vendredi 23 décembre 2022

Féminin trop singulier


L'Argentine projette l'identité floue de son incessant métissage. Même le tango, que Carlos Gardel n'a pas inventé, se fond dans une mémoire où l'Europe et l'Afrique ont leur part. Nicolas Giacobone, scénariste oscarisé pour "Birdman", est aussi le romancier de "Carnets clandestins" qui défait les mythes d'une industrie cinématographique dévoreuse de talents.




Avec "Boum, boum, boum", le vertige identitaire se délocalise de Buenos-Aires à New-York pour cinq personnages dont le hasard va les faire se croiser. Et ce qui les rassemble est aussi ce qui va les perdre. Homosexualité, incertitude du genre, prostitution artistique, les silhouettes s'affirment peu à peu par petites séquences dans une intrigue qui décale habilement la concordance des temps. 




Boum, boum, boum – Nicolas Giacobone – Traduit de l'espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud – Sonatine – 278 pages – 21€ - *** 
Lionel Germain




jeudi 22 décembre 2022

Vide-greniers


Il est correspondant local d'un "grand quotidien régional" du Sud-Ouest, son chien s'appelle Monk et son boulot consiste à traquer l'écho le plus près possible de ses lecteurs. On a déjà croisé Alexandre Loyla dans un premier épisode sobrement intitulé "Correspondant local". 



Le revoilà, une nouvelle fois en rupture de contrat, pour jouer les détectives aux trousses d'un manuscrit de Céline déniché dans un vide-greniers. Rythme et suspense qui nous font (re)découvrir les bords de Garonne où le grand-père du narrateur avait soldé sa retraite en visant le cochonnet. "On ne tuait pas le temps, ici, près de l'ancien kiosque à musique, on lui maravait la gueule façon Inspecteur Harry." Du rififi à Castelnau.




La nuit était chez elle – Laurent Queyssi – Alibi – 240 pages – 20€ - ***
Lionel Germain





mercredi 21 décembre 2022

La belle époque du merveilleux scientifique



Six récits de l’âge d’or du roman scientifique français, écrits de 1918 à 1935, entre Jules Verne et René Barjavel: savants fous, fins du monde, quatrième dimension. Une proto-sf dont le souvenir s’est perdu et qu’il est temps de redécouvrir. La préface érudite de Serge Lehman, qui a parrainé l'édition 2022 du Festival des Hypermondes à Mérignac, a été couronnée par le grand prix de l'imaginaire catégorie essai. Lehman insiste sur le fait que la SF est bien d’invention française et met judicieusement en évidence le lien méconnu du genre avec Alfred Jarry et la ‘pataphysique.


Maîtres du vertige - anthologie présentée par Serge Lehman - L’Arbre vengeur - 482 pages - 25€ - ***
François Rahier 



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mardi 20 décembre 2022

Polar Chouchen


Il faut se méfier des légendes, elles ne sont pas réductibles à des coups de vent littéraires. Dans un pays de tempêtes, où la terre met fin au monde visible, les légendes ont une chair plissée par les embruns. Le héros journaliste de Stéphane Pajot lui ressemble assez pour incarner ce petit fils d'une fée de Brocéliande. 




Des cyclistes disparus une nuit dans les phares d'une voiture pilotée par deux fêtards alcoolisés. Mais davantage qu'une enquête sur les lâchetés du monde réel, Stéphane Pajot nous offre un voyage dans les mystères de l'âme bretonne et du Val sans retour. Surréalisme et polar Chouchen en pays de Paimpont. 






Meurtres en Bretagne – Les disparus ne le sont jamais vraiment – Stéphane Pajot – Le Geste noir – 200 pages – 13,90€ - *** 
Lionel Germain




lundi 19 décembre 2022

Comme un des Beaux-Arts


Un temps professeur de mathématiques, mais surtout auteur à horizons multiples (de la SF au polar en passant par le scénario de bande dessinée), nouvelliste à "Hara-Kiri et au "Fluide glacial", François Darnaudet est la figure même de l'écrivain populaire du Vingtième Siècle, à l'image d'un G.J. Arnaud.



"L'Amore aux trousses" donne un nouvel épisode aux aventures d'Igor Leroux, le détective privé qu'on a découvert dans "Le Fauve du meilleur crime". C'est décidément Angoulême le point de ralliement de l'amateur de frissons. Igor Leroux dont la filiation est incertaine est malgré tout l'héritier d'une tradition qui réunit Marlowe et Rouletabille. Le suspense autour de la mort d'un étudiant de l'école de jeux vidéo est l'occasion d'une échappée belle sur les traces de Boris Vian.




Boire sec, recevoir des coups et en donner, chevaucher sa moto comme le cow-boy solitaire du western, mais prendre aussi le temps de découvrir le poète Nelligan, voilà qui donne à ces aventures l'élégance du feuilleton à l'ancienne. Et ce n'est jamais l'assassinat qu'on peut "considérer comme un des beaux-arts" mais l'envoûtante petite musique de celui qui en parle.

L'Amore aux trousses – François Darnaudet – SO noir – 272 pages – 19€ - ***

Lionel Germain 



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version papier




vendredi 16 décembre 2022

Ménage à trois


"L'eau rouge", le premier roman de Jurica Pavicic publié en France par les éditions Agullo s'emparait d'un fait-divers avant d'élargir le champ sur l'éclatement de la Yougoslavie à la fin des années quatre-vingt. "La femme du deuxième étage" le rétrécit à la sphère familiale sans rien perdre de la puissance romanesque des personnages.

En tombant amoureuse d'un marin, la petite Bruna, lie son destin à celui d'une belle-mère, Anka, d'un absent, Frane le marin, et d'une belle-sœur pas vraiment accueillante.


"Madame Anka Saric était une femme grande, corpulente, aux hanches larges, semblable à une poule couveuse veillant sur ses œufs."
Pour Frane dont la mère est victime d'une attaque cérébrale, la garder chez lui est plus une affaire d'honneur que d'affection filiale. Au-delà des apparences, Jurica Pavicic décrit avec subtilité l'enfermement silencieux de Bruna, prisonnière d'une intrigue familiale qui va la condamner au pire. Soumise peu à peu au déterminisme de sa condition, femme qui ne se sent jamais désirée, et finalement otage d'une belle-famille hostile.



La femme du deuxième étage – Jurica Pavicic – Traduit du croate par Olivier Lannuzel – Agullo – 240 pages – 21,50€ - ***
Lionel Germain




jeudi 15 décembre 2022

Mais qui se souvient de Delphes?




Un peu comme l’ouragan du roman qu’il avait consacré à Katrina il y a quelques années, la marée humaine qui déferle dans Athènes au début de ce nouveau livre de Laurent Gaudé signe la fin d’un monde. Mise à l’encan, rachetée par une multinationale, la Grèce est démembrée puis vendue par morceaux, ses habitants fuient en masse. Si la quasi mise en faillite du pays au moment du gouvernement Tsipras vient tout de suite à l’esprit du lecteur, la violence de la répression évoque aussi l’époque des colonels et Z, le film de Costa-Gavras.



Mais cette fiction s’élève au-dessus de l’histoire et de ses contingences. Le futur proche dans lequel elle s’inscrit est celui d’une possible prise de contrôle des états par les puissances d’argent, un monde privatisé où les citoyens sont devenus des "cilariés" – le néologisme indiquant à l’évidence que les non-salariés ne seront peut-être plus des citoyens… 

Parqués dans des cités sous globe qui les protègent plus ou moins d’un climat devenu fou selon la catégorie à laquelle ils appartiennent, hyper-connectés mais en même temps étroitement surveillés, la plupart survivent, abrutis de propagande, sous l’emprise de drogues hallucinogènes, dans l’attente de greffes qui leur assureraient un répit illusoire. 

Entre thriller et dystopie le roman raconte l’aventure d’un flic issu des bas-fonds, qui enquête sur des meurtres horribles. Dans ce monde anonymé où les quartiers, les rues ne sont plus que des numéros, ce grec se souvient d’Athènes, des rues de Plؘáka, du vent du cap Sounion. Et ici, le roman noir se mue en un long poème en prose dont les ultimes chapitres évoquent Delphes et ses nuits plus grandes que le ciel. 

"Les soirs d’été, lorsque le soleil décline doucement, c’est l’immortalité qui vous glisse sur la peau". Le sous-texte de ce beau livre affleure dans le chant profond qui le clôt, tout à la gloire d’Ithaque, chantée par Homère et Constantin Cavafy.

Chien 51 - Laurent Gaudé - Actes Sud - 291 pages - 22€ - ****
François Rahier



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mercredi 7 décembre 2022

Anticiper, au carrefour des possibles


Contrairement à une idée reçue, les auteurs d’anticipation sont en général assez réservés en ce qui concerne les extraterrestres: ce sont les grands absents chez Clarke, - et Asimov, quand il les met en scène, paraît s’en amuser, comme Dick.  En revanche, ils ont la part belle dans la BD ou au cinéma. En 30 ans de carrière et plus de cinquante livres, c’est la première fois que Pierre Bordage aborde le thème. 



Mais l’odyssée spatiale de son "Dixième vaisseau", lancé vers une lointaine galaxie où viennent d’être détectées les traces d’une activité intelligente, n’est pas qu’une quête de l’Autre. Les Aliens sont déjà là, aux commandes, dans l’équipage, et par bienveillance, pour gommer ce qu’il y a tout de même d’exclusion dans la notion d’altérité, en ce lointain futur on les appelle ENHNA, "Êtres non humains non animaux". 




L’auteur excelle dans ses descriptions et ses dialogues, à rendre présentes, sensibles, ces créatures, témoignant d’un respect de la vie sous toutes ses formes. Marqué par la pensée indienne, le spiritualisme de Bordage, semble devoir l’amener à écrire des histoires optimistes. Mais "la SF ne parle pas de futur, elle parle de nous, de nos peurs, l’époque moderne porte en elle des germes de destruction", écrit-il. 

"Métro Paris 2033" imagine la survie d’une population réfugiée dans les bas-fonds de la capitale après une guerre nucléaire qui a rendu la surface irrespirable: une vision hallucinée qui tient du récit hugolien, entre "Misérables" et "Notre-Dame de Paris", avec une cour des miracles où se jouent de pitoyables conflits de pouvoirs dans une atmosphère de Bas-Empire. Ce cycle, qui s’achève avec "Cité", s’inscrit dans un beau projet européen initié par l’écrivain russe dissident Dmitry Glukhovsky.

Le Dixième vaisseau - Pierre Bordage – Scrinéo - 430 pages - 21€ - ****
François Rahier



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lundi 5 décembre 2022

Aux frontières de l'Europe


L'Europe a ses maillons faibles, et vu du Nord, ils sont tous au Sud. Espagne, Grèce, Italie, ils ont tous aussi en commun des héros de polar qui combinent un sens aigu de la justice et une désillusion achevée sur le ressort national. Valerio Varesi à Parme qu'on a découvert grâce aux éditions villenavaises "Agullo", le sage commissaire Brunetti de Donna Leon à Venise, le jeune inspecteur madrilène imaginé par Juana Salabert dans "La règle d'or" publié chez Métailié, et cet Agent Evangelos d'Athènes que nous propose Nicolas Verdan, partagent le même sentiment d'impuissance devant une certaine forme de crime. 


"Le crime est notre affaire" proclame justement la collection Fusion des éditions nantaises de l'Atalante, et c'est elle qui accueille cette réédition de l'écrivain suisse. Mais un Suisse qui connaît sa Grèce sur le bout des doigts. 
Si l'escapade dans les coulisses de Frontex est le fruit d'un vrai travail de journaliste, le roman, lui, s'arrime aux déambulations d'Evangelos, préretraité fatigué des compromissions alors que les enchères pour la construction d'un mur anti-immigration se révèlent  meurtrières.



Le mur grec – Nicolas Verdan – L'Atalante Fusion – 240 pages – 18,50€ - ***
Lionel Germain



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vendredi 2 décembre 2022

Une ombre au tableau


Notre histoire de France est ainsi faite: la Guerre de 40 n'a pas simplement opposé les "bons" Français aux "méchants" Allemands. Devançant parfois la ferveur nazie à préparer l'holocauste, dans un pays pourtant humilié et saigné à blanc, une quantité déraisonnable de fripouilles a succombé à la tentation du pillage et de la délation. Chaque ville de France a ainsi eu ses martyrs juifs dépossédés de leurs entreprises ou de leurs biens.


C'est à partir d'un tableau exhumé lors d'un déménagement, que le narrateur de Benoît Séverac découvre l'histoire du peintre juif que ses grands-parents auraient caché pendant l'Occupation. La quête pour leur accession au titre de "Justes" va au contraire déraper en Israël quand les autorités accusent le petit-fils de vol. Il faudra un retour dans les Cévennes en 1943 pour tenter de suivre le destin du peintre et le rôle exact des grands-parents dans sa disparition. 




Avec une bifurcation de l'exil en Espagne, le roman nous rappelle la mascarade d'une neutralité franquiste face au Reich et à la France du Maréchal. Une douloureuse leçon d'Histoire.

Le Tableau du peintre juif – Benoît Séverac – La Manufacture de livres – 320 pages – 20,90€ - *** – 
Lionel Germain



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