire les événements terribles de 1956 dans la mine de Bois-du-Cazier où plus de 250 mineurs ont péri. Le procès révèlera l'exploitation implacable des hommes, le racisme envers les Italiens notamment, et les impasses de la Justice belge. 




Mais c'est la couverture d'une affaire collatérale que couvre Katarzyna, celle de deux mineurs italiens accusés d'avoir assassiné leur contremaître. Paul Colize brosse un beau portrait de femme gagnant sa place dans l'univers machiste de la presse bruxelloise et renouant dans la douleur avec les raisons de son propre exil.

Devant Dieu et les hommes – Paul Colize – Hervé Chopin – 320 pages – 19,50€ - *** 
Lionel Germain 



vendredi 15 décembre 2023

Vapeur de bénitier



Autour de l'église incontournable, les familles s'observent et cherchent à collectionner les titres de "bons chrétiens". Lyn Yeowart retranscrit les circonstances de la mort d'une fillette de 9 ans dans le Victoria rural australien à travers deux périodes, 1983 et 1960. Mais dans le secret des fermes, les images pieuses dissimulent des figures de monstres. Joy, jeune femme au passé tourmenté, revient régler ses comptes au chevet d'un père mourant. Passionnante immersion dans les vapeurs de bénitier. 




Les Enfants du silence – Lyn Yeowart – Traduit de l'anglais (Australie) par Nathalie Peronny – Presses de la Cité – 592 pages – 24€ - *** 
Lionel Germain



mercredi 13 décembre 2023

Bestiaire fabuleux


La Nouvelle-Crobuzon, quelque part au bout de l’espace-temps: un cloaque d’exclus de tout poil, d’hybrides et de machines, avec la part belle faite aux "xénians", des E.T. dérivés de l’insecte ou du crapaud. 



Dans le décor déjanté d’une Babylone d’apocalypse, à l’architecture empruntée à Piranese ou aux dessins les plus fous du vieil Hugo, l’aventure de Yagharek, homme-oiseau mutilé chassé d’un peuple de nomades illettrés qui emporte dans ses migrations l’essentiel des bibliothèques humaines, s’apparente un peu à celle de l’albatros de Baudelaire. Ce space opera baroque et inclassable renouvelle d’une manière très originale les mythologies urbaines souvent sollicitées par la SF.




Perdido Street Station - China Miéville - Traduit de l’anglais par Nathalie Mège – Pocket -  tome 1: 448 pages – 9,20€ - tome 2: 533 pages – 10,30€ - ****
François Rahier






lundi 11 décembre 2023

Faire le pont





Retour de Marcelo Silva au Portugal. Le journaliste imaginé par Miguel Szymanski navigue entre Berlin et Lisbonne et se retrouve ici face aux conséquences d'un accord que le Portugal doit signer avec la Chine. Quand l'Union associée au FMI décida de "purger" l'économie portugaise, le Pont du 25 Avril au-dessus du Tage accueillit jusqu'à quatre personnes par semaine qui se jetaient dans le vide.




Corruption au plus haut niveau de l'État et visée prédatrice de Pékin, tout se combine dans cette chronique incisive de nos dérives européennes.

La Grande Pagode – Miguel Szymanski – Traduit du portugais par Daniel Matias – Agullo noir – 270 pages – 22,50€ - *** 
Lionel Germain



vendredi 8 décembre 2023

Un grain de folie




Si vous aimez le scrabble et les maux croisés dans les esprits dérangés, Anouk Shutterberg a de quoi vous tenir en laisse pendant quelques soirées. Découverts à l'occasion d'un chantier dans le Jura, cinq squelettes ont été modelés avant la rigueur cadavérique et transformés en lettres de l'alphabet avec du fil de fer. Le commandant Jourdain enquête entre deux pastilles de Lexomil. Quant à Élise, jeune femme enceinte réfugiée chez sa tante, elle découvre peu à peu que la paix des familles est une illusion. La folie a du grain à moudre.  



La nuit des fous - Anouk Shutterberg – Éditions Récamier – 362 pages – 20€ - *** 
Lionel Germain



mercredi 6 décembre 2023

Pulsion de mort





Mélangeant comme à son habitude le lointain futur, un passé historiquement situé (ici la guerre de sécession) et un présent à peine décalé dans l’espace ou le temps, Evangelisti montre avec ce bref roman à quel point la SF permet de décoder le réel. Anticiper, aujourd’hui, la peur au ventre, mène sans doute immanquablement à surenchérir dans l’hyperviolence: ici, tueurs fous ou loups garous sont à peine des métaphores…



Et l’on comprend pourquoi le livre s’ouvre sur une sorte de 11 septembre à l’envers, des avions américains détruisant le centre de Panama City. Un cauchemar qui fait suite au recueil "Métal hurlant" paru chez le même éditeur.

Black Flag - Valerio Evangelisti - Traduit de l’italien par Jacques Barbéri - Rivages/Fantasy - 170 pages - 15€ - ***
François Rahier


lundi 4 décembre 2023

Ça creuse énormément


Une véritable confrérie de taulards règne sur cette prison chilienne. Ricardo Elias s'emploie à nous montrer des hommes qui n'ont certes pas atterri là par hasard, mais:
"On ne choisit pas de devenir délinquant, on le devient par la force des circonstances. (…) À sept ans, Lalo répondait qu'il voulait être un politicien; «un délinquant, quoi», lui répondait-on du tac au tac. Ce genre de choses marque un enfant."



Quand Lalo organise sa petite bande de codétenus pour une tentative d'évasion, le dur labeur de terrassier clandestin leur réserve une surprise: au bout du tunnel, une collection d'os ramenée en cellule avec une ferveur de paléontologues. Les taulards sont tombés sur un squelette de dinosaure et sont bientôt davantage passionnés par cette quête que par un hypothétique retour à l'air libre.




Portrait de groupe hilarant mais critique féroce du système carcéral et des petites combines dont les matons sont souvent les premiers complices, "Sur un os" nous rappelle que si la prison n'est pas un club de gentlemen, elle rassemble des naufragés en quête parfois de rédemption.  

Sur un os – Ricardo Elias – Traduit de l'espagnol (Chili) par Guillaume Contré – L'Arbre vengeur - 310 pages – 19€ - ***
Lionel Germain


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vendredi 1 décembre 2023

Au sens propre


Un roman n'est jamais réductible à la somme des informations qu'il nous donne sur des événements et des lieux. Au rayon polar, on précise souvent que l'intrigue est excellente mais c'est bien la chair de ceux qui la vivent dont se réjouit le lecteur cannibale. 



Après "La deuxième femme", Louise Mey revient troubler les frontières du genre avec ce roman où les policiers ne jouent les premiers rôles que pour mieux mettre en évidence une héroïne effacée. Catherine, "la petite sale", est en 1969 forcément absente de l'avant-scène sociale. Fille de ferme, elle récure, porte les pelures aux cochons, prépare le café du dimanche et surtout baisse les yeux quand on lui parle. 





Quand la petite fille des patrons disparaît et qu'une demande de rançon invitent policiers et gendarmes à mener une enquête, Catherine s'efface encore. Louise Mey s'emploie à rendre visible cette ombre assignée au malheur par les conventions et les préjugés de classe. 

Mauvais temps pour les donneurs de leçons, instituteur borné ou flic pourtant bien intentionné. Catherine, "la petite sale", est une belle héroïne au sens propre.

Petite sale – Louise Mey – Le Masque – 384 pages – 20€ - ***
Lionel Germain



mercredi 29 novembre 2023

Une traversée des apparences




Construite sur un roc vertigineux battu des vents, à l’est de Capri, la Villa Malaparte fascina Godard qui y avait filmé Bardot nue, dans "Le Mépris", en 1963. Quand la narratrice découvre l’édifice, bien plus tard, ce décor de cinéma devient pour elle l’entrée d’enfers immémoriaux où des fantômes ou d’anciens dieux, bien vite, viennent à sa rencontre, comme l’architecte Ermete, ou le bel étudiant Adelchi qui n’est peut-être qu’un avatar de Mithra Sol Invictus, dieu romain venu d’Asie. 



L’éphèbe solaire va traverser le livre comme un ange de l’Apocalypse. Certes beaucoup de nouvelles du recueil relèvent d’un fantastique plus traditionnel où il est question de plantes carnivores, de licorne ou de divination. Mais il y a aussi ces textes brefs, comme des tranches de vie, des pages de journal, qui révèlent en filigrane des drames ou des failles plus personnelles…. 

Ce travail de deuil s’achève par un "finale" éblouissant, une dérive onirique dans le New York d’après le 11 septembre puis une quête désespérée de signes au cœur de la forêt de Brocéliande, lieu d’élection d’un fils trop tôt disparu.

Les Sirènes de Capri - Catherine Rabier - Rivière Blanche - 249 pages - 20€ - ***
François Rahier


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lundi 27 novembre 2023

Passeport pour nulle-part


La procureure Chastity Riley n'est pas une fonctionnaire docile, encore moins une icone de la rigueur allemande. Hambourg, où elle exerce, a cette particularité des ports de laisser l'horizon ouvert sur l'inconnu. A une centaine de kilomètres, les autorités indépendantes de la ville de Brême ont fait quelques impasses sur le développement du crime organisé. 



Quand un mafieux est retrouvé assassiné à Hambourg, alors que les voitures flambent un peu partout dans le monde, Chastity va devoir enquêter sur les mystères du circuit migratoire et se confronter aux raccourcis réducteurs sur les réfugiés. Une passe d'armes sur les ravages du patriarcat, entre un flic et le patriarche du clan, met en évidence ce qui sépare certaines communautés des lois et des valeurs occidentales.
 



De l'autre côté du mirador identitaire, certains comme Nouri et Aliza se rêvent allemands ou se rebellent contre les injonctions tribales. Et c'est aussi une belle histoire d'amour que nous raconte Simone Buchholz, celle de ces deux enfants qui habitent la colère et dont le passeport ne mène nulle-part.

Rue Mexico – Simone Buchholz – Traduit de l'allemand par Claudine Layre – Fusion l'Atalante – 256 pages – 19,90€ - ***  – 
Lionel Germain



vendredi 24 novembre 2023

Interdit majeur


Le 24 mai 2023, l’Amicale des Cadres de la Police Nationale et de la Sécurité Intérieure a lancé une nouvelle action au profit de ses adhérents et des policiers écrivains, intitulée "Les Plumes de Célestin", en référence à son fondateur, le préfet Célestin Hennion, créateur des Brigades du Tigre. Chaque année quelques ouvrages seront publiés et diffusés en autoédition. 


"Trognons d’choux" est le roman test proposé par Dominique Dayau, auteur confirmé qui a bien voulu essuyer les plâtres de l'entreprise. Ancien commandant à la police judiciaire, il a publié en 2020 "Un grain de sable dans la dune" chez Cairn, où il explorait les mystères du Bassin d'Arcachon en 1935. Ici, on retrouve une truculence à la San-Antonio pour un sujet qui reste grave, l'exploitation et la prostitution de ces mineurs qu'on appelle "isolés" mais qui sont rapidement pris en charge par les groupes mafieux. 




Trognons d'choux – Dominique Dayau – Les Plumes de Célestin – 260 pages – 15€ - ** 
Lionel Germain

(une part du prix de vente de ce livre sera reversé à Orphéopolis, au profit des orphelins de la police nationale. Disponible (port gratuit) sur simple commande au siège de l’ACPNSI à l’adresse suivante : contact@acpnsi.fr.)

ACPNSI:  Espace Intériale - 32 rue Blanche - 75009 PARIS



mercredi 22 novembre 2023

Dark Apocalypse


Né à Santiago du Chili en 1967, Boris Quercia Martinic est d’abord un homme de cinéma, il a été acteur, réalisateur, scénariste et producteur. Mais il est aussi romancier, et s’est illustré dans le roman noir, en particulier avec "Tant de chiens" qui a obtenu le Grand prix de littérature policière en 2016. 




Son récent livre "Les rêves qui nous restent" marque ses débuts dans le domaine de la science-fiction, débuts en forme de ballon d’essai, car si la première édition papier de ce livre est parue en France chez Asphalte en 2021, le roman avait été publié au format électronique et dans sa langue d’origine sous le titre "Electrocante" le 1er octobre de la même année. Cette réédition en poche en confirme l’intérêt. 




Entre "Blade runner" pour le blues de ses robots et "Soleil vert" où un état totalitaire gère la pénurie dans une planète exsangue, ce post-apo ne commence pas par une guerre nucléaire ou une invasion alien, mais avec la "crise sanitaire d’Oslo" quand l’ordinateur quantique qui assurait là-bas les contrôles de sécurité et approvisionnait des millions de patients en médicaments sur toute la planète a buggé, les transformant en paranoïaques compulsifs. 

Si un semblant d’ordre règne à la City, où certains n’hésitent pas à vendre à des sociétés privées la seule chose qui leur reste, leurs rêves, le monde devient un véritable pandémonium. "Un monde meilleur n’est pas nécessairement un monde plus humain", peut-on lire sur une pub à la sortie du métro.

Dans cet enfer sur Terre nous suivons la dérive de Natalio, flic de dernière catégorie – un "clébard", dit-on, qui enquête sur un incident au sein d’un entrepôt de dormeurs. Accompagné comme tous ici de son fidèle électroquant, son voyage au bout de la nuit prend l’allure d’un chemin de croix, mais c’est lui qui ressemble à Saint Pierre au bord du reniement quand l’androïde finit par s’identifier au Christ.

Les rêves qui nous restent - Boris Quercia - Traduit de l’espagnol (Chili) par Isabel Siklodi et Gilles Marie - Pocket - 208 pages – 7,30€ - ***
François Rahier


 

lundi 20 novembre 2023

Du pur Malte




Il y a comme la force du vent dans les romans de Marcus Malte. On croit au destin, à la rigueur de l'agenda, mais c'est le vent qui mène la danse ne laissant que l'arbitraire aux signes vertueux qui s'alignent sur la page. Dans "Aires", les personnages ont le vent en poupe, ils godillent sur l'asphalte à la poursuite d'un rêve qui leur échappe. Écrivain aux carnets d'épicier, femme entravée dans sa fonction sociale, tueur en série, c'est le vent qui les porte. Marcus Malte nous offre leur voix grinçante ou lyrique. Et il y a du carambolage dans l'air. 


Aires – Marcus Malte – Zulma – 544 pages – 12,20€ - *** 
Lionel Germain 



vendredi 17 novembre 2023

Soie sans tendresse



Pour son premier roman, la Lyonnaise Cécile Baudin a revisité sa région à la fin du 19ème Siècle, une époque où la population active était encore constituée par 12 pour cent de jeunes mineurs. On sait l'importance de la soierie à Lyon et un peu moins le rôle des orphelines que les religieuses préparaient à devenir une main d'œuvre docile. À travers le portrait d'une inspectrice du travail déguisée en homme pour se faire accepter et de Sœur Placide chargée de l'éducation des jeunes filles, le roman nous révèle les dessous peu reluisants d'un monde industriel en plein essor.



Marques de fabrique – Cécile Baudin – Presses de la cité Terres de France – 432 pages – 21€ - ** 
Lionel Germain



mercredi 15 novembre 2023

Présence du futur


Emblématique de la science-fiction, le space opera est passé en un siècle du récit d’aventures débridées tenant davantage du western ou du roman de cape et d’épées au courant scientiste que balisèrent entre autres Asimov ou Clarke, pour s’élargir ensuite à une inspiration visionnaire questionnant à la fois le politique, le religieux ou les fondements mêmes de notre croyance en la science: avec Frank Herbert, Peter F. Hamilton, et très récemment Liu Cixin, le genre s’ouvre même au tragique. 

L’ambitieuse saga littéraire "The Expanse" (neuf romans et une série TV plébiscitée par un large public) s’inscrit dans cette tendance. Signée James S. A. Corey, elle est en réalité l’œuvre croisée de deux écrivains américains, Daniel Abraham et Ty Franck – ce dernier collaborant en outre avec George R. R. Martin sur "Game of Thrones". Sont publiées ici leurs nouvelles.


Au XXIVe siècle, le système solaire a été colonisé, la Terre, dirigée par l’ONU, est en conflit avec Mars pour le contrôle de la ceinture d’astéroïdes; la découverte d’artefacts extraterrestres, des portails stellaires donnant sur d’autres univers, laisse entrevoir à l’homme des perspectives infinies. Mais, comme on le sait, science ne va pas toujours avec conscience. Pétrie d’orgueil et de démesure, l’humanité du futur continue de se déchirer: guerres coloniales, terrorisme, génocides à l’échelle de planètes entières, partout la peur et la détestation, la perte et le deuil.



La pertinence de ces récits d’anticipation renvoie à notre présent. L’ordre moral revendiqué masque mal la corruption qui règne en maître. Le tableau saisissant, dans une nouvelle, d’une Terre future accablée par la surpopulation et la pauvreté et sous la coupe d’une organisation criminelle, donne le ton: loin d’être un produit dérivé, ce recueil procure une assise à l’ensemble, futurs au quotidien, tragédies minuscules, éclats de rire, regard soucieux porté vers les étoiles.

La Légion des souvenirs - The Expanse - James S. A. Corey - traduit de l’anglais (États-Unis) par Yannis Urano - Actes Sud - 480 pages - 24,50€ - ***
François Rahier 



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lundi 13 novembre 2023

Terriens mal lunés




Quoi de plus fascinant sur le plan romanesque que le voyage dans le temps? En s'emparant de cette thématique, Emily St John Mandel redéfinit le réel à partir des conséquences de ces incursions dans le passé. En 2401, les hommes installés dans des colonies lunaires qui répliquent sous cloche les apparences du paradis terrestre, sont sous la surveillance de l'Institut du Temps. Des agents sont chargés de réparer en douceur les modifications provoquées par un tourisme temporel désormais interdit. 


Entre dissidence et emprise totalitaire, cette chronique d'un présent sans cesse insaisissable est une remarquable expérience littéraire.

La Mer de la Tranquillité – Emily St. John Mandel – Traduit de l'anglais (Canada) par Gérard de Chergé – Rivages – 304 pages – 22€ – **** 
Lionel Germain



mercredi 8 novembre 2023

Amours en cage



Un pédagogue renommé ouvre une école destinée à forger une nouvelle génération de femmes instruites et capables de réfléchir par elles-mêmes. Nous sommes en 1871 dans le Massachusetts. L’arrivée des jeunes élèves coïncide avec l’invasion progressive du domaine par de mystérieux oiseaux au plumage flamboyant, puis d’étranges symptômes affectent les adolescentes. Un premier roman troublant à la prose alerte et sensible qui revisite "Les Quatre filles du Docteur March" de Louisa M. Alcott sous l’éclairage de "La Servante écarlate" de Margaret Atwood.


L’École aux oiseaux - Clare Beams - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Chloé Royer - Presses de la Cité - 363 pages - 22€ - ***
François Rahier - Sud-Ouest dimanche 16 juillet 2023



lundi 6 novembre 2023

Descente aux amphètes


Patrick Michael Finn, professeur d'écriture créative, s'ouvre une piste à travers les ténèbres avec deux personnages dont le reste de dignité se pèse au trébuchet: Weldon et Tammy, père et fille, embarqués dans un road-movie tragique. Quand, Tammy, adolescente et toxicomane s'enfuit de chez sa mère, elle n'a pas grand-chose à espérer de Weldon, alcoolique en rémission.


Après une nouvelle fugue, il se lance pourtant aux trousses de ce fantôme qui désormais lui ressemble, et il en croise d'autres, une armée de zombies faméliques et possédés par toutes les drogues de l'enfer. Comme ce gamin, homosexuel, polytoxicomane, malade du SIDA, en route pour sa dernière escapade. Invisible dans cette jungle de camés, Tammy n'est jamais loin. Prostituée aux yeux vides, elle se glisse à dix-huit ans dans la dépouille d'une junkie, ballottée d'un routier à un autre.




Patrick Michael Finn se saisit de leurs destins avec un souffle dévastateur et brosse le portrait d'une Amérique enkystée dans la douleur et le mépris d'elle-même.

Au milieu des serpents – Patrick Michael Finn – Traduit de l'américain par Yoko Lacour – Les Arènes Equinox – 208 pages – 19€ - **** 
Lionel Germain


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version papier



vendredi 20 octobre 2023

Les cœurs désaccordés


De l'histoire espagnole contemporaine, les jeunes générations n'ont sans doute en mémoire que la période apaisée du post-franquisme. "Il n'existe pas qu'un seul passé; même pour soi-même", nous dit Victor Del Arbol dans ce magnifique roman où l'histoire du pays est revisitée à travers le parcours tourmenté de Diego, "fils du père", écrasé par le poids de cette filiation.




On le découvre grâce aux notes retrouvées après l'incendie d'une unité d'évaluation et de soins psychiatriques. Tout a disparu lors de cet événement sauf quelques feuillets en forme de confession dans laquelle Diego, universitaire pourtant comblé, reconnaît être l'assassin d'un homme qu'il a torturé pendant trois jours et trois nuits avant de l'achever de deux balles dans la tête. 




Toute puissance paternelle, inceste, viol, barbarie de la Division Azul sur le front russe, pour déchiffrer l'avènement d'un cauchemar à la fois politique et singulier, Victor Del Arbol sonde les cœurs désaccordés après l'irruption de la guerre civile et le déchirement des familles. Somptueux.

Le fils du père – Victor Del Arbol – Traduit de l'espagnol par Claude Bleton et Émilie Fernandez – Actes Sud actes noirs – 368 pages – 23€ - ****
 
Lionel Germain


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version papier



jeudi 19 octobre 2023

De brique et de tôle

 
"C'est toujours un morne escarpé, accessible désormais par mille marches de béton. Séparé de l'en-ville par la rocade. On se retrouve vite face à un mur de cases à toit plat, vestiges de bois-florine, de brique et de tôle. L'odeur du béton brûlant monte à la tête."

Ce n'est qu'un quartier de Fort-de-France mais déjà, Fort-de-France, "ce n'est pas la France" pour une majorité des habitants de Trénelle, périphérie à l'abandon d'une autre périphérie, encore malmenée par son histoire et son éloignement de la métropole. 




Lui-même né en Seine Saint-Denis, Steven Clerima emprunte avec beaucoup de tendresse les yeux du petit Max pour nous raconter une enfance tristement ordinaire dans une famille où la mère assume tous les rôles. Les hommes sont au mieux des icones sans substance comme ce père à la recherche duquel Max va grandir en se forgeant une identité fantasmée. 





Au pire, ce sont des ogres indésirables, pleins de rhum et de colère. Mais Steven Clerima s'attache à la lumière qui perce au-dessus du morne et maintient jusqu'au bout un halo d'espoir au gamin de Trénelle.

Trénelle – Steven Clerima – La Belle Étoile Hachette Marabout – 288 pages – 20,90€ - *** 
Lionel Germain



mercredi 18 octobre 2023

Embrouilles dans l'espace




Pris dans une tempête solaire, une mission d’exploration de la NASA perd le contact avec Houston. Secourus par un vaisseau spatial à l’équipage exclusivement féminin, les trois astronautes apprennent avec stupéfaction que trois siècles se sont écoulés depuis leur départ. Mais ce n’est pas la découverte la plus étonnante de leur aventure. Ce classique de l’anticipation féministe, encore inédit en français, est l’œuvre d’une américaine, Alice Sheldon (1915-1987), qui a fait toute sa carrière sous un pseudonyme masculin.


"Houston, Houston, me recevez-vous?" - James Tiptree Jr. - Traduit de l’américain par Jean-Daniel Brèque - Une heure lumière/Le Bélial’ - 113 pages - 10,90€ - ***
François Rahier




mardi 17 octobre 2023

Plein soleil


Ne vous laissez pas contraindre par l'assignation à une classe d'âge quand un éditeur range un de ses écrivains dans une collection pour adolescents. "Faction" est l'une des réserves "jeunesse" des éditions In8 et même si Yvan Robin, auteur de "La Fauve", y est ici à sa place, tous les lecteurs seront séduits par "Bonhomme", petit roman de 130 pages qui se lit d'un seul souffle.



Milo vient passer l'été chez sa grand-mère mais c'est l'ombre du grand-père mystérieusement disparu qui accompagne la mue du jeune homme. Acquisition de l'indépendance, découverte amoureuse et vrai suspense, l'auteur est d'une grande justesse dans la construction de son personnage. Milo devient un autre, fragile et attachant, et la plume élégante d'Yvan Robin contribue à la vérité de cette saison si compliquée de l'adolescence.



Bonhomme – Yvan Robin – Éditions Faction In8 – 136 pages – 8,90€ - ***
Lionel Germain



lundi 16 octobre 2023

Ça jette un froid


Pour contrer l'humeur maussade et parfois caniculaire des débats sur les causes du réchauffement climatique, Frédéric Ploussard dégaine un polar qui jette un froid dans l'atmosphère. 



Fuyant un docker enclin à manier la boite à gifles, son héroïne se réfugie à Bourgevel, une station de ski où un chercheur a trouvé la martingale pour avoir de la neige toute l'année. L'héroïne s'appelle Blanche et ça tombe vraiment bien parce que la planète va s'anéantir sous une couche de poudreuse impossible à éliminer. Méfions-nous des apprentis sorciers, la fable est parfois drôle mais le noir du roman vous incite à rire jaune. 



Tout blanc – Frédéric Ploussard – Éditions Héloïse d'Ormesson – 320 pages – 19€ - ***  
Lionel Germain



vendredi 13 octobre 2023

Le commissaire est une énigme


Vito Stega, commissaire inventé par Piergiorgio Pulixi, n'est un cadeau pour personne. Sauf pour le lecteur peut-être, embarqué dans la recherche d'une raison à cette folie du "bien" qui anime le personnage. 



Quand débute cette première enquête, des adolescents assassins enfermés dans le secret de leurs crimes sont aussi indéchiffrables que le flic. Malgré sa mise à l'écart, coincé entre son psy et l'affection de sa collègue, il progresse pourtant et on finira donc par trouver des réponses. Mais au-delà de cette résolution de l'affaire, Vito, lui, reste une énigme fascinante.





Le Chant des innocents – Piergiorgio Pulixi – Traduit de l'italien par Anatole Pons-Reumaux – Gallmeister – 336 pages – 23,80€ - ***
Lionel Germain



jeudi 12 octobre 2023

Derniers feux de l'amour



À l'occasion de retrouvailles dans un manoir des Highlands, partageons le fiel d'une brassée d'aristocrates qui n'en finissent pas de se haïr. Gabriel Katz nous recycle le désespoir très romanesque de ces rejetons de vieille noblesse incarnée ici par Scott, vilain petit canard ou cygne noir d'une fratrie rassemblée autour du patriarche la veille de noël. Quand il débarque passablement éméché, en compagnie d'une autostoppeuse ramassée en route, on s'enfonce immédiatement dans l'hiver familial. Embrouille en terre écossaise sur fond de scandale et de secrets mortels.


Le silence des noyées – Gabriel Katz – Le Masque – 250 pages – 21,90€ - *** 
Lionel Germain



mercredi 11 octobre 2023

Ville malade


Un grand port du sud Amérique, Montevideo peut-être, un mal étrange porté par un vent de miasmes soufflant depuis la mer… La population fuit en masse vers l’intérieur des terres pour échapper à la pandémie, au confinement, à l’état de siège. Restée pour veiller sur sa mère âgée, et son ex-mari, malade et hospitalisé, la narratrice s’occupe aussi d’un enfant dont elle a la garde et qui est atteint du syndrome de Prader-Willi, une addiction alimentaire nécessitant une surveillance constante. 


L’enfant obèse, métaphore des fléaux qui accablent nos sociétés boulimiques, finira par devenir le seul lien, désespéré, de la narratrice, quand les siens l’auront abandonnée, avec un monde dont l’horizon est la pâte rosâtre industrielle avec laquelle le gouvernement nourrit son peuple – écho probable au "soleil vert" de Richard Fleischer. Née en Uruguay, Fernanda Trías vit en Colombie où elle enseigne la création littéraire à l’Université de Bogota. Emblématique du renouveau de la littérature latino-américaine, son œuvre a été souvent récompensée dans son pays.



Crasse rose - Fernanda Trías - Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Nathalie Serny - Actes sud - 264 pages - 23€ - ***
François Rahier


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