vendredi 28 juin 2013

La douleur des morts


Un homme, un garçon. Et deux absences: l'enfant de l'un, la mère de l'autre, ou comment parfois la mort saisit le vif. Pour Pierre Vilar, flic au commissariat de Bordeaux, ce fut ce jour de la fin de l'hiver 2000 où son fils ne revint pas de l'école. Disparu. Enlevé. Pour Victor, collégien à Bacalan, quand, de retour chez lui, il trouve le cadavre massacré de sa mère. De profundis. Il n'y a pas d'âge pour la douleur, pas d'âge pour que le monde soit à jamais désert, pas d'âge pour l'expérience du mal. 

Et pendant que Victor, de foyer en famille d'accueil, avec pour seul viatique l'urne contenant les cendres maternelles sous le bras, dérive dans un "après" périlleux et incertain, Vilar mène l'enquête et, de Bordeaux au Médoc, de Mérignace à Castillon, croisera en chemin les échos de sa propre histoire et de son chagrin. "Passé le pont de pierre, les fantômes vinrent à sa rencontre" en quelque sorte…
  
Tant de douleur… Tant de morts… Et ces "Cœurs déchiquetés", impressionnant nouveau roman d'Hervé LeCorre, aurait aussi pu s'intituler "La Douleur des morts", si ce n'était déjà le titre de sa première œuvre, parue voici près de vingt ans. Après une incursion particulièrement réussie ("L'Homme aux lèvres de saphir") du côté du XIXème siècle, de Lautréamont, de Paris et de son petit peuple, LeCorre est de retour parmi les siens, dans cette "principauté noire", quelque part entre la rue Blanqui et la rue Achard, où il s'est solidement installé comme l'un des maîtres de ce que l'on appelait encore voici peu le "néo-polar".
 
 
Au fond, il écrit peu ou prou toujours le même livre; et cela serait plutôt pour nous rassurer tant l'obsession est trop constitutive de ses personnages (la nuit, la perte, la ville comme "capitale de la douleur") pour ne l'être pas aussi de son auteur. Et de Modiano à Marìas, il n'est de grand roman que dans le ressassement. La terrifiante noirceur de celui-ci l'apparente en effet, comme s'en prévaut son éditeur, à l'univers du grand Robin Cook, mais aussi au maître-étalon du polar à la française, Jean-Patrick Manchette, ainsi sans doute qu'au tristement perdu de vue Hugues Pagan et son funèbre "Mort dans une voiture solitaire". 

Mais ici, le nihilisme désespéré se teinte des couleurs de la profonde humanité avec laquelle LeCorre décrit les réprouvés de l'histoire: femmes battues et oubliées, orphelins comme autant d'anges aux figures sales. Et il n'y a pas de nuit qui ne soit aussi une promesse de l'aube comme en ces pages splendides (et très "Nuit du chasseur") où, au cœur du Médoc, un enfant perdu, traqué par un homme qui pourrait être son père, se laisse dériver au fond d'une barque, au fil de l'eau et du fleuve. Après? Après, cela s'appelle l'aurore.
 
Les cœurs déchiquetés – Hervé LeCorre – Rivages – 381 pages – 20€ -
éditions poche Rivages – 480 pages – 9,65€ -
Olivier Mony – Sud-Ouest-dimanche – Juin 2009
 
Retrouvez Olivier Mony dans SOD




jeudi 27 juin 2013

Jeux d'espions




 Excepté sur le plan technologique, les jeux d'espions n'ont pas beaucoup évolué depuis les premiers romans de John LeCarré. On a vu la boussole passer de l'Est au Sud, des conflits en godillots atomiques de la guerre froide aux hommes sandwiches parfumés à la nitroglycérine des confins de l'Arabie. Et voilà que l'aiguille frétille avec insistance du côté de l'Asie orientale où les services chinois sur le pied de guerre entendent bien contrer les ambitions américaines.
 
 
 
 Dans le roman d'Olen Steinhauer, deux hommes symbolisent le combat que se livrent les superpuissances. Alan Drummond, patron d'un département des services secrets américains, les Touristes, et Xin Zhu, colonel du 6ème Bureau du Guoanbu, le service chinois. Dans "L'Issue", le précédent roman de l'auteur, on assiste au démantèlement du groupe par l'effet classique des trahisons que favorise Xin Zhu. Alan Drummond a disparu et les survivants règlent leurs comptes.
 
 
 
 Milo Weaver, le véritable héros de Steinhauer, est un de ces survivants. Père de famille soudain conscient de la fragilité de sa condition, il aimerait protéger sa fille et sa femme des représailles.
 
 On pourrait définir l'espion américain (c'est le titre original du roman) comme la résultante d'une série de compromissions instrumentalisées par une bureaucratie tentaculaire. Dans ce réseau croisé de menaces, de chantages et de fiascos administratifs, les Chinois comme autrefois les Russes n'ont rien à envier au monstre américain.
 
L'étau – Olen Steinhauer – Traduit de l'américain par Samuel Sfez – Liana Levi – 448 pages – 21€ - **
Lionel Germain




mercredi 26 juin 2013

Hollywood est un roman noir




 Boulevard du Crépuscule en 1950 signe peut-être la fin du paradis artificiel ou du moins de son adresse sur Terre. Dans ce film de Billy Wilder on y croise quelques uns des fantômes que Kenneth Anger débarrasse de leur voile pour nous laisser méditer sur l'affreuse nudité des cadavres.
 De 1915 aux années soixante, avec plus d'une trentaine de scènes fatales éclairées par l'identité judiciaire, nous découvrons ce après quoi nous ignorons courir au plus fort de nos dénégations: la laideur des anges au tomber de rideau et cette insupportable odeur de mort qui coiffe les parfums sucrés des suites hollywoodiennes. Les femmes très belles y étaient malheureuses, les beaux mecs guère plus heureux. Et la kyrielle d'ogres et d'ogresses dont tous les contes de fée raffolent sombraient parfois eux aussi dans le désespoir.
 Ainsi pour Fatty Arbuckle. La version de sa chute racontée par Kenneth Anger est beaucoup plus sombre et immorale que celle récemment publiée par Jerry Stahl. Kenneth Anger a trop flairé les marges pour se poser en moraliste. Ironique et cruel avec les sorcières de la presse (elles fournissaient la came tout en interdisant la consommation), il surgit un peu avant minuit pour nous montrer l'innocence de la reine et la brièveté de son destin.
 Hollywood Babylone: catalogue funéraire rédigé avec l'acidité amoureuse d'un voisin de palier.
Hollywood Babylone – Kenneth Anger – Traduit de l'américain par Gwilym Tonnerre – Tristram – 310 pages – 11,95€ - ***
Lionel Germain
Lire aussi dans SOD: R.I.P. les étoiles



mardi 25 juin 2013

Accidents de parcours





 
 
 Hervé Delouche le dit dans sa préface, Thierry Jonquet n'était pas un théoricien, ni du polar ni de la vie tout court. Militant politique puis travailleur social devenu romancier au début des années 80, il s'intéresse dans ce recueil de nouvelles aux accidents de parcours. C'est certes l'une des règles du genre mais sans cultiver l'obsession d'une pirouette finale, il s'attarde avec tendresse sur la trajectoire de ces vaincus qui se rebiffent et cherchent une lueur dans la nuit.
 
 
 
 
400 coups de ciseaux – Thierry Jonquet – Seuil – 240 pages – 17€ - **
Lionel Germain



lundi 24 juin 2013

Canicule





 
 Quelque part sous la canicule africaine, la Colonie est une enclave d'un grand groupe minier européen. On y exploite entre autres le coltan, graal de nos objets communicants. Dans ce panier de crabes sous protection privée, une jolie inspectrice de l'ONU va perturber la routine de l'enfer à l'aide d'un dur-à-cuire pourtant aux ordres du consortium tandis que la nature prépare sa propre riposte.
 Avec les ingrédients du roman d'aventures, Oppel dénonce l'absurdité tragique de la puissance et du pouvoir.
 
 
 
Vostok – Jean-Hugues Oppel – Rivages – 242 pages – 8,65€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche - 23 juin 2013
 
 
Jean-Hugues Oppel sur le site des éditions Rivages




vendredi 21 juin 2013

Demandez la Lune




 
 
 On a marché sur la Lune et on y assassine son prochain, d’étranges “copies conformes” hantent la planète avec aux trousses des tueurs formatés par la raison d’état, les mystères de la vie sont une marque déposée et les réseaux tissent une toile heureusement rebelle au cybercontrôle des vivants. Ce n'est assurément pas l'œuvre indispensable de l'auteur mais le pari polar/Sf n'est pas perdu. Découpé en séquences très visuelles, le roman noir résonne comme un acompte sur l’angoisse du lendemain.
 
 
 
 
Copyright - Hervé Le Corre - Série noire Gallimard - 222 pages - **
Lionel Germain – d'après Sud-Ouest-dimanche – juin 2001
 
 
 
 
 
 Question rupture de câbles, Hervé Le Corre fait ici dans la superproduction. Henri Vallès, le personnage central de Tango Parano est un ancien flic, officiellement fou et légalement interné à Charles Perrens1. "Libéré" par les services spéciaux, il est destiné à servir de bouc émissaire dans une sombre affaire de secte très houellebecquienne, avec grand gourou intergalactique et perfusion des comptes bancaires. Sa manie du passé simple et de l'imparfait du subjonctif a pu surprendre certains lecteurs mais la musique sonne juste. Quoi qu'il en soit, la cause est entendue, la raison du plus fou est toujours la meilleure.
 
 
Tango parano - Hervé Le Corre - éditions atelier-in8 - 260 pages - 19€ - ***
Lionel Germain – d'après Sud-Ouest-dimanche – automne 2005
 
 
 
1) HP de Bordeaux. L'équivalent de Sainte-Anne à Paris ou de "Bron" à Lyon.
 
 
 
 
 
 
 

jeudi 20 juin 2013

Les "amis" d'Alice



 D'où vient cette illusion qu'un réseau social peut vous réinventer une vie meilleure? Quelle est la puissance du vertige qui condamne à cette exhibition permanente? Autant de questions dont les réponses ne seront peut-être pas celles escomptées par le lecteur du roman de Gilda Piersanti.


 


Parce que son héroïne, Mariella De Luca, inspecteur principal de la brigade criminelle de Rome, adore également s'échapper du réel pour tenter sous le masque des expériences sensuelles avec des inconnus rencontrés sur la Toile. Parce que Gilda Piersanti propose des pistes narratives qui déjouent les évidences et nous ramènent sur le sable.






Malgré l'enlèvement d'une jeune historienne de l'art en Angleterre où Mariella séjourne à l'invitation d'un collègue britannique, elle doit interrompre sa collaboration à l'enquête pour rejoindre Rome. Une autre disparition inquiétante secoue la capitale italienne. Il s'agit d'une fillette de douze ans, prénommée Alice.

La traversée du miroir, c'est bien-sûr Internet où chacun s'imagine que des milliers "d'amis" sont en orbite autour de ses messages. Le roman ne se réduit pas à la banalité d'un tel constat. Avec beaucoup de finesse, Gilda Piersanti nous entraine dans une analyse glaçante des rapports familiaux.

Wonderland – Gilda Piersanti – Le Passage – 181 pages – 18 euros - 
Réédition Pocket mai 2016 - 224 pages - 6,30€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 25 mars 2012





septième volet de sa série policière "Les Saisons meurtrières".


Petite pioche partielle et (très) subjective dans les polars d'un brelan de Dames évoquant Internet.

Mardi, la Dame de Cœur (brisé): Brigitte Aubert

Mercredi, la Dame de Trèfle (et d'oseille): Caroline Sers

Aujourd'hui, la Dame de Pique (à glace): GildaPiersanti





mercredi 19 juin 2013

Nid de coucous





 
 Prix du Premier roman en 2004 pour "Tombent les avions", Caroline Sers réussit son incursion dans le suspense avec une histoire très actuelle de réhabilitation d'un quartier populaire de l'est parisien. Bénédicte et Rodolphe ont investi leurs économies dans un appartement plein de charme mais les promoteurs à l'affût pourrissent l'ambiance et les voisins sont d'une courtoisie ambigüe. Détournement d'adresse Internet, vol électronique, harcèlement, le jeune couple découvre peu à peu qu'il niche en territoire hostile et que les coucous leur font les poches. Inquiétant.
 
 
 
Des voisins qui vous veulent du bien – Caroline Sers – Parigramme, Noir 7.5 – 188 pages – 12€***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 13 décembre 2009
 
 
 
Petite pioche partielle et (très) subjective dans les polars d'un brelan de Dames évoquant Internet.
 
Hier, la Dame de Cœur (brisé): Brigitte Aubert
 
Aujourd'hui, la Dame de Trèfle (et d'oseille): Caroline Sers
 
Demain, la Dame de Pique (à glace): Gilda Piersanti




mardi 18 juin 2013

Coeur de cible




 Brigitte Aubert est une raconteuse d'histoire. Elle se régale à revisiter toutes les facettes du polar, à construire des intrigues impossibles maniant l'humour et le suspense comme dans cette Âme de trop où l'on découvre Elvira, une infirmière un peu agitée du bocal, façon Bridget Jones.
 
 
 
 
 Planquée dans une chambre où résonne l'inquiétante présence de son propriétaire logé à l'étage supérieur, elle joue à se faire peur sur Internet multipliant les masques et les frissons virtuels. Mais quand les meurtres en série concernent des filles au physique proche du sien, ce cœur de cible provoque peu à peu chez le lecteur un malaise à peine déchiffrable dans le titre. Avec une redoutable perversité, c'est alors plutôt du côté de Robert Bloch, l'auteur de Psychose, que Brigitte Aubert nous promène.
 
 
 
 
Une âme de trop - Brigitte Aubert - Seuil policiers - 255 pages – 18€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – octobre 2007


 
Petite pioche partielle et très subjective dans les polars d'un brelan de Dames évoquant Internet.
Aujourd'hui, la Dame de cœur (brisé): Brigitte Aubert
Demain, la Dame de trèfle (et d'oseille): Caroline Sers
Jeudi, la Dame de pique (à glace): Gilda Piersanti





lundi 17 juin 2013

La Visiteuse du soir


"Chrétien", le personnage de James Sallis est un tueur à gages. C'est avec son chien qu'il a expérimenté, depuis son plus jeune âge, la bonne distance avec la mort, et c'est en temps de guerre qu'il a gagné son surnom de "Chrétien". En temps de paix, c'est un tueur illégal. Pour ses contacts sur Internet, il utilise un code basé sur de pseudo transactions de poupées. Mais "Chrétien" est aussi un tueur "qui se meurt". La maladie le ronge et sa dernière cible lui échappe quand un mystérieux concurrent prend sa place.
  


Internet figure le nouveau chemin d'accès aux trois personnages de l'intrigue: un tueur, un enfant et un flic. Sayle dont la femme meurt de chagrin enquête sur la victime loupée par le tueur. Jimmy, un enfant abandonné, maintient la fiction d'un foyer familial. Il lit des histoires aux personnes âgées mais tout le monde ignore autour de lui qu'il survit en apesanteur dans le bruissement informe et tumultueux d'Internet où il croisera le destin du tueur. 



La Toile lui diffuse les messages de la Visiteuse: une voix dans le cyberespace qui n'est plus que l'écho d'elle-même nous enjoignant d'éprouver la douceur du monde avec nos sens, de ne plus être les simples passagers d'un récit impassible et froid.
 
James Sallis interroge cette rumeur monstrueuse qui n'oublie rien de nous sans jamais rien nous rendre.
 
Le tueur se meurt – James Sallis – Traduit de l'américain par Christophe Mercier et Jeanne Guyon – Rivages – 264 pages – 20€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 16 juin 2013
 
 
Lire aussi dans Sud-Ouest



vendredi 14 juin 2013

Hervé LeCorre en Série noire




 Quand Hervé LeCorre publie son premier roman en 1990, "La douleur des morts", Bordeaux s’offrait sans masque pour toile de fond d’une intrigue dure dans laquelle un père désespéré coursait le fantôme de sa fille assassinée. Et surprise pour les amateurs de clichés, la ville aux senteurs "de vieille pierre" frissonnait d’un drame contemporain. C’était oublier que la puissance communicante de notre monde "a liquidé l’ailleurs", comme dit Baudrillard. Le roman noir, produit d’importation, élargissait le champ du rêve (américain), versant sombre d’une littérature d’évasion inoffensive.
 
 
 
 
 
 En 1990, le sésame du cybermonde était le 3615. Le Béarn et l’Artois se connectaient avec la même frénésie  pour éponger les mêmes délires. A l'instant où vous reconnaissiez Bordeaux dans le roman d’Hervé Le Corre, sa singularité s’effaçait et la ville n’était plus que le lieu du crime. Une ville identique à toutes les autres, avec des ombres qui se poursuivent sans jamais s’atteindre, des salons de massage et des fêlés de messageries roses.
 
 
 
 
 
 
 
 
 Promenant ses souvenirs de Bacalan au lycée Montaigne en passant par la Cité Lumineuse qui attend son heure, il publie en 1993 "Du sable dans la bouche". L’irruption de la tragédie dans une histoire de femme blessée qui vient régler ses comptes. Bordeaux, Bayonne, le Médoc, la géographie du drame est précise. Non sans raison puisque les protagonistes de l’affaire s’inscrivent dans la mouvance du terrorisme basque. Voilà enfin le lieu du crime assigné par l’Histoire. Sauf que l’Histoire n’est qu’un prétexte. Le vrai sujet, c’est Antigone et son martyre.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 En 1996, il poursuit son exploration urbaine dans un troisième livre, "Les effarés". Sur les ruines désormais de cette Cité Lumineuse. Il n’y est pas né mais "il a vécu ici. (…) C’était rempli de pauvres pleins de problèmes. On a viré les pauvres, en les priant d’emporter leurs problèmes ailleurs." La rage est rimbaldienne, "l’ordre règne et la canicule tient la rue."
 
 
 
 
 
 
 
 Alors, Bordeaux, Barcelone, Paris, San Francisco ou même la Lune (Copyright), l’exégèse peut se laisser distraire par des nocturnes de circonstance, mais l’auteur se tient au large avec ses créatures. Le roman noir n'a pas de patrie.
 
Trois de chute – Pleine Page-Ours Polar – 13€ - rassemble trois romans publiés en Série noire -
Lionel Germain – d'après un article publié dans la revue du CRL



jeudi 13 juin 2013

Derrière la porte





 
 Pablo Rouviot, psychanalyste reconnu à Buenos Aires, endigue son désespoir amoureux en cédant à la demande d'une jeune femme: épargner la prison à son frère accusé de parricide en le déclarant irresponsable. Dans un roman de psychanalyste, tout le monde devine que "la maison des belles personnes" dissimule une forteresse imprenable. La façade sert de leurre et dans les profondeurs de l'écrin, les trésors délivrent une lumière vénéneuse. Là comme ailleurs, c'est du côté du père qu'il faut chercher. Les morts sont rarement innocents.
 
 
 
 
La maison des belles personnes – Gabriel Rolon – Traduit de l'espagnol par Marianne Million – Belfond – 380 pages – 19,50€ - ***
Lionel Germain



mercredi 12 juin 2013

Guérif Hi-Fi





 
 
 Suite à un flagrant délit d'association de malfaiteurs littéraires, le journaliste Philippe Blanchet a recueilli en haute fidélité les aveux de François Guérif. Coupable d'être l'un des plus grands pourvoyeurs de crimes sur papier, il restitue avec une fluidité et un  sens remarquable de l'anecdote l'historique de ses liaisons dangereuses (Ellroy bien-sûr qu'il nous fit découvrir mais aussi Bunker, préfacé par Styron, et Robin Cook). Les meilleurs contrats d'un éditeur récidiviste.
 
 
 
 
Du polar – François Guérif – Payot – 320 pages – 20€ - ***
Lionel Germain




mardi 11 juin 2013

La meilleure amie


Ce sont les Américains qui ont inventé cette lignée de personnages cabossés, alcooliques, malheureux en amour et, il faut bien l'avouer, un brin désespérants à la longue. Le Norvégien Jo Nesbo  a créé le personnage de Harry Hole sur le modèle du Matt Scudder de Lawrence Block mais en forçant encore le trait, faisant de cet ancien flic une espèce de demi dieu échoué parmi les hommes. Aucune souffrance ne lui est épargnée et malgré tout, il renait après chaque drame comme un phénix au plumage froissé.



On le retrouve avec sa prothèse au doigt, sa gueule de travers et sa ténébreuse lucidité d'ancien ivrogne au chevet d'Oleg, le fils de son grand amour. Peu enclin à lui ouvrir son cœur, le jeune homme est arrêté pour le meurtre d'un dealer. Là où culmine le savoir faire de Nesbo c'est dans sa manière de nous faire oublier les boursouflures du personnage, presque fatigant dans "Le Léopard". 




Il y a par exemple une scène d'explication entre Harry et Oleg au cours de laquelle Harry demande qu'elle est la meilleure amie de l'homme, celle qu'on adore le soir et qu'on hait le matin, il parle de la drogue dont il fut lui-même une victime, et la confession cathartique qu'il exige de son interlocuteur résonne d'une justesse rare.

Fantôme – Jo Nesbo – Traduit du norvégien par Paul Dott – Série noire Gallimard – 560 pages – 21€ - ***
Lionel Germain



lundi 10 juin 2013

Le Professionnel





 
 Calum MacLean est un professionnel. Quand le caïd de Glasgow lui demande de buter un dealer, pas la peine de lui faire un dessin. En véritable artisan, il aime son indépendance et travaille seul. La guerre des chefs va compromettre cette jolie fiction.
 
 Métaphore de la brutalité des rapports sociaux, ce roman d'un nouveau venu dans le polar britannique ridiculise le mythe de l'auto-entrepreneur criminel là où comme partout la concentration des pouvoirs est la règle.
 
 
 
 
Il faut tuer Lewis Winter – Malcolm Mackay – Traduit de l'anglais par Fanchita Gonzalez Batlle – Liana Levi - 288 pages – 17€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 2 juin 2013



vendredi 7 juin 2013

L'ombre de Maldoror



Photo Claude Petit - Sud-Ouest
  Pour son cinquième roman, Hervé Le Corre abandonne en apparence les territoires bien balisés du polar contemporain et se lance dans un projet insensé: raconter la terreur qu’un criminel répand sur Paris en 1870. Insensé, parce que le criminel en question est l’ami d’un poète, Isidore Ducasse. Que le poète en question a publié à compte d’auteur et non sans difficulté un recueil vertigineux sous le pseudonyme de Lautréamont : Les Chants de Maldoror. L’assassin s’identifiant à la créature du poète commet une série de meurtres abominables et un inspecteur de police est lancé à ses trousses.

 Résumé de cette façon, on a ce qu’on appelle un polar historique, un genre hybride qui vise à plaquer sur une époque, lointaine de préférence, la pensée "moderne" d’un enquêteur. Hervé Le Corre a choisi une autre voie qui prend tout le monde à contre-pied. Aussi sympathique soit-il, son inspecteur de police d’origine basque, François Letamendia, n’est pas le héros de l’histoire. Pas d’avantage qu’Henri Pujols, ce rentier exalté qui a rencontré Isidore Ducasse à Bordeaux et a juré d’incarner Maldoror. Et encore moins le poète lui-même, figure accidentelle du génie, pressé de tourner la page de son chef-d'œuvre.


 
 Le roman s’ouvre sur une scène magnifique. Un ouvrier, Étienne Marlot, débarque à Paris au mois de janvier 1870. Il trimballe son patrimoine dans une charrette à bras. Il y a comme un affrontement démesuré entre le brouillard qui coiffe la ville et le souffle de l’homme. La nuit est tombée Place Vendôme quand il découvre le corps de la première victime de  "Maldoror" pendue à l’envers à la colonne. Dès qu’elle est sur les lieux, la police ne voit pas en lui un témoin mais un suspect. Il est jeté dans une voiture, malmené, la bouche pleine de sang.



 Ce chapitre d’une grande puissance descriptive donne le ton aux cinq cents pages qui vont suivre. Très soucieux de sa structure narrative mais sans complaisance pour ce "récit impossible" qui fait de l’énigme criminelle un enjeu ludique entre le lecteur et lui, l'auteur investit un moment de l’Histoire comme un point géométrique à partir duquel il distribue quelques lignes de fuite. Tout s’organise alors pour que le drame imaginé entre en cohérence avec la réalité historique.

 En 1870, le régime de Napoléon III vit ses derniers instants. La population ouvrière est sensible aux idées socialistes et le personnage d’Étienne Marlot fréquente un révolutionnaire. Ce pressentiment de la guerre et de la révolte des communards est au centre du livre. Un monde est en train de disparaître, celui des artisans et du labeur individuel. Marlot débarque à Paris parce que la révolution industrielle jette les paysans hors des campagnes. Le peuple se retrouve en ville, formant une classe dangereuse. Les filles se prostituent et l’anonymat favorise le crime. Une forme nouvelle de crimes est révélée. Aujourd’hui, on parle de "modus operandi" et Letamendia détaille celui de Pujols non pas avec la certitude de découvrir le meurtre en série mais avec la conscience d’avoir peut-être atteint le moment de le comprendre.

 Roman ambitieux, comme une mise en exergue du désarroi contemporain, L’homme aux lèvres de saphir est aussi une confrontation entre l’écrivain et son œuvre dont le lecteur découvrira le dénouement inattendu. Tout cela servi par une plume qui emprunte sa magie autant à Victor Hugo qu’à Eugène Sue.

L'homme aux lèvres de saphir – Hervé LeCorre – Rivages – 503 pages – 9€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – octobre 2004

Photo David Patsouris - Sud-Ouest


L'auteur lit un extrait de son roman. (Youtube-5mn)

 Grand Prix du roman noir français – 2005 

Prix Mystère de la Critique - 2005