dimanche 21 décembre 2025

Le crime en alternance


Benjamin Dierstein ne cache pas son admiration pour Ellroy. Il promène sa caméra à fleur de bitume, dans les égouts et les caniveaux de la fabrique du monde. Si l'Histoire s'offre à nous le plus souvent sous la forme d'un "roman national", ses héros ne figurent plus qu'à l'arrière-plan d'un bon roman historique. Et conformément au "principe d'Ellroy", les rôles titres du polar se partagent entre flics et voyous. 



"Bleu, blanc, rouge", premier volet de cette trilogie, renvoyait à la fin des années 70. On y découvrait la traque d'un trafiquant d'armes surnommé Geronimo, celle plus réelle de Mesrine, les exactions du SAC, l'affection de Giscard pour les diamants et les safaris à l'antilope. "L'étendard sanglant est levé" démarre en janvier 1980 après un petit détour inaugural en 1965 où la tambouille post-coloniale affine sa recette mafieuse dans les faubourgs de la "Françafrique". 



Mais le projet romanesque est d'une telle ampleur qu'on ne peut le réduire à un catalogue  de bavures historiques. Les petites mains et les gros bras sont la chair idéale du roman. Au revers du pathos dialogué par les maîtres du monde, le réel est usiné dans le chaudron trivial des passions humaines. C'est là qu'on retrouve les héros de Benjamin Dierstein: Jacquie, femme flic des Renseignements Généraux, le service dont est issu la DGSI, Paolini, agent de la BRI, et Jean Gourvennec, flic sacrifié dans une mission d'infiltration au cœur d'Action Directe. 

Terrorisme, recyclage mafieux d'un mercenaire, luttes politiques pour le pouvoir, les ombres qui dansent autour du feu de joie hexagonal laissent en pleine lumière les comparses du bottin mondain. Pasqua, Pandraud, Giscard, Mitterrand, on les connaît parce qu'ils mènent apparemment le bal, mais les vrais héros sont des héros de roman, et ce sont eux qui nous mitonnent pour 1981 une alternance du crime.

L'étendard sanglant est levé - Benjamin Dierstein – Flammarion – 912 pages – 24,50€ - **** 
Lionel Germain




samedi 20 décembre 2025

De l'existence des monstres


David Coulon est particulièrement retors. Il nous promène dans le sillage d'un assassin que le lecteur aura la charge d'accompagner sur son chemin de croix malgré l'ombre portée de la victime. On s'en veut d'épouser le point de vue du criminel perdu dans ses efforts pour échapper aux conséquences de ses actes.

Quand Emma, une petite fille de huit ans, entend des monstres rôder autour d'elle, on la place en famille d'accueil, et jusque-là tout est conforme à la tragédie ordinaire vécue par des milliers d'enfants dont l'environnement est toxique. 




Mais quand le frère d'une de ces "mamans" d'accueil, le fameux criminel coupable d'un féminicide, se cache dans la maison de sa sœur, il partage bientôt avec la fillette la certitude qu'un autre monstre occupe les lieux. Et David Coulon renverse la distribution de l'angoisse. Oui, les monstres existent et rôdent la nuit, mais qu'ils se méfient aussi des victimes. Elles ont parfois de sérieux comptes à régler.



Le murmure des victimes - David Coulon – Fayard noir – 320 pages – 21,90€ - *** 
Lionel Germain



vendredi 19 décembre 2025

Plume et pinceau


Dans ces 13 accidents de parcours, on bourlingue sur tous les continents à la recherche du coup de griffe meurtrier, et on fait escale en Flandre avec Mabrouk qui se rêve en futur Benazzi du rugby hexagonal. On connaît le charme des troisièmes mi-temps:
"décapsulage par le pack, ouverture au goulot sur les ailes, (…) cadrage débordement des canettes sans recours à l'arbitrage vidéo et maul à la bière suivi d'une transformation cul-sec."



Après l'échange de maillots, on se retrouve comme au premier jour du monde, et quand on s'appelle Mabrouk, on découvre alors que ça pose un problème qui peut s'avérer fatal. Près d'Ostende, on ne tolère que l'ivresse made-in-Flandres et si les poulets ne sont pas forcément de mauvais bougres, les réflexes de meute ont la vie dure. Ce sont ces préjugés que la plume de Pierre Hanot égrène accompagnée du pinceau impitoyable de Yan Lindingre.
 



Poulets pigeons - Pierre Hanot, illustrations de Yan Lindingre – Plume de chat – nouvelles – 104 pages – 15€ - *** 
Lionel Germain



mercredi 17 décembre 2025

Devine qui va mourir?


La petite ville irlandaise de Kilraven, à peine 5000 âmes, compte, pour traiter de l’actualité locale, sur le seul "Kilraven Chronicle", quotidien exclusivement en format papier, et en fortes difficultés financières.

Elvira Clancy (Cullen Siobhan, "Bodkin", "The Dry"), 25 ans, a été embauchée depuis six mois au titre de rédactrice de la rubrique nécrologique (Obituary : nécrologie en français). Coupes budgétaires obligent, son rédacteur en chef, Hughie Burns (David Ganly), lui annonce un jour qu’elle ne sera désormais plus payée qu’à la pige. Donc seulement lorsqu’un hommage sera publié! 

Célébrer des défunts insuffisamment nombreux pour lui permettre de vivre décemment l’incite à s’interroger: pourquoi ne pas accélérer un peu le processus? Et ne pas organiser elle-même quelques trépas, aider en quelque sorte la nature, surtout en le faisant avec un minimum d’éthique? Tout en anticipant la notice nécrologique de ses "victimes", choisies parmi les moins méritants de ses concitoyens. 

En tuant "accidentellement" un homme "vénéré" (à tort) localement, elle va se découvrir une soif de sang insoupçonnée et, à la manière d’un Dexter Morgan, se convaincre qu’elle ne tuera que "des mauvaises personnes". Ces décès devront ressembler à des accidents, à des suicides, à des incidents médicaux, qui ne doivent pas attirer l’attention de la police. Jusqu’à ce que les choses se compliquent.

Elvira, sosie de la gothique Mercredi de la famille Addams, a une jolie plume et aucune empathie. Obsédée par son travail et par la mort, elle oscille entre pulsions meurtrières et penchants morbides, alimentés par le désespoir de la mort de sa mère à sa naissance et par la vue de son père, Ward (Michael Smiley, "The Lobster", "Luther"), sombrant dans l’alcoolisme. 

Sa vie sociale s’arrête à la relation complexe qui l’unit à Mallory Markum (Danielle Galligan), rude "amie" d’enfance avec laquelle elle a très peu en commun, sinon d’être toutes deux orphelines de mère, et, au sein du journal, à son coup de foudre pour Emerson Stafford (Ronan Raftery), séduisant et ambitieux journaliste travaillant à la rubrique criminelle.

Tout au long d’une intrigue baignant dans une atmosphère "dexterienne", à la "Fargo", sur fond d’Irlande rurale, avec en fil rouge une enquête sur un cold case, "Obituary" ne fait qu’effleurer la critique sociale pour mieux s’inscrire dans une comédie, policière et sombre. Bijou d’humour noir - autant que ravageur – la série nous entraîne dans un labyrinthe de secrets refoulés, dans l’engrenage d’un piège fatal. 

Elvira trouve en l’excellente Cullen Siobhan une interprète parfaitement ambiguë, qui n’hésite pas à questionner ses certitudes et ses incertitudes. "Obituary", sorte de "dramédie macabre", joue la carte de l’absurde, de l’humour et du suspense, se distinguant ainsi judicieusement des séries-fictions irlandaises politiques ou misérabilistes. A découvrir et à déguster comme un bon vieil irish whiskey.

Obituary – 1 saison, 6 épisodes (52 mn) – Paramount + - *** 

Créée par Ray Lawlor

Réalisée par John Hayes, Oonagh Kearney

Avec Cullen Siobhan, Ronan Raftery, Danielle Galligan, Michael Smiley, David Ganly, Evanne Kilgallon, Noni Stapleton, Michael Hough
Alain Barnoud







mardi 16 décembre 2025

Un conte initiatique


On connaît la boutade de Peter Graham, vieille gloire du fandom: "L’âge d’or de la science-fiction, c’est treize ans." Militant de la cause, Serge Lehman sait bien que ce n’est pas vrai: tout commence à treize ans peut-être, mais ce qui surgit à l’improviste un soir d’été peut vous laisser métamorphosé à jamais.




Ce beau conte initiatique, où l’on n’est jamais très loin du "Corps" de Stephen King, raconte les dernières vacances d’été de quatre préados réunis par une amitié fusionnelle et un même goût pour l’aventure et les terrains vagues. Un jour, le surnaturel impose son évidence. Mais ce qui aurait pu être une banale histoire d’ovni s’arrête au bord du non-dit, en une manière de transfiguration biblique: de quoi cet éphèbe rayonnant est-il le nom? 


Ce court roman avait été publié initialement dans la revue "Bifrost" en 1997. Romancier, essayiste, scénariste, Serge Lehman est aussi un auteur de BD récompensé à Angoulême par le prix René-Goscinny 2025 pour "Les Navigateurs".

L’Inversion de Polyphème - Serge Lehman - Le Bélial - 105 pages - 9,90€ - ***
François Rahier


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lundi 15 décembre 2025

Le bal des prédateurs




L’inspecteur Sadorski est inspiré d’un personnage réel qui a sévi de 1942 à 1945. Dans ce huitième chapitre de la série, les ravages de la spoliation des juifs et le bal des prédateurs alimentent une intrigue pleine de la fureur des règlements de comptes entre les vainqueurs et la meute en déroute des vaincus. Alors que le flic révoqué se terre avec sa femme sous un faux nom, le revenant du titre vient le hanter et lui rappeler ses crimes de collaborateur.



Le retour des déportés, la honte de l'accueil qui leur est réservé, les horreurs de l'épuration et enfin les combines des ultimes profiteurs de guerre, tout témoigne de la noirceur d'une époque trop souvent réduite aux sursauts héroïques de la Résistance.

Les revenants de l'inspecteur Sadorski - Romain Slocombe – Robert Laffont La Bête noire – 510 pages – 21,90€ - ***

Lionel Germain



jeudi 11 décembre 2025

Au bon plaisir du prince


Magistrat à Rome auquel on doit le "Romanzo criminale" et d'excellents numéros de duettistes avec Carlo Bonini, Giancarlo De Cataldo s'installe dans la banlieue de la capitale italienne pour le portrait saisissant d'une jeune fille. 



Sharo aurait pu connaître le destin marginal des déclassés auprès d'une mère invalide si elle n'avait pas rencontré le "Prince" qui semble régner sur la mafia locale. Rebaptisée la "Suédoise" à cause de ses cheveux blonds, elle devient à son tour une "princesse" dans le monde du crime. Menaces et trahisons vont désormais accompagner son ascension dans cet univers où la loyauté est toujours conditionnelle. Du grand roman noir.



La Suédoise – Giancarlo De Cataldo – Traduit de l'italien par Anne Echenoz – Métailié  noir – 240 pages – 21,50€ - ***
Lionel Germain



mercredi 10 décembre 2025

"Ô temps! suspends ton vol"


L’Australie, à l’instar d’Israël, est une nouvelle pépinière de séries, aussi variées qu’attractives. On peut, entre autres, s’attarder sur "Profession: reporter", "Mystery Road", "Upright", "The Slap" ou "Deadloch". Toutes nous font découvrir les faces contrastées de ce continent, de Sydney à Perth, de l’Outback à la Tasmanie.

C’est au nord de la province du Queensland, dans la petite ville d’Ashford, que nous transporte la saison 1 de "Black Snow". En 1994, une professeure de lycée propose à ses élèves "collés" de créer une capsule temporelle pour célébrer le centenaire de l’établissement en 2019. Parmi eux, Isabel Baker (Talija Blackman-Corowa), adolescente noire de 17 ans, est retrouvée assassinée quelques jours plus tard. 

Ce crime, qui a profondément choqué la petite ville et dévasté la communauté australienne des mers du Sud à laquelle appartenait Isabel, laisse la famille broyée de chagrin. L’affaire n’a jamais été résolue, le tueur jamais retrouvé, laissant la communauté dans l’angoisse et l’incompréhension, créant une suspicion dans toute la ville, brisant l’harmonie mise des années à se construire.

Vingt-cinq ans plus tard, les anciens élèves ouvrent la capsule et, parmi les objets déposés à l’époque, découvrent une lettre d’Isabel dans laquelle elle évoque "des prédateurs déguisés en amis", des gens "qui se nourrissent de la souffrance" et une menace imminente pesant sur elle. 

Le shérif de l’époque avait immédiatement ciblé un éventuel vagabond. Désormais, c’est à James Cormack (Travis Fimmel, "Dune", "Vikings"), policier de Brisbane spécialisé dans les cold cases, de faire émerger la vérité, après réouverture de l’enquête, avec l’assistance de Hazel (Jemmason Power), la sœur d’Isabel. Au mystère du crime, s’ajoute celui de ce flic tourmenté au regard hypnotique. Obsessionnel et pugnace, dévoué et compulsif, quelles anciennes blessures cache-t'il?

Tout au long de cette enquête où se confrontent les secrets enfouis et les fantômes du passé d’Ashford, où tout le monde peut être coupable, les obstacles vont s’accumuler sur son chemin, surtout lorsqu’il s’agit d’interroger sinon de harceler le petit groupe de jeunes de l’époque. L’histoire personnelle de James, interférant avec l’intrigue, apporte une substance supplémentaire à la série, construite en flash-backs fréquents et bien orchestrés. Dans une atmosphère envoûtante et mystérieuse, au fur et à mesure que se révèlent les secrets et les mensonges de la petite communauté. 

"Black Snow" prend alors  plus d’envergure lorsqu’elle élargit son propos en évoquant le "blackbirding", le trafic, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, des esclaves calédoniens vers les plantations de sucre du Queensland. Et qu’elle se fait le miroir des rapports entre Australiens blancs et descendants des îles Pacifique. 

Un substrat historique pour une série dont l’intérêt et le suspense, bien alimentés et ne se démentant pas, s’achèvent sur un dénouement pas inattendu mais habilement amené, dans un dernier épisode où domine l’émotion, un brin convenu et consensuel. Une série des antipodes, prégnante, à suivre. 

Black Snow – 2 saisons, 2 x 6 épisodes (50 mn) – Polar+, C+Séries - *** 

Créée par Lucas Taylor, Beatrix Christian, Boyd Quakawoot

Réalisée par Sian Davies, Matthew Saville

Avec Travis Fimmel, Talija Blackman-Corowa, Jemmason Power, Seini Willett, Gulliver McGrath, Eden Cassidy, Jimi Bani
Alain Barnoud






mardi 9 décembre 2025

Les fantômes du King


Douze textes, dont près de la moitié constituée de courts romans inédits, et une poignée de nouvelles parfois publiées confidentiellement, c’est la moisson que nous offre King. Entre surnaturel et paranormal, thriller et roman noir, ces textes sont loin d’être des fonds de tiroir.


Et c’est peu de dire qu’ici l’auteur revisite son œuvre: bien sûr, on y retrouve certains de ses personnages au destin inachevé, mais l’âge venant, le regard qu’il porte sur les êtres et les choses s’empreint de sérénité et de tendresse. Les chiens y sont pour quelque chose, comme s’ils avaient un accès privilégié au monde invisible. Même si les chemins qu’on arpente, ici et là dans ce recueil, sont semés d’embûches où se tapit le Mal, et que tout laisse penser que "la vie n’est qu’un rêve furtif, par un après-midi d’été", il reste encore possible de croire…


Plus noir que noir - Stephen King - traduit de l’anglais (États-Unis) pat Jean Esch - Albin Michel - 624 pages - 24,90€ - Numérique: 16,99€.
François Rahier


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lundi 8 décembre 2025

La nuit des flambeurs


S.A. Cosby ne fait pas dans la dentelle pour tramer ses intrigues et, question noirceur, son quatrième roman publié en France surpasse ses œuvres précédentes comme le suggère l'auteur lui-même dans sa note de remerciements. "Le roi des cendres" est une œuvre brûlante au sens propre, imaginée autour d'une entreprise de pompes funèbres dont le crématorium recycle les indésirables de la mafia locale. 



On est en Virginie, dans la petite ville en déclin de Jefferson Run où Roman revient s'intéresser aux affaires familiales. Son père est mal en point, son frère a des ennuis avec la pègre, sa mère a disparu, et sa sœur soupçonne le patriarche d'une mauvaise action. La société funéraire est au cœur d'un monde très violent qui justifie la référence à Hammett, souvent évoquée pour la description des mécanismes de corruption et de prédation. Amateurs de happy-ends, passez votre chemin.



Le Roi des cendres - S.A. Cosby – Traduit de l'américain par Pierre Szczeciner – Sonatine – 408 pages – 23,50€ - ****  
Lionel Germain



mercredi 3 décembre 2025

Extérieur nuit


Durant "les années de plomb", de fin 1960 à fin 1980, l’Italie connut une intense période de troubles sociaux et politiques, secouée par une vague d’actions terroristes. Cette vague atteignit son paroxysme avec l’enlèvement, le 16 mars 1978, d’Aldo Moro (Fabrizio Gifuni), président du parti de la Démocratie Chrétienne, par les Brigades Rouges, organisation terroriste d’extrême-gauche. 

Marco Bellochio, dans "Esterno notte", restitue en six épisodes les circonstances et les conséquences de cet enlèvement, puis l’assassinat d’Aldo Moro, vingt ans après avoir déjà réalisé le film "Buongiorno notte". Il y retraçait l’affaire, dans le huis clos d’un appartement, du point de vue des ravisseurs, imaginant un drame psychologique focalisé sur les regrets d’une des brigadistes. 

Le contexte de cette année 1978 est explosif: au moment où Enrico Berlinguer (Lorenzo Gioielli), chef du parti communiste italien (PCI) – le plus puissant de l’Occident - affirme sa volonté de prendre ses distances avec Moscou, le jour où Aldo Moro s’apprête à réaliser avec lui, sans l’assentiment de ses pairs, le "compromis historique", les Brigades Rouges frappent. Elles ne voient, dans cette alliance, qu’une compromission avec les "sociaux-traîtres".

Dans "Esterno notte", Marco Bellochio adopte une construction ambitieuse et chronologique de ce moment très sombre de la vie italienne, et le revisite, dans chaque épisode, au travers du point de vue des différents protagonistes. Il indiquait notamment, dans un entretien, que "la série (le format) permettait de privilégier les personnages, comme dans un roman, de circuler de l’un à l’autre, pour concevoir une dramaturgie en forme de prisme". En l’occurrence un quintuple prisme, à la fois public – l’Église, l’État, les Brigades Rouges – et privé, la famille du politicien et Aldo Moro lui-même. 

Porté par un casting éblouissant, le récit passe successivement en revue les acteurs du drame: le ministre de l’Intérieur, Francesco Cossiga (Fausto Russo Alesi), ancien disciple et fils spirituel d’Aldo Moro, qui, paranoïaque et obsessionnel, refuse tout négociation avec les terroristes; le Pape Paul VI (Toni Servillo), vieillard défaillant, frileux et velléitaire, avec lequel Aldo Moro entretenait une relation quasi-filiale; le Président du Conseil, Giulio Andreotti (surnommé "Le Divin", Fabrizio Contri), couard et mesquin; Eleonora Moro (Margherita Buy), l’épouse forte, digne et lucide dans l’épreuve; et un couple de brigadistes, Valerio Morucci (Gabriel Montesi) et Adriana Feranda (Daniela Marra), qui témoigne de ses doutes mais ne parviendra pas à entraver le jusqu’au-boutisme de ses camarades.

Dans cette série très documentée, le réalisateur ne nie pas malgré tout une part de fiction, et affirme avoir "essayé de tirer profit des zones d’ombre, des moments flous, et de les investir avec de la fiction. Mais la réalité n’est jamais très loin". Réalité avec laquelle il n’est pas tendre, citant en particulier une phrase de Francesco Cossiga: "Sauver Moro et protéger l’intégrité du pays, c’est incompatible"

Hostiles à toute négociation, la Démocratie Chrétienne et Giulio Andreotti, totalement opposés à l’ouverture de la coalition gouvernementale aux communistes, jouent le pourrissement; prétextant la folie de Moro et espérant secrètement que le député, homme patient et visionnaire, soit éliminé par ses ravisseurs. Ce qui adviendra, son cadavre sera retrouvé cinquante-cinq jours plus tard dans le coffre d’une voiture, au centre de Rome.

Marco Bellochio concluera, évoquant Aldo Moro, que la série "offrait la possibilité de le découvrir en tant qu’homme, avec sa faiblesse, sa rage de survie … C’est une sorte de figure christique, mais c’est un Christ qui ne voulait pas porter sa croix".

Esterno notte – 1 saison, 6 épisodes – Netflix - ***** 

Réalisée par Marco Bellochio

Avec Fabrizio Gifuni, Margherita Buy, Toni Servillo, Fausto Russo Alesi, Gabriel Montesi, Daniela Marra, Fabrizio Contri
Alain Barnoud






mardi 2 décembre 2025

Damasio: Biopunk contre Cyberpunk


Comme à Rome la Villa Médicis, ou la Casa de Velázquez à Madrid, il existe à San Francisco un havre de culture qui accueille, depuis 2021, des artistes en résidence. C’est la Villa Albertine, au cœur même de la Silicon Valley. 

Alain Damasio en était l’invité au printemps 2022. Ce philosophe, devenu en quelques années une référence majeure dans la SF française ("La Horde du contrevent", "Les Furtifs"), en revient avec ce qui est peut-être le plus abouti de ses livres, un essai "technopoétique" mêlant chronique littéraire et science-fiction.

Ces "Contre-Chroniques de San Francisco", comme il les appelle, se prolongent dans une dystopie, la vision bouleversante de la Silicon Valley emportée dans une tourmente de fin du monde, et la revanche, malgré tout, du vivant.


Biopunk contre cyberpunk, c’est un peu ici le credo de Damasio. La contre-culture californienne a repoussé l’horizon d’égalité des valeurs de l’humanisme européen au profit d’une libération individuelle autocentrée. Elle portait en elle la promesse d’une émancipation de nos corps et de nos esprits par la technologie, mais au lieu de nous libérer, cette augmentation de l’humain s’est construite sur une intensification sans précédent des mécanismes de dépendance et d’auto-aliénation.




Dans ce monde de geeks comment ne pas être aliéné par l’objet technique? Ici, une réponse critique ne peut se contenter d’une réaction négative, elle doit esquisser ce qui serait une technologie positivement vécue. Dernier avatar des grands récits de progrès, le transhumanisme est un leurre. Ne s’agirait-il pas, alors, d’être simplement plus humains?

Damasio revendique le droit de "mythifier", contre tous les mystificateurs. Il faut maintenir ouvert le pouvoir d’émancipation des mythes d’hier et d’aujourd’hui: les robots de Capek ou d’Asimov, "Matrix", "Blade Runner", peuvent donner sens à ce que nous n’arrivons plus à appréhender.

Vallée du silicium - Alain Damasio - Albertine/Seuil - 318 pages - 19€ -  ebook, 14,99€ - ***
François Rahier


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lundi 1 décembre 2025

Loulou le terrible


Jacques Saussey a obtenu en 2023 le Grand Prix du Festival des littératures policières de Libourne pour "L'Aigle noir". Avec "Invisible", il perfectionne encore sa maîtrise du suspense. On y découvre Loulou, le routier équipé de gants Mapa et d'eau de Javel qui sillonne les routes européennes façon "mortelle randonnée". 




L'âme noire de ce psychopathe est cartographiée avec une précision terrible. On finit par le connaître de façon si intime qu'on anticipe les horreurs à venir. On pourrait presque s'émouvoir de cette extrême douceur dont le monstre est capable avec sa famille, ou avec cette prostituée espagnole. Elle rêve de la tendresse de son client régulier sans soupçonner le caractère sanglant de son agenda criminel.



Loin d'être un catalogue de perversités, le roman doit beaucoup au personnage qui finira par affronter le tueur en série. Alice est une jeune motocycliste de la gendarmerie. Elle s'est promis de venger la mort d'un collègue victime d'une bande de "bikers" qu'elle va infiltrer.

On sait que les routes du criminel et de la justicière vont se croiser. Elles sont jalonnées de cadavres déjà inscrits dans le répertoire des grands crimes en série. Loulou a un "plan" dont on peut trouver l'origine dans la compilation d'un certain Yessua S. Ekaj. Après avoir frissonné sans répit sur plus de 400 pages, le lecteur pourra s'amuser à déchiffrer cette dernière énigme.

Invisible - Jacques Saussey – Fleuve noir – 448 pages – 21,95€ - ***  
Lionel Germain



mercredi 26 novembre 2025

NO-KI-A !, investir dans l'humain


Lorsque le charismatique président de Nokia, Kari Kairamo (Kristo Salminen) se suicide le 11 décembre 1988, l’entreprise de téléphonie – outre le caoutchouc et le papier – tremblait déjà sur ses bases. Finies les fêtes annuelles de célébration des résultats, comme celle d’avril 1988, où tout l’état-major se gargarise: d’excellents en apparence, les résultats en question ont sombré dans le rouge vif. Car si 1987 avait été une année de forte expansion et d’acquisitions, notamment dans le secteur de l’électronique grand public, ces acquisitions multisectorielles et internationales ont généré un endettement colossal que les banques ne veulent plus assumer. 

L’action s’est effondrée, des décisions stratégiques sont à prendre. Vendre le secteur "papier", dont Nokia fut un acteur majeur, pour faire rentrer du cash, il n’en est pas question pour Kari Kairamo dont la grande devise d’homme visionnaire, créatif et fantasque, était "Investing in people", "Investir dans l’humain". 

Dès après son décès, il faut très vite se recentrer sur les industries du futur, essentiellement la téléphonie mobile. Nokia était déjà engagée dans cette voie en 1987 grâce à son téléphone portable de pointe le "Cityman", de la taille d’une chaussure. Mais la concurrence était cependant rude, principalement avec Motorola et son "Micro Tac", deux fois moins lourd.

Un trio de choc composé d’un cadre ambitieux et clairvoyant Jorma Ollila (Sampo Sarkola), d’un ingénieur surdoué, workaholic et tête brûlée, Risto Salminen (Aku Sipola) et d’une jeune juriste déterminée, Katarina Tammi (Satu Tuuli Karhu), va mettre toute son énergie – et même au-delà – pour relever le défi de la miniaturisation et du passage capital de l’analogique NMT au numérique GSM. Tous trois persuadés que l’entreprise peut devenir un des très grands de la téléphonie mondiale et qu’elle doit choisir entre la faillite ou le génie, ils veulent redéfinir et opérer des choix stratégiques majeurs.

Une vraie course d’obstacles, passionnante, qui met en relief les relations humaines, les luttes personnelles, les alliances et les doutes. Une tension qui va croissant lorsqu’il faut affronter un procès à haut risque contre le géant américain Motorola, pour contrefaçon et violation de droit. Dans ce duel au couteau, ce David contre Goliath version tech, Katarina va démontrer toute son ingéniosité, faisant preuve d’une maîtrise et d’un talent exceptionnel, avec l’aide efficace de son collègue – et vieil ami de fac – Aki Makkonen (Emil Kihlström). 

Le génie, c’est celui de Risto et de son équipe de geeks azimutés, "le gang de Salo" (petite ville à l’Est d’Helsinki) acharnés au travail, et dont le cri de guerre est NO-KI-A ! Dans le cadre du programme "Objectif Europe Juillet 91", ils veulent être les leaders dans le développement du premier mobile GSM numérique. Ce sera le mythique Nokia GSM 101.

Pour cela, il faut investir et lors d’une réunion houleuse, c’est une pression maximale que, Risto, pilote du projet, met sur Jorma, trop sur la réserve à son goût. Ce dernier, lors d’un CA déterminant, obtiendra gain de cause, grâce à sa vision de l’avenir et à son pouvoir de persuasion. Ce sera alors le début de la prodigieuse aventure de cette marque qui a fait connaître la Finlande dans le monde entier.

Bien que mêlant business, ambition et bouleversements personnels, "Made in Finland", avec son aspect documentaire, ne s’inscrit pas dans la même lignée que les séries américaines consacrées aux start-up qui ont marqué leur époque, telles  "WeCrashed"(sur WeWork), "The Dropout" (sur Theranos) ou "Super Pumped" (sur Uber). Pas d’approche clinquante, pas de mystère, une saga haletante et fascinante, témoignant de l’histoire de la tech mondiale, mais aussi de l’authenticité d’un pays qui, avec son flegme et son esprit pince-sans-rire, donne toujours l’impression de se moquer de ses propres défauts.

Made in Finland – 1 saison, 6 épisodes (50 mn) – Arte.TV - *** 

Créée par Maarit Lalli, Kaarina Hazard, Jyrki Väisänen, Lassi Vierikko, Leo Viirret

Réalisée par Maarit Lalli

Avec Sampo Sarkola, Aku Sipola, Satu Tuuli Karhu, Kristo Salminen, Emil Kihlström, Oona Airola, Niina Nurminen
Alain Barnoud





mardi 25 novembre 2025

Un huis clos dans l’espace





Rétrofiction crépusculaire (nous sommes en 2021 et le fragile équilibre géostratégique qui avait présidé au lancement de l’ISS au tournant du siècle se fragilise), ce thriller très hard science se mue en drame métaphysique quand une fuite d’ammoniac se produit: si sabotage il y a, dans ce huis clos hyperconnecté, le coupable n’est-il pas l’étranger, le Russe, en passe de devenir l’Autre absolu?



Archéologue de formation, auteur de polars antiques encore inédits en français, Jakub Szamałek est aussi à l’aise dans le jeu vidéo (il est l’un des concepteurs de "The Witcher") et le thriller: sa trilogie sur le dark web a reçu plusieurs prix en France.

Pour "La Station", le réalisme époustouflant de ses descriptions basé sur une documentation extrêmement précise laisserait croire qu’il a accompagné Thomas Pesquet dans ses aventures (l’astronaute français figurant incidemment au casting p.38).

La Station - Jakub Szamałek - Traduit du polonais par Kamil Bararski - Métailié noir - 380 pages - 23€, ebook 12,99€.
François Rahier


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lundi 24 novembre 2025

Le monde menaçant de Peter


René Manzor a parfois travaillé en famille avec ses frères Jean-Félix et Francis (le plus sulfureux des Lalanne) mais il est aussi un auteur de polar, primé à Cognac en 2014.



Au cœur de la Pennsylvanie, survivre, c'est ce que Peter a appris de son père pour le jour où ils devront plier bagage devant un ennemi aussi mystérieux qu'insaisissable. L'enfant de 11 ans a subi pendant deux ans un entraînement de commando, est devenu un as aux échecs et a développé une mémoire phénoménale pour engranger des numéros de téléphone et des codes. Le père désormais disparu dans un lieu secret, c'est Peter qui a la charge de sa mère. 



Et le jour où cette menace devient tangible, il se réfugie avec elle dans une ferme de la communauté Amish. Sur ce thème périlleux de la théorie du complot, René Manzor a réussi un bon thriller américain. On veut absolument savoir quelle est la nature de cette menace, on tremble pour Peter.

Quand ils viendront - René Manzor – Calmann-Lévy – 448 pages – 21,90€ - ***
Lionel Germain


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mercredi 19 novembre 2025

Vilaines filles, mauvais garçon


Comment se débarrasser d’un beau-frère toxique? Il ne faut pas trop titiller les cinq sœurs Garvey, irlandaises bon teint, qui se sont promis, au décès prématuré de leurs parents, de toujours se protéger mutuellement. Quatre d’entre elles, Eva (Sharon Horgan), Ursula (Eva Birthistle), Bibi (Sarah Greene) et Becka (Eva Hewson) volent, de manigances en manigances, au secours de la cinquième, Grace (Anne-Marie Duff). 

Victime d’un mari violent, John-Paul (Claes Bang, "The Square", "The Northman"), odieux et tyrannique, Grace confie peu à peu à ses sœurs les souffrances et les humiliations qu’elle subit depuis des années de la part de ce grand narcissique pervers. Ayant juré sa perte, les frangines ne cessent d’échafauder des plans pour supprimer le "Gland" – "The Prick" dans la v.o., à savoir "le connard", et même, plus crûment, "la bite" - surnom qu’elles ont donné à celui qui leur rend à toutes la vie impossible et qui éprouve une extrême jouissance à faire le mal. 

Lorsque débute la série, nous assistons à ses obsèques, une cérémonie narquoise pour celui qui a été retrouvé mort dans un bois quelques jours plus tôt.

La tension va progressivement s’exacerber pour déterminer si l'une des sœurs a pu le faire passer de vie à trépas. Et, de plus, dans le cas d’un complot avéré, les sœurs se feront-elles prendre? Chacune d’entre elles a sa propre personnalité, son rôle distinct, et toutes restent unies dans la vie comme dans la mort. 

Les raisons et les moyens de chacune pour s’engager dans le projet de faire la peau au "beauf" seront l’objet de révélations successives bien ficelées. Ce dessein réalisé, elles se retrouvent très vite harcelées par un duo de frères assureurs, Thomas Claffin (Brian Gleeson) et son demi-frère Matthew (Daryl McCormack), prêts à tout pour prouver que la mort du "Gland" n’était pas accidentelle et pour ne pas payer l’assurance-vie. Une enquête qui, en conséquence, menace de révéler le crime du clan Garvey.

Série irlandaise non conventionnelle tournée à Sandycove, petit village côtier du comté de Dublin, "Bad Sisters" est le remake de la série belge "Le clan" (2012), et revisite subtilement l’humour classique anglais qui prend là un ton plus macabre, noir et décalé. Portée magistralement par Sharon Horgan – interprète formidable de l’excellente série "Catastrophe", saluée par le public international – "Bad Sisters" est autant un drame, qu’une comédie, qu’un thriller célébrant de façon bouleversante la force de la sororité.

Actrice et co-productrice, Sharon Horgan a lancé sa carrière après ses 30 ans à la BBC et est devenue une figure incontournable de la comédie Outre-Manche. Admirablement convaincante dans le rôle d’Eva, la "meneuse" du clan, elle pose un regard acéré sur la société britannique, attaque de front le sujet des violences conjugales et du patriarcat. 

On est souvent proche de "Big Little Lies" ou de "Desesperate Housewives" quand se mêlent, sans clichés, la comédie et le drame. Comme Au travers du récit de ce qu’a enduré Grace, l’épouse soumise, toujours rabaissée et sans cesse appelée cruellement "maman" par le "Gland". En s’en prenant à l’absence de réaction de sa femme, il se sentait exister, avant que la vengeance des sœurs ne lui soit fatale.

Bad Sisters (saison 1, 10 épisodes de 60 minutes) – **** - Apple TV+

Créée par Sharon Horgan, Brett Baer, Dave Finkel

Réalisée par Dearbhla Walsh, Josephine Bornebusch, Rebecca Gatward

Avec : Sharon Horgan, Eva Birthistle, Sarah Greene, Eva Hewson, Anne-Marie Duff, Claes Bang, Brian Gleeson, Daryl McCormack
Alain Barnoud






mardi 18 novembre 2025

La grande guerre des Mechas


Dernier article inédit que nous avait confié François. Tous les mardis sur les réseaux sociaux, nous publierons une de ses anciennes chroniques. Black-Libelle

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Dans un futur à la géopolitique cabossée – le Royaume-Uni post Brexit a rejoint les States qui s’immiscent dans une guerre intra-européenne entre une Scandinavie socialiste et des états consuméristes – une petite escouade est envoyée au-delà de la ligne de front récupérer un soldat perdu, et sans doute très important, un "Héritier". 

Nous reconnaissons bien sûr ici le pitch du film de Steven Spielberg "Il faut sauver le soldat Ryan". Mais nous ne sommes plus en 39-45, et ces simples soldats – un peu "augmentés" quand même -, sont de la chair à canon, des "petits, [des] obscurs, [des] sans grades", comme le dit Rostand dans L’Aiglon. 



La gloire sur le terrain revient à des chevaliers des temps futurs, que l’auteur appelle des "Scions" en anglais ou des "Héritiers" en français, que le titre original désigne comme des "Ironclads" et la traduction comme des "Cuirassés". Des gamins bourrés de fric qui s’amusent comme des petits fous, nichés au creux de gigantesques et onéreuses machines de guerre humanoïdes, et que leurs papa-maman veulent récupérer s’ils ont été un peu trop loin? Pas si simple que ça quand même, l’intrigue est complexe et pleine de leurres. 


Les "Mechas" comme on les appelle aujourd’hui sont apparus au Japon dans les années 1970 avec la vague du manga et de l’anime, "Goldorak" au tout premier chef. Et la SF militaire japonaise aujourd’hui leur fait une place importante. Mais on retrouve ces exosquelettes guerriers un peu partout, au cinéma en particulier, depuis "Aliens", le retour, avec celui qu’emprunte Ripley pour combattre le monstre, ou la franchise des "Avatar" de James Cameron, dont le 3e opus sort sur les écrans le 17 décembre - et également dans l’univers de la BD ou du gaming. 

Tchaikovsky est anglais et a été révélé par "Dans la toile du temps" en 2018, une histoire de colonies spatiales où l’hypothèse de la terraformation rejoint celle du transhumanisme. Amateur de SF militaire il avait imaginé plus tard, dans "Chiens de guerre" le soldat augmenté idéal, des chiens, des ours, pourquoi pas des abeilles, tous biomorphes, générés par des programmes informatiques, connectés – et surarmés. Le livre adoptait le point de vue du chien. Ici c’est un sergent-chef qui parle, un sergent-chef à la Heinlein, qui ne s’en laisse pas conter, gouailleur et fidèle. "Chef, oui chef".

Cuirassés – Adrian Tchaikovsky – Traduit de l’anglais par Laurent Queyssi - Le Bélial’ – 151 pages – 12,90 €
François Rahier




lundi 17 novembre 2025

Du mauvais côté de nous-mêmes


Joanna sort un soir pour boire un verre avec une amie quand un homme l'agresse sexuellement en public. Son caractère furtif et la présence des autres qui ne remarquent rien, rendent l'agression encore plus effrayante. Sur le chemin du retour, elle pense être suivie par ce même agresseur. Saisie d'une peur incontrôlable quand l'homme se rapproche, elle se retourne, le pousse violemment, il tombe…  et elle découvre avec stupeur qu'elle a tué un parfait inconnu en train de faire son jogging.  




À partir de là Gillian McAllister  développe son roman autour de deux hypothèses: se taire ou avouer. En alternance d'un chapitre à l'autre, Joanna s'offre en victime expiatoire du crime qu'elle pense avoir commis ou en coupable sans courage qui refuse d'affronter les conséquences de son acte. Héroïne tellement proche qu'on se prend à redouter le jour qui pourrait nous contraindre à basculer du mauvais côté de nous-mêmes.




L'instant d'après – Gillian McAllister – Traduit de l'anglais (GB) par Caroline Nicolas – Sonatine – 426 pages – 23,90€ - ***  
Lionel Germain


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mercredi 12 novembre 2025

La hantise Bergman


Dans "Infidèles" ("Faithless"), le réalisateur suédois Tomas Alfredson adapte, pour une série en six épisodes, un scénario original – le plus autobiographique - qu’Ingmar Bergman écrivit dans les années 70, avant son décès. Intitulé "Infidèle" (sans "s"), cette histoire a été transposée sous le même nom au cinéma en 2000 par Liv Ullman, qui fut sa muse et sa compagne. 

Une histoire vraie, vécue par Ingmar Bergman, évoquant le souvenir d’une passion de jeunesse marquée par un adultère et le fantôme d’une ancienne conquête. Tomas Alfredson ("Morse", "La Taupe") et la scénariste Sara Johnsen reprennent à leur compte cet épisode de la vie du réalisateur suédois, marié à cinq reprises, en la remodelant et en la modernisant en un récit choral où le point de vue de chacun importe dans ce triangle amoureux classique.

David Howard (Gustav Lindh), jeune metteur en scène et réalisateur de cinéma en vogue, tout juste divorcé, décide de revenir habiter à Stockholm. Il y retrouve Markus Vogler (August Wittgenstein), un cher ami d’enfance, musicien de jazz reconnu, marié à Marianne (Frida Gustavsson), comédienne, et Isabel (Poppy Klinterberg Hardy) leur fille d’une dizaine d’années. 

Une petite bande d’adultes bohèmes et sans contraintes apparentes se crée, mais qui va, à force de rapprochements entre David et Marianne par le biais du théâtre et du cinéma, prendre un chemin très particulier. Une attirance réciproque qui va faire basculer leurs vies. Celle de Markus, trop absorbé par son travail, et surtout celle d’Isabel, imaginative et sensible, amoureuse-enfant de David. Son cocon affectif va exploser, elle dont la présence souligne ce que les adultes refusent de voir: l’impact de leurs actes au-delà d’eux-mêmes. Elle deviendra l’enjeu stratégique du divorce.

Le thème du triangle amoureux prend son originalité, et en cela se renouvelle dans son narratif, grâce à un bond dans le temps. L’histoire se raconte alors sur une période différente, quelques décennies plus tard, lorsque David et Marianne se retrouvent: triste vie de deux vieillards isolés portant le poids de leurs souvenirs, passion dont le passé remonte à la surface et ouvre les yeux de David sur cette relation et les dégâts qu’elle a pu causer.

Chez Tomas Alfredson, cette liaison est essentiellement le fruit d’une folle attirance sensuelle et sexuelle réciproque, d’un puissant désir charnel, qui ne se concentre pas uniquement sur la culpabilité masculine comme chez le maître suédois. La femme elle-même subit les ravages de ses choix, de ses erreurs et de leurs conséquences.

Les personnages ne sont pas figés dans un rôle de coupables ou de victimes, traversés, tels qu’ils apparaissent, par leurs contradictions. Avec pour conséquence qu’une décision intime peut, avec tout son lot de désillusions, se répercuter sur une vie entière.

Lena Endre, qui fut Marianne chez Liv Ullman et proche d’Ingmar Bergman, et reprend ce rôle, mais en septuagénaire cette fois, ajuste avec clairvoyance les points de vue et les comparaisons possibles avec la série de Tomas Alfredson: qu’importe le format, pourvu qu’on touche à l’essentiel, les films d’Ingmar Bergman interrogeant sur "comment vivre ensemble malgré toutes nos peurs et notre méconnaissance de nous-mêmes. C’est une question qui se posera toujours". On peut patiemment mais résolument plonger dans les dédales du désir et de la mémoire de ce couple bergmanien.

Infidèles – 1 saison, 6 épisodes (45 mn) – Arte.TV - **** 

Créée par Sara Johnsen

Réalisée par Tomas Alfredson

Avec Frida Gustavsson, Gustav Lindh, August Wittgenstein, Poppy Klintenberg Hardy, Lena Endre, Jesper Christensen, Malin Crépin, Léonie Vincent
Alain Barnoud







lundi 10 novembre 2025

La vie de Brayan


On l'appellera Monsieur J. C'est un instituteur modèle et le personnage grâce auquel Julien Fyot va nous inviter dans les coulisses de son école primaire. Tout va tellement bien dans le CM2 de Monsieur J. que le directeur n'hésite jamais en début d'année à lui proposer l'accueil supplémentaire de l'élève "à problèmes". Cette année, ce sera Brayan. 



Et bien sûr, Brayan, c'est le grain de sable dans la mécanique d'une classe d'ordinaire sans histoire. Si la vie de Brayan explique son inadaptation à la vie scolaire, celle du petit Tom est en revanche le fruit d'un modèle apparent de sérénité familiale. Brayan et Tom, ce pourrait être le feu et la glace. Mais rien n'est jamais aussi simple. Tom est le fils d'une institutrice qui a perdu un premier enfant. Malgré le drame qui a précédé sa naissance, Tom est un élève empathique et sérieux, quand Brayan est le roi des trublions. 


Julien Fyot multiplie les angles d'observation de cet espace où les enfants et les adultes sont assignés à une cohabitation dans laquelle les enjeux de pouvoir viennent sans cesse perturber la transmission des connaissances. Même monsieur J., le héros du roman, est un professeur dont l'armure se désagrège. Et quand Tom meurt dans des circonstances troublantes, le maître parfait et la mauvaise graine de Brayan se retrouvent prisonniers d'un pacte auquel l'auteur réserve une chute surprenante.
 
Mais le roman de Julien Fyot est avant tout la mise en scène d'un naufrage. Si l'Éducation nationale est le vaisseau amiral de l'administration française, sur les coursives, ça ressemble davantage au Titanic. Les démissions successives de l'instituteur s'affichent en contre exemples du discours officiel. L'inclusion y est une injonction sans cesse démentie par l'impuissance des enseignants à la mettre en œuvre. Professeur des écoles en éducation prioritaire à Paris, l'auteur dont c'est l'excellent premier roman connaît bien son sujet. 

Décrochages - Julien Fyot – Éditions Viviane Hamy – 392 pages – 21,90€ - **** 
Lionel Germain


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mercredi 5 novembre 2025

Hystérique Hollywood


De longue date, l’exploration des coulisses d’Hollywood a fourni matière (par exemple, dernièrement, avec "The Franchise") à de joyeuses et irrévérencieuses satires. Les compères Seth Rogen et Evan Goldberg ("Supergrave", "C’est la fin", "L’interview qui tue!", "Sausage Party", "Preacher") s’en donnent à cœur joie dans "The Studio", comédie mordante qui tourne en ridicule l’industrie du cinéma hollywoodien. 

Seth Rogen y interprète lui-même Matt Remick, producteur de seconde zone travaillant pour le studio Continental qui, lorsque sa supérieure Patti Leigh (Catherine O’Hara) se fait virer, est promu à la tête de la major. Féru de cinéma d’art et d’essai, rêvant de réaliser un grand film d’auteur, Matt se trouve très vite confronté à la volonté de son PDG, le cynique Griffin Mill (Bryan Cranston), de faire passer les intérêts financiers de Continental - et son redressement - en signant des blockbusters façon Marvel ou Lego. 

Matt va devoir renoncer à ses principes et à ses rêves, sous peine d’être lui-même débarqué, et va se voir imposer la production d’une franchise autour de Kool-Aid, nom d’un personnage publicitaire et d’une boisson en poudre infiniment chimique à destination des adolescents. Projet dans lequel il embarque et tente de duper Martin Scorcese, qui voulait réaliser, avec le financement du studio, un film sur le massacre de Jonestown en 1978.

Sur une dizaine d’épisodes, Seth Rogen et Evan Goldberg mettent en scène une pléthore de vedettes de cinéma jouant leur propre rôle (façon 10%), incroyable galerie de "guests" qui n’hésitent pas à se moquer d’eux-mêmes: Martin Scorcese, bien sûr, Ron Howard, Zac Efron, Charlize Theron, Adam Scott, Zoë, Paul Dano et bien d’autres. Chacun de ces épisodes filmés en plan-séquence autour d’un événement précis est l’occasion de mémorables péripéties de tournage, au terme d’un processus accablant: phases de casting, discussions avec les exploitants, marketing, choix du réalisateur… 

L’équipe – très caricaturale – qui entoure Matt, crée la parfaite illusion de ce qu’est la vie d’un studio et de la folie qui y règne : Sal Saperstein (Ike Barinholtz), alter ego un peu gauche servant essentiellement à éviter les catastrophes, Quinn Hackett (Chase Sui Wonders), ancienne assistante promue directrice de la création et qui peine à dire non à des acteurs ou à des réalisateurs, et Maya Manson (Kathryn Hahn), cheffe marketing hyper branchée et quelque peu dérangée. 

Matt lui-même bataille furieusement, recherchant désespérément l’approbation des plus grands, jonglant entre pression commerciale et désirs créatifs. Il doit cependant, bien malgré lui, adopter l’art du compromis, mais le patron cool et branché qu’il veut être s’avère malhabile, gaffeur, pusillanime et lâche, choix après choix, non-choix après non-choix.

Baignée dans une hystérie générale quotidienne, avec ses dialogues survitaminés, la série, truffée de références cinématographiques, nous plonge dans le monde implacable des studios hollywoodiens, où la réalité se transforme en une comédie hallucinée. Mais Seth Rogen et Evan Goldberg, vieux complices trublions au mauvais esprit subversif, rendent, en fin de compte, avec "The Studio", un hommage amoureux au cinéma, aux cinémas qu’ils aiment.

The Studio – 1 saison, 10 épisodes – Apple TV+ - *** 

Créée par Seth Rogen et Evan Goldberg

Réalisée par Seth Rogen

Avec Seth Rogen, Catherine O’Hara, Bryan Cranston, Ike Barinholtz, Chase Sui Wonders, Kathryn Hahn
Alain Barnoud