mardi 4 novembre 2025

SF: Paysages de fantaisie et expériences de pensée


Les paysages de fantaisie de la science-fiction, au cinéma, dans la BD mais aussi bien sûr dans les livres, quand ils ne sont pas l’aboutissement de la réflexion d’un auteur qui prend la science au sérieux (Asimov, Herbert), stimulent parfois à rebours l’inventivité des chercheurs qui les prennent comme point de départ d’étonnantes expériences de pensée. 

Bachelard a bien montré la complémentarité de l’imagination créatrice et de l’imagination rationnelle, plus proches l’une de l’autre que de l’imagination simplement reproductrice. En son temps, Kant disait déjà que dans l’art l’entendement était au service de l’imagination, et que dans la science l’imagination était au service de l’entendement. 

On a vu dans une période récente, en particulier depuis la découverte des premières exoplanètes, comment les "vues d’artistes", dans les revues scientifiques ou les publications de la NASA, suppléaient l’impossibilité de produire des représentations de ces planètes, qui n’étaient, au début, tout au plus que des déductions physico-mathématiques.

On trouve un exemple particulièrement pertinent de ce rapprochement entre la science et la fiction dans la petite somme que vient de publier Le Bélial’ concernant "Avatar", le film. La collection "Parallaxe", dirigée par Roland Lehoucq, offre d’ailleurs depuis quelques années régulièrement des livres illustrant cette problématique, "Dune", "La Vie alien", "Station Métropolis direction Coruscant", etc. 

Cette "Exploration scientifique et culturelle de Pandora" qui vient de paraître, presque comme une préface au 3e opus de la saga cinématographique de James Cameron ("Avatar : De Feu et de Cendres", sortie prévue le 17 décembre prochain), est réellement époustouflante. 

Sous la houlette de Roland Lehoucq, lui-même astrophysicien, ce ne sont pas moins de douze chercheurs, astrophysiciens, biologistes, paléontologue, linguiste, anthropologue, chimiste, historien de l’art, etc. qui s’attaquent à la fiction concoctée par Cameron – en la prenant très au sérieux, et pas en se disant "Si c’était vrai?" mais "Comment cela pourrait-il être possible?"

Un premier chapitre s’interroge sur le vaisseau spatial utilisé dans le film: Comment le "Venture Star" pourrait-il atteindre Pandora? Il s’avère que le réalisateur n’a pas bricolé n’importe quoi et que son vaisseau est très crédible, même si nos technologies sont encore loin de pouvoir réaliser un tel exploit. 

Un autre chapitre s’arrête sur le "Contexte astrophysique de Pandora", le monde des Na’vis, un satellite de la planète imaginaire Polyphème, géante gazeuse gravitant autour de la bien réelle Proxima du Centaure; le chapitre s’arrête en particulier sur la notion de zone habitable où l’eau en surface est liquide. 



Les "Monstres et merveilles de Pandora" et en particulier ses "plantes cognitives" sont eux aussi pris en compte, entre science et fantasmes, biologie et fiction. Un des chapitres les plus étonnants est celui qui porte sur la langue des Na’vis: Cameron a travaillé avec le linguiste Paul Frommer pour imaginer la langue de ce peuple, sa phonologie, sa grammaire, son lexique (près de 3000 mots). Et Frommer était présent sur le tournage pour corriger la prononciation des acteurs! 


À la recherche de notre humanité, cette histoire que Cameron porte en lui depuis sa jeunesse (une première esquisse des paysages d’Avatar faite à 19 est mise en ligne sur son site), est peut-être un anti-Alien: l’extraterrestre, comme jadis le peau-rouge, n’est plus l’autre absolu. S’il faut se considérer "Soi-même comme un autre" ainsi que le disent les auteurs en paraphrasant le philosophe Paul Ricoeur, à la fin, alors cette saga ouvre un espace initiatique pour changer de point de vue. Belle péroraison.

Avatar. Exploration scientifique et culturelle de Pandora – sous la direction de J.-Sébastien Stever et Roland Lahoucq – Parallaxe/Le Bélial’ – 277 pages – 19,90€
François Rahier



lundi 3 novembre 2025

Eaux et forêts


Depuis "Bondrée" (Prix des lecteurs Quais du Polar/20 Minutes en 2017) ou "Rivière tremblante" en 2018, Andrée A. Michaud joue avec nos nerfs. En combinant dans ses romans les maléfices des eaux noires et des forêts profondes du Canada, la nature  y devient un officiant du drame. Comme dans ce dernier livre où Max, Laurence et leur petite file Charlie espèrent passer des vacances agréables au camping du Lac aux sables. 



Malgré cette invitation à la baignade que promet le titre, le charme est rompu par une injonction du propriétaire qui interdit la nudité de la petite Charlie. Un faux pas ridicule prélude à un remake de la "nuit du chasseur". Avec la complicité d'une météo infernale, toute la famille se retrouve traquée dans un paysage de cauchemar. Andrée A. Michaud orchestre la tempête sur les mauvais versants de l'âme humaine et son incursion sur les rives du Lac aux sables réjouira les amateurs de suspense.  



Baignades – Andrée A. Michaud – Rivages noir – 240 pages – 21€ - *** 
Lionel Germain


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mercredi 15 octobre 2025

Notre père qui étiez flic


Yusuf (Ali Atay), policier quarantenaire à Istanbul, ne supporte pas son divorce, ni que sa femme Feride (Esra Kizildogan)et leur fille vivent désormais avec Trunç (Cem Zeynel Kiliç), un homme d’affaire véreux. Son supérieur hiérarchique, Selahattin (Mehmet Özgür), l’envoie, pour le calmer, passer quelques jours chez son ami Cevdet Bayrakçi (Haluk Bilginer) et sa femme Nermin (Nur Sürer), dans leur maison familiale du "village" au bord de la côte, où ils se sont retirés à la retraite de Cevdet. 

De longues années durant, Cevdet exerça la fonction de surintendant au sein de la police stambouliote, et fut à cette époque, l’instructeur, presque le mentor de Yusuf. Ce séjour cache une mission réelle et délicate, une enquête dissimulée sur la disparition accidentelle et mystérieuse du fils aîné des Bayrakçi, Taner (Serkan Keskin). Celui-ci fut, dans ce "village", le meilleur ami de jeunesse de Yusuf. 

Quels faits évoque-t-on? La voiture de Taner a plongé dans la mer alors qu’il était accompagné d’Emel (Tülin Özen), la femme de son frère cadet Tarik (Okan Yalabik), décédée dans l’accident. Mais le corps de Taner n’était pas dans le véhicule. Depuis lors, Tarik vit avec ses parents, devenant au fil du temps complètement alcoolique, esprit fou sujet à de très sévères phases psychotiques, à des visions, à des hallucinations. 

Après une mise en route un peu lente pour installer le décor, le rythme de la série s’accélère, en dépit d’un certain abus de flash-back tendant à apporter un peu de confusion dans la progression du récit. Cela concédé, l’intérêt dominant de "Masum", outre les lourds secrets cachés et un peu de corruption, réside dans le huis clos de la famille Bayrakçi: ses conflits, ses névroses, le déni protecteur des parents, démunis face à la maladie mentale, l’impuissance des amis et des proches. 

Tous ces personnages, dont les itinéraires se croisent ou s’imbriquent, sont guettés par la folie. Les femmes tiennent un rôle central dans cette Turquie au patriarcat violent, où les univers urbains et modernes, et ceux traditionnels et ruraux s’entrechoquent, dans un puissant et oppressant environnement, social comme géographique.

Yusuf devra en fin de compte enquêter sur un meurtre, et pourra en cela compter sur l’aide de l’intrigante Rüya (Irem Altug), la femme de Taner. Il sera, au bout du suspense constant de ce drame familial, le témoin impuissant d’un dénouement plein de folie furieuse, et aussi d’une ultime révélation.

Masum signifie "innocent" en turc. L’éventail de l’"innocence" apparaît en l’espèce très peu large. A moins que l’interprétation qu’on pourrait en faire soit "pauvre d’esprit"?

Masum (Innocent) – 1 saison, 8 épisodes – Netflix - **** 

Créée par Berkun Oya  

Réalisée par Seren Yüce  

Avec Ali Atay, Haluk Bilginer, Serkan Keskin, Bartu Küçükçaglayan, Tülin Özen, Nur Sürer, Okan Yalabik, Irem Altug, Mehmet Özgür, Cem Zeynel Kiliç, Esra Kizildogan
Alain Barnoud






mardi 14 octobre 2025

Retour à Ithaque


Laurent Gaudé, à sa manière, est un lanceur d’alerte. Partant à la rencontre de ce qui, dans notre monde, est déjà dystopique, ses fictions se nourrissent de la lecture des journaux, les dômes climatiques existent, les chasseurs d’iceberg aussi, et les endroits du monde où des enfants esclaves creusent la terre pour nous procurer de l’énergie sont bien réels. 


La littérature a cette force d’alerter, à travers des histoires, sur ce qui peut advenir. En un sens, tout est vrai dans ce livre. "Ce que nous voyons, est-ce que cela ne nous rend pas coupable? Et tout ce que nous ne faisons pas?" demande l’un des personnages, questionnant notre passivité de nantis face aux malheurs du monde. Zem a choisi de voir. L’ancien policier déchu, après sa traversée des enfers, retrouve sa patrie, comme Ulysse chez Homère. Et son ascension finale du mont Lycabette, à Athènes, là où bruissent peut-être encore les pas des dieux, donne sens à sa quête.



Zem - Laurent Gaudé - Actes Sud - 288 pages - 23 €
François Rahier

(Le 15 octobre 2025 sort au cinéma l’adaptation de "Chien 51" par Cédric Jimenez, avec Gilles Lellouche et Adèle Exarchopoulos, un des films les plus attendus de l’automne; une nouvelle version poche de "Chien 51" est publiée à cette occasion)


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lundi 13 octobre 2025

Faim de vie


Dans son précédent livre, "Il ne se passe jamais rien ici", Olivier Adam avait séduit par la grâce de Fanny, un personnage voué à disparaître. Olivier Adam est un styliste comme on le dirait en haute-couture. Il dessine des personnages taillés sur le réel en préservant la magie du romanesque. 

Dans ce dernier roman, il nous raconte Paul et Sarah d'abord, un duo auquel on ne comprend rien sans l'aura d'un troisième larron, Alex. Pour tisser le destin de ces trois-là, il faut retrouver le fil mystérieux qui les tient ensemble. 




Un secret d'enfance assez terrible pour les unir avant de les séparer. C'est cette reconstruction patiente de leur histoire que le roman choral nous fait partager. Comme il nous fait partager la géographie des assignations et le travail du temps sur nos promesses adolescentes. Une faim de vie qui se nourrit parfois de ténèbres, une mémoire aux failles sensibles.





Et toute la vie devant nous – Olivier Adam – Flammarion – 314 pages – 22€  - ***
Lionel Germain


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mercredi 8 octobre 2025

Les cabossés du sous-sol


A Edimbourg, dans le quartier de Leath Park, une inspection de scène de crime ouvre de façon radicale le premier épisode de la série: au terme d’une fusillade sauvage, le Capitaine Carl Morck (Matthew Goode, "The Crown", "Downtown Abbey", "Stoker") va être gravement blessé, son partenaire (et ami) James Hardy (Jamie Sives) reste handicapé à vie, un jeune policier est tué. 

Carl Morck a été un inspecteur brillant, mais aussi détesté pour son côté asocial et son arrogance, anglais lui-même méprisant les Écossais. Il va être nommé à la tête d’un nouveau service consacré aux homicides et autres crimes graves non élucidés, des "cold cases". 

La création de ce département n’est, pour l’essentiel, qu’un coup de pub destiné à redorer le blason de la police et à calmer la presse. Elle présente également l’avantage de se débarrasser d’un policier pas facile à vivre - voire sociopathe - incapable de jouer collectif, donc encombrant. 

Quasiment dénuée de moyens, logée au sous-sol humide du commissariat d’Edimbourg, dans des locaux sans fenêtres jouxtant lavabos et douches miteux, cette unité baptisée Dpt.Q devra faire ses preuves pour exister réellement. Carl Morck constitue alors son équipe, réduite, outre lui, à un improbable binôme : Akram Salim (Alexej Manvelov), informaticien, taciturne et mystérieux, ex-flic de la police syrienne, et Rose Dickson (Leah Byrne), une analyste redoutable au caractère bien trempé, mais encore sujette à des troubles post-traumatiques. 

Ce trio de cabossés, à la fois imparfait et complémentaire va, avec l’aide constante et efficace du vieux pote Hardy en fauteuil roulant, fonctionner à merveille. Leur première affaire, à défaut de dossiers brûlants, sera l’affaire Merritt Lingard (Chloe Pirrie). Jeune procureure ambitieuse et brillante, elle a subitement disparu sans laisser de trace depuis quatre ans: suicide, disparition volontaire? Glaciale et déterminée, elle devait compter avec des ennemis puissants, des confrères ambigus et un passé familial douloureux. Après une enquête bâclée restée sans réponse, l’affaire est classée mais l’énigme "Merritt Lingard est-elle toujours en vie?" demeure entière ou presque, car (et sans divulgâcher) Meritt est toujours vivante, quelque part. 

Moments majeurs de la série, la disparition et la recherche de Merritt nous font vivre la quête sinueuse de Carl, parsemée de rebondissements anxiogènes et de cliffhangers. Le "capitaine Carl" va user tout au long de son enquête de méthodes pas forcément orthodoxes, guère appréciées par des supérieurs peu enclins aux égards. 

Mais la mission sera accomplie. Mission au début de laquelle, caustique, sarcastique et désabusé, il avait déclaré qu’"il ferait le minimum sans état d’âme". 

Série transposée du Danemark en Écosse, et plongeant ses racines dans Edimbourg, ses bâtiments gothiques et son crachin, "Les dossiers oubliés" sont une nouvelle adaptation de "Miséricorde", l’opus 1 des Enquêtes du Département V, dix polars danois de Jussi Alder-Olsen. Cette première enquête "façon  nordique" du Dpt.Q, complexe, retorse mais toujours captivante, en préfigure sans doute d’autres sous la houlette du talentueux Scott Frank , auteur et réalisateur du "Jeu de la dame", de "Godless", de "Mister Spade" et scénariste de "Minority Report". On pourra aimer ou non le personnage de Carl Morck, flic hanté à l’ironie sèche, mais l’intrigue nous happe, la tension psychologique s’exacerbe, le suspense ne se relâche pas. On attend donc avec impatience un nouveau "cold case".

Les dossiers oubliés-Dpt.Q – 1 saison, 9 épisodes – Netflix - **** 

Créée par Scott Frank, Chandni Lakhani, Stephen Greenhorn, Colette Kane

Réalisée par Scott Frank, Elisa Amoruso

Avec Matthew Goode, Jamie Sives, Alexej Manvelov, Leah Byrne, Chloe Pirrie, Kelly Macdonald, Mark Bonnar
Alain Barnoud






lundi 6 octobre 2025

Salaire de la peur


Will a eu peur un jour où il n'aurait pas dû flancher. Avec pour conséquences un drame à la source de tous les reproches qui le hantent. Désormais adjoint au shérif d'une petite ville de Virginie dans laquelle il a grandi, il va devoir enquêter sur la mort de Tom, son ami d'enfance. Et pour éviter l'inculpation d'un innocent, il pourra compter sur l'aide d'une détective privée afro-américaine. 



Premier roman d'un écrivain dont la puissance excelle à faire surgir une Amérique rurale où les communautés se retranchent derrière leurs préjugés, "Nulle part où revenir" a été salué par l'auteur afro-américain S.A Cosby. Mais dans sa description des territoires perdus, et au-delà du portrait saisissant des exclus et des déclassés (Noirs et Blancs à égalité de malheur), il interroge aussi cette relation singulière au courage qui un jour peut changer le destin d'un homme.


Nulle part où revenir – Henry Wise – Traduit de l'américain par Julie Sibony – Sonatine – 400 pages – 23€ - ****
Lionel Germain


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mercredi 1 octobre 2025

"Un homme sans ennemi n’est pas un homme"


Loin de son Missouri natal qu’il a quitté sans donner de nouvelles, Jake Adelstein (Ansel Elgort) s’expatrie à 21 ans à Tokyo pour apprendre la langue et l’histoire du pays. Au terme de trois années à étudier dur, il réussit le concours d’entrée comme journaliste du plus grand quotidien japonais à 15 millions d’exemplaires, le "Yomiuri Shimbun". 

Dans ce Japon des années 90, commence pour Jake, premier et seul étranger de la rédaction, affecté au service Police-Justice, une plongée dans la vie d’un journal exigeant, dont il faut comprendre le fonctionnement et respecter la hiérarchie et les codes. Pas question sinon d'être accepté par les collègues et surtout par les supérieurs autoritaires, sexistes et racistes. 

Son ambition, lui le "gaijin" (nom péjoratif donné aux Blancs), juif de surcroît, le pousse, au-delà du traitement des faits divers quotidiens, à s’intéresser et à découvrir l’univers des yakuzas - la mafia japonaise. Il en devient l'interlocuteur, tout en collaborant avec la police. 

Michael Mann "officie" en virtuose pour le premier épisode. Au début, lors d’un rendez-vous, Jake y est menacé de mort (ainsi que ses proches, Américains ou Japonais) par Akira (Tomohisa Yamashita), chef d’un puissant clan yakuza. Le réalisateur nous entraîne alors de façon saisissante dans les vrais bas-fonds de Tokyo, avec une approche quasi-documentaire du Japon criminel des années 90. 

En duo avec l’inspecteur Hiroto Katagiri (Ken Watanabe), vieux policier faisant figure de mentor, Jake se convertit en reporter d’investigation criminelle pour couvrir le trafic d’êtres humains lié au monde des yakuzas. Au hasard de sa quête, il va croiser la route et le destin de Samantha Porter (Rachel Keller), escort et animatrice dans un bar à hôtesses, d’Akiro Sato (Shô Kasamatsu), indéchiffrable yakuza déçu par son mode de vie et en conflit interne avec l’organisation, et de Polina (Ella Rumpf), immigrée française au bout de ses illusions. 

Un peu romancée et adaptée en 2022 par Michael Mann et J.T. Rogers, "Tokyo Vice" est l’histoire vraie qui porte le nom du journaliste Jake Adelstein, auteur du livre-enquête "Tokyo Vice, un journaliste américain sur le terrain de la police japonaise".

Oscillant à l’occasion entre réel et imaginaire (certains personnages ont été inventés), la série relève de l’enquête journalistique méticuleusement sourcée, révélatrice d’un monde inquiétant de malfrats, de policiers intègres ou corrompus, de journalistes aux ordres qui s’auto-censurent, redoutant le poids des traditions et envahis par la peur permanente de remettre en question d’immuables usages séculaires. Au Japon, il y a une règle d’or: il n’existe pas de meurtres.

Tokyo Vice – 2 saison, 18 épisodes – Canal+ - **** 

Créée par J.T. Rogers et Michael Mann

Réalisée par Michael Mann, Josef Wladyka, Hikari, Adam Stein, Alan Poul

Avec Ansel Elgort, Ken Watanabe, Rachel Keller, Shô Kasamatsu, Ella Rumpf, Tomohisa Yamashita, Rinko Kikuchi, Shun Sugata, Takaki Uda, Kosuke Tanaka

Alain Barnoud





mardi 30 septembre 2025

Bradbury et la baleine verte

 
Ray Bradbury, qui vient de publier ses Chroniques martiennes et commence à avoir une certaine notoriété en tant qu’auteur de SF, débarque à Dublin en 1953 appelé par John Huston pour y travailler au scénario de "Moby Dick". Il découvre alors que l’Irlande est vraiment verte, d’un vert extraordinaire, de toutes les nuances, de toutes les teintes du vert. Un malencontreux coup de vent ramène les nuages et la pluie, à peine a-t-il touché terre. 

L’écrivain américain poursuivra ce fantôme vert six mois durant, se demandant souvent ce qu’on peut attendre de bon d’une île grande comme une chiure de mouche où il pousse plus de champignons que d’enfants, d’une terre écrasée par l’Église que Dieu s’est usé les yeux à trop vouloir observer de près et que ses habitants le pressent d’abandonner avant qu’elle ne sombre corps et âmes.

Pour échapper aux lubies cruelles ou loufoques de Huston, monstre du septième art et tyran domestique que ses voisins appellent ironiquement "Sa Majesté", il fréquentera de plus en plus assidument le pub d’Heeber Finn où l’attend une équipe de joyeux drilles. C’est là que le visiteront les fantômes de Melville et de la baleine blanche. 

C’est là qu’il découvrira l’Irlande de son cœur, cocasse et goguenarde, et quelques emblématiques figures : Hoolihan et Doone, érigeant en sport national le sprint vers le pub, pour échapper à l’hymne quand le mot "fin" s’inscrit sur l’écran du cinéma local, et qu’un jour l’image charmeuse de l’actrice Deanna Durbin a figé sur leurs sièges; Lord Kilgotten, enterré dans un cercueil fait de caisses de vin portant encore les étiquettes des crus les plus prestigieux, qui convie tout le comté à une monumentale beuverie le jour de ses obsèques; ou encore McGillabee dit le Môme, nabot de 46 ans que sa sœur exhibe comme un bébé pour demander l’aumône dans les rues de Dublin, et qu’il retrouve un jour dans un bistrot, sirotant son gin. Fantastique, surréelle Irlande…

Six mois durant, Bradbury traquera sa baleine, persécuté par Huston et par une châtelaine célébrée pour avoir inventé les lits musicaux, poursuivi par des spectres langoureux peut-être sortis de ses propres œuvres, cherchant désespérément le vert irréel entrevu un court instant le jour de son arrivée.

"La Baleine de Dublin", chronique tendre, épique et burlesque de cette aventure, se lit aussi comme un récit initiatique. C’est en Irlande que Bradbury apprend que son pays, qui vient de lui accorder un important prix littéraire, le reconnaît maintenant comme un authentique écrivain et plus seulement comme l’auteur d’histoires de Martiens destinées aux adolescents. C’est en Irlande encore qu’entre Melville et Huston il est rentré en pleine possession de son génie. C’est en Irlande surtout qu’il a rencontré l’humanité, puérile, touchante et sublime.



"La Baleine de Dublin" est le troisième volet d’une autobiographie-fiction qui commence avec "La solitude est un cercueil de verre" réédité cet automne par Denoël dans sa collection "Sueurs froides". Le livre est un hommage aux grands classiques du roman noir américain, une enquête au cœur de la vieille station balnéaire de Venice en Californie baignant dans une inquiétante étrangeté où il est difficile de démêler le fantasme de la réalité. 



Dans "Le Fantôme d’Hollywood", le deuxième volet, le maître de la SF avait poursuivi son autobiographie fiction en jouant avec d’autres codes, après le polar, l’horreur, l’humour et la satire, finement dosés. Embauché à Hollywood pour y écrire le scénario d’un film d’épouvante, le narrateur, dont le bureau jouxte un cimetière, y rencontrait le spectre d’un ancien patron des studios, puis toute une cohorte de monstres qui semblaient échappés des films de genre.

Retour à l’actualité avec l’adaptation en BD du célèbre Fahrenheit 451 porté à l’écran en 1966 par François Truffaut. Le jeune dessinateur espagnol Víctor Santos, qui travaille aussi pour Marvel et DC, livre une adaptation somptueuse de ce chef d’œuvre dystopique de Bradbury qui confirme combien cette histoire résonne puissamment avec notre présent: pourquoi les livres sont-ils si dangereux? Et pourquoi certaines personnes sont-elles prêtes à mourir pour eux?

La solitude est un cercueil de verre – Ray Bradbury – Traduit de l'Américain par Emmanuel Jouanne – Denoël, Sueurs froides – 368 pages – 22€ - ***

Le Fantôme d’Hollywood – Ray Bradbury – Traduit de l’anglais (États-Unis) par Alain Dorémieux – Denoël, Empreinte – 437 pages – 16,50 € - ***
La Baleine de Dublin – Traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Collon – Denoël, Empreinte – 402 pages – 16 € - ***

Fahrenheit 451 – Víctor Santos – D’après le roman de Ray Bradbury – ActuSF, Ithaque – 160 pages – 19,90 € - **** 
François Rahier



lundi 29 septembre 2025

Quatre garçons dans le van


On sait tous que les plus belles histoires sont celles qui commencent comme elles vont finir. "Nous les moches. C'est comme ça qu'on aurait dû s'appeler". Et voilà comment s'ouvre et se ferme un roman dont les personnages ont une présence si forte qu'ils nous accompagnent longtemps après cet épilogue.
 
Officier supérieur dans l'armée française, Jean Michelin en est à son troisième livre. Le premier, "Jonquille", était un récit de guerre. Dans le cadre du retrait des troupes françaises en Afghanistan à l'été 2012, l'exercice littéraire s'attachait à reconstruire les événements en privilégiant la chair des personnages bien réels de cette compagnie. Un point de vue de romancier que confirme la deuxième escapade littéraire. 

Publié en 2022 aux éditions Héloïse d'Ormesson, "Ceux qui restent" raconte l'odyssée guyanaise de sous-officiers et d'un jeune lieutenant à la recherche d'un "déserteur", un frère d'armes avec lequel ils ont partagé le deuil d'un autre soldat en "opération". Le colonel s'est peut-être effacé devant l'écrivain mais c'est grâce à son affectation pour l'Otan à Norfolk en Virginie qu'il a pu travailler son regard sur l'Amérique. C'est de là qu'on part dans "Nous les moches". 

Jeff, Doug, Seth et Eric sont d'anciens gamins qui avaient cru exister à travers leur groupe de rock au nom improbable, "Obliterator". Blancs, pauvres, et sans le dernier sursaut de rage pour la convertir en succès, ils se sont séparés après le lycée. 

Vingt-cinq ans plus tard, une star du rock, Ken Wahl, va leur permettre de reprendre l'aventure à travers une tournée en van entièrement financée. Les vieux de la vieille ont le karma un peu rouillé, Doug le batteur n'est pas en grande forme, Seth est aux abonnés absents, Eric le bassiste aimerait retrouver Johanna, la fille du premier baiser après un concert. Johanna est une femme libre qui vit désormais loin de Norfolk.



A travers cette randonnée existentielle, Jean Michelin brosse le portrait d'une société gavée d'anxiolytiques et de mauvais bourbon. Chaque page est un polaroïd glaçant de vérité. On y traverse des bleds où suinte le désamour de l'Amérique pour elle-même, on y croise des personnages oubliés par l'Histoire, des vétérans hébétés comme si le souvenir des guerres s'était perdu dans les plis poussiéreux des drapeaux qui flottent encore devant chaque pavillon. 



C'est une histoire du rock alternatif aussi, la musique de ces "petits blancs" dont le désespoir nourrit les flatulences de MAGA. Une page magnifique sur la brûlure du souvenir quand le narrateur imagine la présence de Johanna au concert de Kansas-City. Il anticipe les retrouvailles prises dans le gel d'une mémoire où se bousculent les notations fugitives, parfum, frisson, corps disparus. 

Avec le pressentiment que les plus belles histoires sont celles qui finissent comme elles ont commencé: "Nous les moches, c'est comme ça qu'on aurait dû s'appeler".

Nous les moches – Jean Michelin – Éditions Héloïse d'Ormesson – 256 pages – 20€ - ****  
Lionel Germain 


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mercredi 24 septembre 2025

Des JT agités


Au cœur des années 80, Michael Lucas, créateur de la série, nous plonge dans le quotidien et les coulisses d’une chaîne d’info privée australienne, et dans la vie de la rédaction du JT le plus prestigieux de 18 heures, "News at Six", alors que des changements sociaux majeurs se profilent à l’horizon. 

Cette salle de rédaction surchauffée est devenue le lieu d’affrontement entre Helen Norville (Anna Torv, "Mindhunter", "The Last Of Us"), jeune et brillante présentatrice en pleine ascension, et Geoff Walters (Robert Taylor), un "vieux de la vieille", archétype de l’arrière-garde conservatrice, misogyne et autocratique, en place depuis trente ans. 

A la suite d’un événement inattendu, Helen Norville va faire alliance avec un jeune reporter ambitieux, Dale Jennings (Sam Reid, "Entretien avec un vampire"), et tous deux vont prendre les commandes du "News at Six". Leur aspiration commune: se démarquer en échappant à la routine instaurée par la hiérarchie, développer des sujets humainement plus ancrés, et bouleverser le fonctionnement de la rédaction. 

Devenu couple à l’écran comme à la ville, Helen et Dale vont devoir résister à toutes les épreuves. Elle est en proie à ses problèmes d’anxiété et de dépendance affective, lui se refuse à admettre sa bisexualité et aspire désespérément à se façonner une personnalité virile, conforme à sa profession. 

Dans sa volonté d’apporter un nouveau souffle à l’information télévisée et d’approcher différemment les pistes d’enquête, ce "couple en or" pose un regard frontal sur la société australienne: racisme, machisme, homophobie, misogynie, traitement des minorités. 

Chaque épisode s’inscrit au cœur des évènements d’ampleur des années 1986, 87 et 88, fil rouge du récit: comète de Halley, attentat contre le QG de la police de Melbourne, krach boursier, fusillade de Hoddle Street, bicentenaire de la colonisation anglaise, Sida, Tchernobyl, séparation de Lady Di… 

Michael Lucas explore l’évolution de l’information télévisée et dessine, en arrière-plan, la naissance de l’info spectacle, la starisation et la peopolisation de ses protagonistes. "Nous sommes, souligne-t-il, juste avant l’avènement d’internet. La notoriété et la confiance que l’on accordait aux présentateurs de JT étaient à leur apogée." 

"Profession: reporter" s’inscrit avec succès dans la veine des séries – telles que "The Hour", "The Newsroom", "The Morning Show" - qui ont eu pour but d’éclairer le fonctionnement des rédactions et la pratique du journalisme, les défis et les contradictions que le traitement de l’information implique.

Profession : reporter (The Newsreader)) – 2 saisons, 12 épisodes – Arte.TV - ****
 
Créée par Michael Lucas

Réalisée par Emma Freeman

Avec Anna Torv, Sam Reid, Robert Taylor, William McInnes, Philippa Northeast, Michelle Davidson

Alain Barnoud






mardi 23 septembre 2025

Road trip sanglant au pays des contes de fées


Mina Dragan, la nouvelle héroïne de Nicolas Beuglet – qui prend date après Sarah, ancienne des forces spéciales norvégiennes (Le Cri), et Grace, la deuxième, enquêtrice écossaise (Le passager sans visage, le dernier message) – est une jeune policière roumaine qui va avoir l’opportunité d’accéder au rang d’inspectrice, si l’enquête difficile qu’on lui propose aboutit. 



Il s’agit d’un meurtre, commis en Transylvania, dans le lointain château de Bran, qui fut jadis la propriété du comte Dracula. Nous sommes à Bucarest, aujourd’hui. Mais le ton est donné, c’est l’hiver, la neige tombe en rafales, le train s’arrête loin du château, et c’est dans un traineau tiré par un cheval qu’elle parvient enfin à destination. Le lecteur comprend vite que le vampirisme est un leurre, et Mina se trouve rapidement embarquée dans une course poursuite qui tient du jeu de piste, au pays des contes de fées. 


D’un château l’autre, c’est sur les traces de Blanche Neige qu’elle se retrouve, dans celui de Lohr précisément, en Allemagne, où aurait vécu celle qui servit de modèle aux frères Grimm, Maria Sophia Margaretha Catharina d’Erthal. Là-bas il y aurait même la mine des sept nains, des enfants utilisés comme mineurs en fait. 

On s’en doute, le livre n’est pas à mettre entre toutes les mains, et l’histoire de Blanche Neige telle que la raconte les frères Grimm, horrifique à souhait, n’a rien à voir avec l’image lissée qu’en donne le film de Walt Disney. 

De surprises en surprises, le lecteur découvre que le sujet de la lecture est l’enjeu principal du roman (son "thème secret" dit Beuglet en dédicace), et la lutte contre les réseaux sociaux, mortifères pour le livre, un des ressorts de l’intrigue. 

Petite touche de SF comme souvent chez Beuglet: un autre danger menace, cette technique de manipulation neurale qui permettrait d’utiliser la part de marché demeurée vierge encore, le territoire de nos rêves, pour y diffuser de la publicité. 

Beuglet réunit là tous les éléments d’un bon thriller. Le rythme en particulier qui s’emballe quand Mina pour son enquête arrive à Hong Kong, dont la vie trépidante est aux antipodes de ce qu’elle a vécu en Transylvanie. Quel dommage alors que de longs dialogues pseudo-théoriques entre l’enquêtrice et le criminel enfin retrouvé plombent l’action!

Transylvania – Nicolas Beuglet – XO Éditions – 350 pages – 21,90€ - *
François Rahier






lundi 22 septembre 2025

80 ans de Série noire

Interview de Stéfanie Delestré –  19 juin 2025 

Née en 1945, sous l'impulsion de Marcel Duhamel, la collection mythique de Gallimard doit son nom à Prévert et son succès à la qualité de ses auteurs. Le catalogue a permis aux Français de découvrir une Amérique souvent urbaine et des héros "durs-à-cuire" en lutte contre la corruption et le crime organisé. Menacée de disparition à la fin des années soixante-dix, elle est aujourd'hui dirigée pour la première fois par une femme: Stéfanie Delestré.


®F Mantovani GALLIMARD


LG: En 2017, vous êtes la première femme à la tête de la Série noire. Comment avez-vous vécu cette nomination et comment avez-vous assumé l'héritage très masculin de la collection?

Stéfanie Delestré: Ce n'est pas du tout un angle sous lequel j'ai abordé cette fonction. Je ne me suis pas posé la question de savoir si j'étais une femme parmi les hommes. En tout cas pas tout de suite. Mais en fait, ça ne fait pas vraiment de sens. Il y a eu cinq directeurs de collection, donc en fait, un nombre assez restreint, et j'avais simplement l'impression d'être la cinquième. Et oui, la première femme. Ma légitimité vient de ce que j'avais déjà réalisé. Avec Jean Bernard Pouy, j'avais dirigé "Le Poulpe". J'ai travaillé chez Albin Michel. Bien avant ça, j'avais fait "Shanghai Express" avec mon collègue Laurent Martin, une revue consacrée au polar. J'avais également écrit une thèse sur les origines du roman noir, indissociable d'une bonne connaissance de ces premiers auteurs qui sont presque tous à la Série noire. Je connaissais très bien le fond. J'avais aussi déjà rencontré une grande partie des auteurs français, que ça soit Jean-Bernard Pouy, Marc Villard, Elsa Marpeau ou Antoine Chainas. J'avais plutôt l'impression de me retrouver à un endroit où je connaissais tout le monde.


LG: Vous republiez les classiques dans une version révisée, et notamment la première femme publiée en 1950, Gertrude Walker. Craig Rice aussi qui publiait sous pseudonyme et Maria Fagyas qui ouvrait sur d'autres horizons géographiques et historiques, le Budapest de 1956.

SD: En fait il m'a fallu huit ans pour m'emparer de la cause des femmes à la Série noire. En tant qu'autrices, elles sont assez rares et beaucoup plus présentes en tant que traductrices. Oui, c'est vrai que ça a été le choix. J'avais une nouvelle possibilité avec cette collection de classiques qui était de mettre à l'honneur des romans de femmes. Et il y en aura deux autres en novembre. Un de Dolores Hitchens dont le titre de la première traduction s'appelait "Facteur triste facteur", et que j'ai rebaptisé "Factrice, triste factrice". Parce que c'est un roman raconté du point de vue d'une femme, et c'est la seule des cinq qui adopte ce point de vue. Le deuxième de Marty Holland s'appelait le Resquilleur. On lui a redonné le titre de la traduction originale, "L'ange déchu", un roman à la James Cain. Et j'ai demandé à Natacha Levet, qui est spécialiste du Roman noir français, et Benoît Tadié, spécialiste du roman américain, avec qui je travaille beaucoup, un petit livre sur les femmes de la Série noire. Un travail d'universitaire qui s'adresse à des non universitaires, sur les autrices de la période Duhamel, les traductrices et les agents.


LG: Petit paradoxe de la Série noire, Duhamel ambitionne de décrire le réel et commence avec Peter Cheyney et James Hadley Chase, deux Anglais qui racontent une Amérique dans laquelle ils n'ont jamais mis les pieds. On touche au cœur de ce qu'est la littérature: un mensonge acceptable et séducteur. Aujourd'hui, avec Marin Ledun et Caryl Férey, est-ce qu'on n'est pas aux antipodes de cette posture?

SD: Au risque de vous contredire, Caryl Férey dans "Grindadrap" invente un personnage de plongeur d'une vérité hallucinante alors qu'il a une angoisse existentielle de la mort en apnée. C'est sa hantise première. Comment est-il capable de nous écrire un roman dont le personnage principal est si loin de lui en étant si crédible? Je me suis arrêtée de respirer pendant les moments où le personnage est au fond de l'eau. Pour revenir à Chase, c'est une Amérique fantasmée. La Série noire, c'est aussi une littérature de divertissement. On se divertit et en même temps on tombe sur des bouquins qui éclairent la réalité du monde. Que ce soit l'histoire du gangstérisme américain ou la prohibition et la corruption. Après c'est vraiment un travail littéraire. Marin Ledun est le premier à le dire. Quand il fait "Leur âme au diable" sur le lobby du tabac, il incarne à travers des personnages une réalité qui est celle des lobbyistes et du libéralisme aujourd'hui. Il le dit très bien lui-même: "j'ai fait œuvre de littérature parce que j'ai inventé des personnages que j'ai mis en scène mais je n'ai pas fait la moindre enquête." Il a lu trois ou cinq bouquins documentaires et les enquêtes qui ont été faites par des journalistes mais son propos ensuite, c'est de trouver et d'inventer une intrigue et de mettre en scène des personnages.


LG: Restons dans le domaine français. On vient d'évoquer Marin Ledun et Caryl Férey. Va-t-on revoir DOA, Antoine Chainas ou Elsa Marpeau?

SD: Oui, bien sûr, le dernier roman paru d'Elsa Marpeau, il y a peut-être trois ans maintenant dans la Noire, s'appelle "L'âme du fusil". C'est un roman magnifique, une histoire d'un père et d'un fils qui est quand même assez loin d'un polar. C'est la raison pour laquelle il me semble plus judicieux de la publier dans la Noire. Elsa est scénariste et elle a moins de temps mais on s'est vu récemment et elle revient. Et DOA travaille depuis assez longtemps sur un roman qui sera publié en blanche. Il est susceptible de revenir en Série noire dès qu'il en aura fini avec ce projet-là. Et Antoine? Eh bien Antoine, il est censé me remettre un manuscrit bientôt. Grand retour aussi d'Ingrid Astier en octobre. On va retrouver son personnage de la brigade fluviale de "Quai des enfers" qui devient un tireur de haute précision.


LG: Côté étrangers, les Américains côtoient  désormais des écrivains venus d'ailleurs, comme Nesbo le Norvégien, Dolores Redondo, l'Espagnole ou encore le Sénégalais Macodou Attolodé. D'autres voix à venir? 

SD: Dolores Redondo, nous a été apportée par Marie-Pierre Gracedieu qui l'avait publiée d'abord chez Stock. Comme autre voix, il y a celle magnifique de Saïd Khatibi avec "La fin du Sahara". C'est un écrivain algérien qu'on a publié au mois de mars, et vraiment c'est formidable. On a une nouvelle voix espagnole en la personne de Marto Pariente qui a un univers western noir. Une voix vraiment intéressante un peu "tarantinesque" sur les bords. En fait je suis toujours à la recherche de nouvelles voix, féminines bien sûr. Et il y en aura aussi en janvier prochain.


LG: Coût du papier, lectorat en baisse, sur un plan strictement comptable, comment se porte la Série noire?

SD:  La Série noire est hyper visible, c'est incroyable en fait. Vraiment, je tourne beaucoup en librairie et je rencontre des gens qui me disent découvrir la collection via les classiques, et y compris avec les grandes figures dont on a parlé (et on n'a pas parlé de Déon Meyer, par exemple…), mais en fait, il y a des auteurs qui attirent beaucoup l'attention. Et ça, c'est vraiment super. La Série noire va vraiment bien. Si le secteur du polar est plus à la peine c'est parce que la mode est davantage à la "romance". Mais c'est vrai pour tout le monde, pas simplement pour la Série noire.


LG: Après les festivités de l'anniversaire, au-delà de 2025, quel projet vous portez pour la collection?

SD: Faire en sorte que la collection existe de façon solide, rester une référence, être toujours aussi fidèle à nos auteurs, redéployer notre activité du côté de la BD. Il y a eu des compagnonnages formidables pendant des années qu'on a un peu perdus. J'aimerais évidemment voir émerger plus de femmes, rééquilibrer si possible le catalogue. Et trouver des plumes qui soient à la fois sensibles au divertissement et à la curiosité des lecteurs pour le monde qui nous entoure, sans trop les raser. (rires) J'ai arrêté de boire de la bière de supermarché après avoir lu "Free Queens" de Marin Ledun. Bon voilà, chacun tire les leçons de ses lectures, s'il a envie ou pas de le faire.



Dans le catalogue
Avec plus de 3000 titres parus depuis le 1er septembre 1945 date de sortie du N°1, "La Môme vert-de-gris" de Peter Cheyney, on a l'embarras du choix pour extraire quelques pépites du catalogue sans susciter des débats d'experts…
Citons quand même "Le Grand sommeil" de Chandler et la première apparition de Philip Marlowe.
"Le Faucon maltais" de Dashiell Hammett, publié chez Gallimard une première fois en 1936 puis en Série noire en 1950 et dont une nouvelle traduction intégrale et révisée est disponible depuis 2009.
"Un linceul n'a pas de poche" d'Horace McCoy, l'auteur de "On n'achève bien les chevaux". Dans cette autre série noire, il  décrit le combat pour une presse libre.
Et ne pas oublier la découverte des trois autrices de la rentrée: Anna Pitoniak ("L'incident d'Helsinki"), Macha Séry ("Patriotic School"), Jennifer Trevelyan ("Une famille modèle") et les retrouvailles avec Ingrid Astier ("Ultima").


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mercredi 17 septembre 2025

Charlie d'Atlanta

 
Adapter Tom Wolfe n’est pas un exercice facile. Brian de Palma s’y était risqué avec "Le Bûcher des vanités" en 1991. David E.Kelley (vétéran de séries aussi diverses qu’"Ally Mc Beal", "The Practice", "Big Little Lies" ou "The Undoing")a pris le relais avec "Un homme, un vrai", et s’est vu contraint de pratiquer un équarrissage substantiel du roman (presque 800 pages!) sans pour autant renoncer à un dédale d’intrigues.
 
Au centre, dans la série peut-être plus que dans le roman, Charlie Crocker (Jeff Daniels), sexagénaire à la tête d’un empire immobilier à Atlanta. Il a insufflé une nouvelle énergie à la construction dans la capitale de la Géorgie – dont sa dernière réalisation prestigieuse (et ruineuse), le Croker Concourse – et se trouve aux abois avec une dette de 1,2 milliards de dollars.
 
Poursuivi par ses banquiers, et notamment par la PlannersBank – son chef du recouvrement, le bouledogue Harry Zale (Bill Camp) et l’obséquieux Raymond Peepgrass (Tom Pelphrey),responsable des prêts – ce "man in full", cet homme entier du titre, fier de ses racines modestes de "bouseux de Géorgie", va mener un combat acharné pour sa survie.
 
S’entremêlent péripéties et guerres politiques avec la réélection du Maire noir Wes Jordan (William Jackson Harper): violences policières racistes suivies d’abus de pouvoir judiciaire et d’emprisonnement (Conrad Hensley, Jon Michael Hill, mari de la secrétaire de Charlie Croker), tractations via l’avocat d’affaires Roger White (Aml Ameen), coups bas et manœuvres perfides des banques.
 
A nombre d’égards, la série prend un air de "Succession" (propos triviaux ou orduriers, ruses et machiavélisme). Charlie Croker lui-même apparaît comme une sorte de sosie d’un certain Donald Trump, en magnat de l’immobilier cruel, vulgaire, gonflé d’orgueil, et (re)-marié à une poupée blonde bien plus jeune que lui (Serena, Sarah Jones).
 
Afin de s’adapter aux exigences du format télévisuel, David E.Kelley a opté pour une mini-série de 6 épisodes, obstacle peut-être à la proposition de personnages plus étoffés. Un défi réussi toutefois, s’agissant du pavé de Tom Wolfe dont l'intrigue se déroule dans les années 90 sous la présidence de Bill Clinton, et qu'on a déplacée, pour la série, dans l’Amérique de 2024.
 
En fin de compte "A man in full" s’affirme comme une série percutante. On en préférera la fin, aussi géniale qu’obscène et grotesque, à celle décevante du roman.

Un homme, un vrai (A man in full) – 1 saison, 6 épisodes – Netflix - **** 

Créée par David E. Kelley

Avec Jeff Daniels, Tom Pelphrey, Aml Ameen, Diane Lane, Jon Michael Hill, Sarah Jones, William Jackson Harper, Bill Camp, Chanté Adams, Lucy Liu
Alain Barnoud






mardi 16 septembre 2025

Elle, qui est d’ailleurs


Le phénomène J. K. Rowling est-il en train de se répéter? Traduite dans 27 pays, vendue à plus d’un million d’exemplaires dans le monde, adaptée en bd par Corbeyran et bientôt en "anime" façon manga, cette saga qui est l’œuvre de deux autrices françaises vivant à Strasbourg a d’abord été publiée à compte d’auteur devant le refus successif de plusieurs maisons d’édition. Un véritable conte de fées éditorial! 


L’histoire de cette lycéenne qui découvre qu’elle vient d’un autre monde n’est pas que la version fille de "Harry Potter": dans ce dernier volume, le sentiment de l’exil, la perte liée à l’âge adulte font la différence. "Si nous n’avions pas espéré, nous n’aurions pas vécu. Je ne sais pas de quoi demain sera fait. Je sais seulement que la vie recèle bonheurs et malheurs, beautés et laideurs, bontés et infamies, et que tout cela s’équilibre grâce à l’espoir!" Et que de jolies trouvailles d’écriture, empruntant à l’alsacien, à l’espagnol ou au japonais!



Oksa Pollock/L’ultime espérance - Anne Plichota et Cendrine Wolf - XO éditions - 352 pages - 20,90 € (intégrale disponible en 7 volumes au format poche chez Pocket jeunesse)
François Rahier

lundi 15 septembre 2025

Chercheuse de poux


Quel bonheur de retrouver Fin Macleod, le héros que Peter May a mis en scène dans sa trilogie écossaise il y a plus d'une dizaine d'années. Si Fin abandonne Glasgow et rejoint les Hébrides c'est pour défendre l'honneur de son fils. 



On a retrouvé le corps d'une jeune militante de la cause environnementale sur la côte ouest de Lewis et c'est Fionnlagh le coupable présumé. Un fils que tout accable dans ce décor proche du "loch noir" qui fait rêver mais dont la beauté masque de plus en plus difficilement la catastrophe écologique provoquée par l'élevage du saumon. L'invasion des poux de mer n'épargne pas les saumons sauvages qui viennent frayer et les enjeux économiques sont parfois des pousse-au-crime. 


Loch noir - Peter May – Traduit de l'anglais (Écosse) par Ariane Bataille – Rouergue noir – 368 pages – 22,80€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 17 août 2025