vendredi 15 octobre 2021

Du beau monde détestable


Elle a bien raison Céline de Roany de remercier Elizabeth George et Mo Hayder. À la première, elle emprunte l'habileté de savoir mettre en scène un personnage féminin aussi crédible que Barbara Havers. De la deuxième récemment disparue, elle accepte un héritage littéraire qui nous plonge dans les zones les plus sombres de l'âme humaine.



La capitaine Céleste Ibar, ancienne de la BRI parisienne, est une guerrière mutée à Nantes pour mettre à distance les conséquences d'une agression violente. Et puis comme le précise l'autrice qui est née à Nantes mais vit depuis 2015 en Australie, cette ville aussi marquée que Bordeaux par la "traite négrière" est un "terreau fertile pour toutes les intrigues, tous les milieux, toutes les déviances, terrain privilégié de l'immonde et du merveilleux.




Son héroïne, mère de deux adolescentes, est capable de contenir dans le moule d'une procédure pénale la haine et la rage qui couvent aux lisières de son enquête. Ou comment apprendre à détester le beau monde et ses amusements après le meurtre d'une femme de la grande bourgeoisie industrielle.

Les beaux mensonges – Céline de Roany – Presses de la Cité – 490 pages – 21€ - ***
 
Lionel Germain 



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Roro des Amandiers



Le rétro s'est toujours bien porté dans le polar des années quatre-vingt (Tito Topin avec le Maroc colonial, Daeninckx avec la Grande guerre et Delteil avec celle d'Algérie). Amila choisit en 1985 la période noire des années Quarante. Il y raconte les tribulations de Roro des Amandiers, petit truand qui se réfugie au Japon pour échapper à la police française et planquer le magot d'un casse. En 1945, on pouvait trouver mieux. La menace viendra moins de ses deux anciens complices qui ont fini par le dénicher dans l'Empire du Soleil Levant que d'un certain B59…  



Au balcon d'Hiroshima – Jean Amila – Série noire – (mai 1985)
Lionel Germain





mercredi 13 octobre 2021

Les dormeurs du Cap




Avec une ouverture très rimbaldienne, Bertrand Dumeste prend ses quartiers au Cap Ferret où à défaut d'avoir le sang bleu, les morts ("les pauvres morts" dirait un autre poète chez Hervé Le Corre) affichent un rouge plus flamboyant que la moyenne. Paul et Maryam ont ce privilège dans l'infortune. Pour comprendre les raisons de leur assassinat, Bertrand Dumeste arpente la côte et sonde le cœur des familiers du couple. Beau monde et vilains penchants dans un décor de rêve. 




Meurtre au Ferret – Bertrand Dumeste – Geste noir poche – 234 pages – 12,90€ - **
Lionel Germain




Dune: Le nom du père




Tout a été dit ou presque sur "Dune". C’est peut-être pour éviter de spoiler encore davantage le film de Denis Villeneuve sorti récemment que les héritiers de Frank Herbert publient cette étonnante préquelle, l’histoire du petit astre où tout a commencé, et celle du duc Leto, le père de Paul, futur messie de la planète des sables. Cette remontée aux sources d’une légende augure-t-elle une lecture œdipienne du mythe?  La saga, quant à elle, est rééditée aujourd’hui chez le même éditeur en 7 gros volumes aux traductions révisées. 



Dune : Chroniques de Caladan, Le Duc - Brian Herbert et Kevin J. Anderson -  Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédérique Le Boucher - Ailleurs & Demain/Robert Laffont - 460 pages - 21,90€
François Rahier 



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mardi 12 octobre 2021

Absence

 

Un gendarme enquête sur la disparition de sa propre fille. Ses recherches le mènent à un hôtel où il s'arrête pour la nuit. Au réveil, 12 ans se sont écoulés et il n'est plus le bienvenu nulle part. On retrouve un point commun avec un bon polar de Tackian mais Thilliez joue avec brio ses propres cartes: amnésie, monstruosité du monde de l'art et surtout une constante chez cet auteur, la mise en abîme du roman lui-même. Pluie d'oiseaux morts et shootings clandestins à la morgue, les chemins narratifs de Thilliez sont pavés de lumière spectrale.



Il était deux fois – Franck Thilliez – Pocket – 624 pages – 8,70€ - *** 
Lionel Germain




lundi 11 octobre 2021

Cœur ténébreux


"Parfois, je lisais "Le Cœur des ténèbres" (…). Je pensais à la solitude et à la folie de Kurz, au découragement nonchalant de ceux qui l'entouraient. Que je comprenais. Je comprenais cette sorte d'obscurité qui vous envahit et vous dévore et vous dissout sans que personne ne s'en inquiète."



Jusqu'à la dernière ligne de l'épilogue, le roman de Victor Del Arbol est porté par la puissance désespérée de son personnage, Isaïe Yoweri. Il nous raconte l'Ouganda du siècle dernier, mais plus largement l'Afrique; cette métaphore géographique où s'inscrivent les pages les plus sombres de l'humaine condition. Dans un pays dévasté par les milices, Isaïe a été amoureux de Lawino. L'innocence de leur amour s'est perdue dans le chaos quand Isaïe est devenu un enfant soldat.




Réfugié des années plus tard à Barcelone, il est soumis à la reconstitution des années noires par un visiteur qui l'invite à venir témoigner au pays. À servir d'appât surtout pour dénicher le dernier seigneur de guerre. 

La référence à Conrad n'est pas usurpée, elle est clairement assumée par Victor Del Arbol. Le massacre fétichiste des albinos, les mères adolescentes violées, la folie religieuse fécondée dans les "ténèbres", tout est charrié dans le flux de ce roman magnifique. Les histoires qui finissent mal sont des histoires d'amour, en général.

Avant les années terribles – Victor Del Arbol – Traduit de l'espagnol par Claude Bleton – Actes Sud "Lettres hispaniques" – 400 pages – 23€ - ****
Lionel Germain



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vendredi 8 octobre 2021

Une montagne de secrets

 

Prix du polar Sud-Ouest/Lire-en-poche 2021

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Denali - Patrice Gain - Livre de poche

Sortez les violons




Henry Farrell roule en pick-up sur les routes poussiéreuses de Pennsylvanie. Il est flic dans le petit canton de Wild Thyme où le parfum de thym sauvage se mêle au ruissellement des sources. Mais la carte postale va s'assombrir. La jeune fille disparue était toxicomane et son petit copain, le coupable idéal. Dans un monde qui, lui, n'a rien d'idéal, Tom Bouman déroule sa Série B et nous met sous le charme de ce flic séducteur, chasseur de dindons et joueur de violon. C'est tout bon.



Dans les brumes du matin – Tom Bouman – Traduit de l'américain par Yannis Urano – Actes sud actes noirs – 368 pages – 23€ - *** – 
Lionel Germain





Un polar très cavalier


L'Arbre Vengeur est une bonne adresse. Au rayon littérature française, on y déniche des signatures qui excitent la curiosité: Frédéric Roux, Gilles Verdet, Jean-Pierre Ohl ou Éric Chevillard. Et tout récemment Franz Bartelt avec "Of Course", une reprise de "Nadada" publié à l'initiative de Jean-Bernard Pouy en hommage à la Série noire.



Un apprenti écrivain se propose de faire la biographie de Moncheval, un détective amateur. "Frêle jeune homme, d'une beauté mélancolique qui n'était pas sans rappeler l'enfance des détectives privés dans les vieux films en noir et blanc", Moncheval a dû renoncer à une carrière dans la police à cause de son nom. Et c'est au moyen d'un fer-à-cheval que treize prostituées ont été assassinées. On rit mais le burlesque sert aussi à déboulonner la statue très française du "grand écrivain". 



Dans "Un flic bien trop honnête" publié en mai au Seuil, l'inspecteur s'appelle Gamelle et son adjoint est un cul-de-jatte. Si Franz Bartelt change souvent de crèmerie, son beurre est baratté avec la même dinguerie qui lui a valu le Prix de l'humour noir en 2001 et le Prix Mystère de la Critique en 2018.

Of course – Franz Bartelt – L'Arbre vengeur – 120 pages – 13€ - *** 
Lionel Germain



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mercredi 6 octobre 2021

Retour à Guernica



Quelle magnifique horreur en ouverture de ce roman. Santi, conducteur du train régional basque qui longe la mer en quittant Guernica, inaugure le bonheur de partager ce voyage avec sa femme. Ibon Martin nous entraîne vers cet improbable cauchemar du train qui va percuter la chaise sur laquelle Natalia est ligotée. Natalia, femme adorée de Santi, est la première victime d'une cinquantaine d'années dont une équipe de flics de Bilbao va devoir s'occuper. L'intrigue renoue avec les séquelles du franquisme déjà abordées dans de nombreux romans mais le casting a de grandes qualités romanesques.



La valse des tulipes – Ibon Martin – Traduit de l'espagnol par Claude Bleton – Actes sud actes noirs – 480 pages – 23€ - *** –
Lionel Germain




Au carrefour des imaginaires


Consacré par le film que Denis Villeneuve tira de l’une de ses nouvelles, "Premier contact", l’américain Ted Chiang propose dans ce nouveau recueil neuf histoires qui sont autant d’expériences de pensée, immergeant le lecteur dans la vision du monde d’un robot, la difficile gestion par des éducateurs du cycle de vie des objets logiciels – en l’occurrence des organismes digitaux évoluant en environnement numérique, ou encore une cosmogonie délirante prenant au sérieux la vision pré copernicienne des choses. 




L’écriture, froide et d’une précision clinique, livre des constats implacables. Parfois, cependant, elle emprunte son style à des registres apparemment désuets, des Mille et une nuits aux Confessions de Saint-Augustin, poursuivant son questionnement sur le posthumain et les réalités augmentées.






Saad Hossain s’inspire lui aussi des mythologies de l’Orient, mais c’est à Dacca qu’il nous entraîne, l’immense métropole bengali grouillante d’humanité, ses jets privés et ses rickshaws, et ses pauvres d’entre les pauvres qu’un destin d’esclaves exile aux rivages du Golfe persique.
 




Sur ce capharnaüm plus vrai que nature de petites embrouilles familiales ou d’arnaques aux dimensions de l’univers règne la Cabale, le conseil d’administration secret d’une maffia surnaturelle, un conglomérat de djinns et d’humains qui étend son filet du sous-continent indien au Brésil et a des antennes jusqu’à New York ou au cœur de la City. 





N’est pas Harry Potter qui veut, et le jeune héros du roman subit plus qu’il ne la maîtrise une ascendance surnaturelle. Son voyage initiatique, que l’auteur ornemente d’emprunts débridés à la SF et à la fantasy fait de ce récit picaresque écrit d’une plume alerte n’hésitant pas à employer un langage souvent très vert, une grande fête baroque, infiniment jouissive.

Expiration - Ted Chiang - Nouvelles traduites de l’anglais (États-Unis) par Théophile Sersiron – Denoël - 453 pages - 23€ - 

Djinn City - Saad Z. Hossain - Traduit de l’anglais (Bangladesh) – Agullo - 568 pages -22,50 € - ****
François Rahier



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lundi 4 octobre 2021

Oh, punaise!



Réussir à nous filer les jetons avec une histoire de punaises de lit, c'est une preuve de savoir-faire qui mérite un arrêt au rayon polar. Ben H. Winters a déjà raflé le prix Edgar Allan Poe en 2013 et le prix Philip K. Dick en 2014. Hitchcock aurait adoré "Parasites". D'abord pour son héroïne, le genre de victime idéale, un peu niaise, peintre velléitaire, femme au foyer qu'on soupçonne de paranoïa quand elle est la seule à voir et à subir les petits monstres dévoreurs; et enfin pour l'intrigue qui nous promène aux lisières du fantastique avant de nous assommer façon "psychose" dans les derniers chapitres.


Parasites – Ben H. Winters – Traduit de l'américain par Pierre Szczeciner – Sonatine – 272 pages – 20€ - ***
Lionel Germain




Se sauver ou périr


Après "Cinq cartes brûlées", primé à Gujan-Mestras et prix Landerneau polar en 2020, Sophie Loubière va une nouvelle fois gratter le brillant d'une famille presque parfaite. Madeline, la mère est sapeur-pompier et a mené le combat sur le parvis de Notre-Dame. Elle est l'idole et l'héroïne de sa propre fille. Elle sauve des vies. Christian, son mari, garde les morts. Il vient d'être nommé conservateur au cimetière de Bercy. Au-delà des apparences, Sophie Loubière a l'art de mettre en scène les fêlures, ici celles du mari que la compagnie des morts plonge dans un maelstrom émotionnel insurmontable. Pour Madeline et sa famille, ce sera bientôt "se sauver ou périr". 


De cendres et de larmes – Sophie Loubière – Fleuve noir – 352 pages – 19,90€ - *** 
Lionel Germain



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