vendredi 24 septembre 2021

Ice crime


Premier roman d'une jeune agrégée de lettres, Solak, huis-clos glacé sur une fraction de cercle polaire, flirte avec les limites du genre. Un trio d'hommes aux nerfs à vif, deux soldats et un scientifique, accueillent dans leur enfer une jeune recrue venue remplacer un suicidé. 



Une "mission tellement conne qu'elle en devient sublime, garder un drapeau sur un glaçon, revendiquer la propriété du blanc et du vide." La tragédie qu'on pressent dès les premières lignes est rythmée par les bourrasques et la promesse de la nuit hivernale. On le sait, les hommes ont toujours des comptes à régler. C'est violent, brutal, inattendu dans les derniers chapitres, et surtout porté par une langue qui réchauffe les brisures de glace. 




Solak – Caroline Hinault – Rouergue noir – 128 pages – 15€- *** 
Lionel Germain



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mercredi 22 septembre 2021

Demain la santé


En 1977 tout ce qui comptait dans la SF française s’était investi, sous la houlette de Michel Demuth, dans l’anthologie "Toxicofuturis" avec comme slogan: "La souffrance paye, la mort enrichit et la chimie distrait". 



Le présent recueil prend date: aucun des textes retenus ne parle de la pandémie, mais la question demeure de comment faire face à des risques sanitaires de masse quand le système de santé se morcelle et que les ressources s’amenuisent. Experts dans l’art d’explorer le présent et ses alternatives pour donner des moyens d’agir, 15 auteurs proposent de nouveaux récits dans lesquels se projeter et bâtir des lendemains habitables.




Sauve qui peut - Recueil réalisé par Stuart Calvo - La Volte - 662 pages - 20€ - ***
François Rahier



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mardi 21 septembre 2021

Shaw devant


Une aventure de Paul Shaw, associé de l'agence privée d'investigation "Thayer, Shaw Delaney". Dans ce récit, Thayer est malade et Shaw va devoir démêler une intrigue à base de fausse paternité qui l'entraîne dans les milieux du Latin jazz.




Mark Sadler est l'un des pseudonymes de Michael Collins, créateur de Dan Fortune, le privé manchot qu'on retrouve par exemple dans "Rosa la rouge". Il y cherche à percer le secret de "Mémé Lénine", une très vieille militante communiste victime d'un mystérieux tueur. Le spleen des communards au paradis de la libre-entreprise.






Les yeux pour pleurer – Mark Sadler – Série noire 1957 (1984) - *** - Rosa la rouge – l'Atalante – (1998) 
Lionel Germain







lundi 20 septembre 2021

"Connaissez-vous l'angoisse?"


Après un détour "historique" vers la commune de Paris, Hervé Le Corre réinvestit les territoires du noir contemporain. Dans cette ville de Bordeaux qu'il connaît si bien, il scénarise l'errance de ses personnages: Louise, mère célibataire d'un petit Sam qui la maintient debout; Jourdan, commandant de police lancé sur les traces d'un tueur de femmes; et le tueur enfin.



"Anges plein de gaité, connaissez-vous l'angoisse?" Des Fleurs du Mal, il reste les harmonies profondes que Louise mâchonne pour évacuer le stress d'une violence ordinaire, subie jour après jour. La même que celle à laquelle Jourdan est confronté sur les scènes de crime. Le roman se partage les couleurs de la nuit. C'est peut-être le seul "endroit" à traverser pour tenter d'approcher le mystère de ce flux morbide, ce qui rend cette humanité gémissante. 




L'intériorité infréquentable du tueur surgit alors, exprimée avec un nihilisme proche de Cioran:

"…grands singes savants, guenons rusées, tâchant de dominer leur état de rut permanent, leur violence, leurs rêves de puissance, leurs envies de meurtre, ces pulsions d'animaux qu'ils nomment amour, désir, ambition, ces mots qu'ils utilisent comme du papier hygiénique pour torcher leurs turpitudes. Tous les matins ils vidangent la fosse septique qu'ils s'appliquent à remplir chaque jour, heure après heure, en feignant d'ignorer ce qui macère en eux."

Du coup de chiffon sur le chrome du robinet au frisson provoqué par la pâleur des femmes rousses, Hervé Le Corre épargne les signes qui construisent son personnage aux "mauvaises pensées". Il est là, devant nous. On sent son souffle, on respire la menace. Voilà le travail du romancier, cette accumulation de petits "riens" indispensables à la densité d'une nuit sans lendemain.

Traverser la nuit – Hervé Le Corre – Rivages noir – 320 pages – 20€ - ***
Lionel Germain




Amazing Grace

 



Au début de ce roman, Grace est une jeune fille très mal en point. En fauteuil roulant et victime de maladies incessantes, elle est sous la bienveillante tutelle de sa mère. Mais pour Cara, l'amie de Grace, et pour Jon, journaliste local, l'assassinat de la mère et la disparition inquiétante de Grace orientent l'enquête sur les ressorts cachés de l'amour maternel. 





Quelques battements de cœur – Emily Elgar - Traduit de l'anglais par Mary Kempf – Belfond – 384 pages – 21€ - ** – 
Lionel Germain





vendredi 17 septembre 2021

Amnésie internationale


"Un homme gît au sol. Il est sur le dos, les bras en croix. Un bouillonnement de sang élargit une mare rouge sous son crâne." Non, on n'est pas au Chili sous la dictature d'un autre siècle mais en Europe, à Gênes, à l'aube du 21ème. Peut-être pour mettre en perspective le débat français sur les violences policières depuis le surgissement des gilets jaunes, Frédéric Paulin revient sur les événements tragiques qui ont émaillé le G8 en juillet 2001. 



Avec des personnages empruntés au spectre social français et italien, flics, indics, journalistes, politiciens et manifestants, il restitue les circonstances d'un drame prévisible et sans doute souhaité par une partie du personnel politique italien de l'époque. Un bilan terrible: un mort et 600 blessés dans des conditions indignes suivies d'une amnistie pour les policiers mis en cause.





Comme le souligne l'auteur, le carnage du World Trade Center deux mois plus tard contribuera à effacer de nos mémoires les violences commises à Gênes. Après sa trilogie sur la genèse du terrorisme contemporain, Frédéric Paulin nous contraint une nouvelle fois à ne pas oublier l'histoire immédiate.

La Nuit tombée sur nos âmes – Frédéric Paulin – Agullo – 278 pages – 21,50€ - *** 
Lionel Germain



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jeudi 16 septembre 2021

L'appli et le beau temps


On les voit sans les voir désormais, pédalant comme des branques avec leur sacoche sur le dos, prenant tous les risques à travers le flux du trafic pour aller livrer une gamelle qui vaut de l'or. Mais pas pour eux. Abel est un de ces coursiers pour une plateforme de livraison de repas à domicile. "Ce que je veux, quand je veux, comme je veux, peu importe qui je suis." Impossible de rivaliser contre "l'appli" qui commence par séduire ceux qu'elle aliène.




Si le roman noir est souvent à l'avant-garde littéraire de la critique sociale et environnementale, c'est malgré tout celle de l'ancien monde qui prédomine, l'analyse du rapport capital-travail dans le cadre d'une entreprise du 20ème siècle. Le premier roman de Benoît Marchisio inscrit son présent de narration comme une caméra braquée sur l'hiver parisien du nouveau millénaire.




Avec des personnages très incarnés, l'auteur livre toutes les clés pour comprendre la férocité de l'exploitation et de sa sous-traitance dont chacun de nous est complice un soir de match ou de confinement. 

Tous complices – Benoit Marchisio – Les Arènes Equinox – 304 pages – 20€ - ***
Lionel Germain 




Pauvre misère


Né en Pologne en 1923 et mort à Paris en 2012, Joseph Bialot a grandi à Belleville, fut déporté à Auschwitz puis grossiste dans le Sentier. Il obtint le Prix du Quai des Orfèvres en 1979 pour Babel-Ville publié par la Série noire.



Dans ce roman très court, artistes sans avenir, terroristes en rupture de bombe, et flambeur imprudent se bousculent d'un chapitre à l'autre pour tenter de faire aboutir plusieurs intrigues. Celles-ci se croisent joyeusement, du moins au début, parce que quand Bialot s'installe dans le "prêt-à-saigner", plus personne ne rigole. Une tendresse particulière nimbe malgré tout Paris, cette ville que de livre en livre Bialot s'attachait à décrire avec une minutie empreinte de nostalgie. 




Le Manteau de Saint-Martin – Joseph Bialot – Série noire Gallimard (février 1985) – 192 pages – environ 4€
Lionel Germain



mercredi 15 septembre 2021

Un écrivain qui vient du froid


Lors d'un voyage d'études, Lilas, jeune ethnographe russo-japonaise, débarque à Sakhaline, et découvre un paysage de cendres contaminé par la guerre nucléaire. Surl'île...

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mardi 14 septembre 2021

La vraie vie





Documentaire sur la violence d'une jeunesse à la dérive, le "roman" de Rachid Santaki part d'un fait-divers monstrueux pour tenter de comprendre qui sont les monstres. Tuer un adolescent après l'avoir torturé et avoir filmé son agonie, c'est avant tout désormais scénariser l'horreur. Comme le dit l'auteur, l'histoire de ces jeunes "n'est plus un problème de quartier, c'est un problème mondial lié au numérique". À discuter.




Laisse pas traîner ton fils – Rachid Santaki – Filatures – 416 pages – 18€ - ***
Lionel Germain




lundi 13 septembre 2021

Edgar en guerre


Moins romantique et glamour que les hommes du "Bureau des Légendes", Edgar est un "Sigma", un des fantômes de la DGSE qui peuplent le service tout aussi fantomatique des Archives. Une tribu introuvable dans l'organigramme administratif et que Cédric Bannel place en situation de rupture avec la règle des commandos du 11ème Choc: "Jamais en France, jamais contre des Français". La guerre des djihadistes a rebattu les cartes et dans ce roman d'aventures mouvementé, Edgar va devoir dénicher sa cible près de la frontière iranienne. En écho avec une actualité tragique, le roman offre une immersion passionnante dans l'Afghanistan d'avant la chute.


L'espion français – Cédric Bannel – Robert Laffont La Bête noire – 528 pages – 19€ - ***
Lionel Germain



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vendredi 10 septembre 2021

L'ombre fédérale

 

Le héros du roman de R.J. Ellory est un agent fédéral, Travis, envoyé à Seneca Falls, une petite ville du Midwest où sous le carrousel d'un cirque ambulant a été découvert le corps étrangement tatoué d'un homme non identifié. On est en 1958 et si Travis croit à la matérialité du monde, il en cherche aussi la substance invisible, l'au-delà d'une "réalité physique de la scène de crime". Mais à défaut de retrouver "l'homme nu" sous les costumes et les postures de cette confrérie circassienne composée de "freaks" énigmatiques, c'est parfois son propre personnage que Travis poursuit et comprend le moins.

Après "Le jour où Kennedy n'est pas mort", l'uchronie grâce à laquelle il revisitait la présidence de John Fitzgerald Kennedy, Ellory remonte aux années troubles de la gouvernance du FBI. Et une fois de plus, il captive par son sens de l'observation, par la vérité de ce héros bardé de blessures secrètes que la narration révèle peu à peu sans négliger le contexte historique: une période encore proche de la guerre pendant laquelle l'obsession complotiste est à son comble.

Le Carnaval des ombres – R.J. Ellory – Traduit de l'anglais par Fabrice Pointeau – Sonatine – 648 pages – 24€ - ***
 
Lionel Germain 



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jeudi 9 septembre 2021

Lire Amanda


L'intrigue se mitonne dans les cuisines familiales d'une bourgeoisie anglaise où la trahison et les non-dits sont la règle. La famille Temple est un modèle du genre: une célébrité intellectuelle, professeur de psychologie, une femme actrice, des mômes aux carrières prometteuses et une belle maison de vacances au Portugal. C'est là que tout le monde atterrit après la mort du père, et c'est là qu'Amanda, la nounou d'en face, se pose des questions sur les secrets du clan. La hauteur de vue du psychologue qui a fait son miel de la théorie du complot a son assise ébranlée par les découvertes de cette visiteuse qui nous réserve à son tour de belles surprises. 


L'Ange déchu – Chris Brookmyre – Traduit de l'anglais par Céline Schwaller – Métailié – 384 pages – 22€ - numérique – 14,99€ - ***
Lionel Germain 



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mercredi 8 septembre 2021

Aux hommes les étoiles



Blish revient au premier plan avec cette intégrale des "Villes nomades", vision du futur d’une ampleur rare qui met cet auteur un peu oublié en bonne place parmi les Asimov, Clarke ou Herbert. De 2012 à 4004, grâce à l’antigravité et à la drogue de longue vie, des villes entières quittent la Terre appauvrie et sillonnent l’espace, émigrants d’un nouvel âge comme les "okies" américains des années 30 auxquels le cycle est implicitement dédié. L’humanité va essaimer dans les étoiles, fécondant des cultures étrangères et jouant son rôle dans le développement de la grande civilisation de la Voie lactée.


Les Villes nomades - Édition intégrale – James Blish - Traduit de l’anglais par Michel Deutsch – Mnémos - 680 pages - 35€ - ***
François Rahier



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mardi 7 septembre 2021

Dans le regard d'Alice


Le rêve n'est sans doute qu'une rupture dans l'enchaînement des routines, une pause pendant laquelle le principe de plaisir cherche à imposer sa loi au réel. Le narrateur de Charly Delwart s'appelle Thomas. À la veille de la quarantaine, ce producteur cède à la pensée magique de l'enfance. Il rêve qu'il est nain dans un monde plus vaste qui apaise sa peur de l'anéantissement. 




Comme un enfant, il fait du rêve un territoire de ce réel que les adultes ont mutilé. Mais ce que le Grand Lézard ne peut réussir dans sa quête d'une mue, c'est coloniser l'imaginaire de sa femme Alice. C'est dans son regard à elle que le lecteur mesure le partage impossible du refus de grandir. Charly Delwart explore avec beaucoup d'humour la contingence de la condition humaine.





Le grand lézard – Charly Delwart – Flammarion – 240 pages – 19€ - ***
Lionel Germain



 

lundi 6 septembre 2021

Arrêt en gare


L'annonce se fait en librairie: Pouy-Villard, Quai n°3, éloignez-vous des étagères. Les deux auteurs se sont souvent renvoyé la balle entre les voies. "Ping-Pong", "Tohu-Bohu", "Zig-Zag", des nouvelles chez Rivages. Marc Villard est le chroniqueur des âmes perdues. Celles qui hantent les trottoirs de Barbès et qu'on peut retrouver en compagnie de Tramson, l'éducateur de rue dans la trilogie publiée en Série noire. Si Villard est reconnu comme un maître de la nouvelle, Pouy n'est pas en reste avec une dizaine de recueils souvent publiés chez de petits éditeurs. De son enfance de fils de cheminot, il a gardé un amour espiègle pour la "vie du rail", l'inscription d'une rêverie ferroviaire qu'il aime faire cousiner avec l'œuvre des écrivains qui nourrissent son propre travail: Spinoza, Wittgenstein, Rimbaud, Gadda, la poétesse Marilyne Desbiolle… Dans "L'homme à l'oreille croquée", à la fin des années 1980, le train déraillait et abandonnait son héros sous le poids d'une catastrophe commentée dans les marges par Allen Ginsberg. 



Et voilà un petit noir, façon novella, à déguster sur le zinc du wagon-bar, le temps d'un Paris-Rennes. Pas l'ombre d'un polar mais la lumière douce d'un soir d'été, l'amour entre un père et sa fille de douze ans, un couple à la Queneau qui vit dans le souvenir d'une mère absente. Lui peint et s'est offert une petite gare désaffectée en Bretagne, elle, ronchonne et apprend à dire non au monde aseptisé qu'on lui promet. 




Mais c'est bien-sûr la mère absente qui ordonne le récit. On peut la trouver volage et soupçonner que l'égoïsme est le moteur de son désir de liberté. C'est surtout un personnage de funambule promené sur le fil d'un appétit de vivre très romanesque. Et c'est d'ailleurs autour d'elle que Marc Villard réveille les vieux démons du roman noir: délinquance, solitude, folie douce, exclusion.
Une petite merveille d'équilibriste qui nous amène à quai avec un sentiment de plénitude. 

La mère noire – JB Pouy et Marc Villard – Série noire Gallimard – 145 pages - 19€ - ***
Lionel Germain



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vendredi 3 septembre 2021

Un homme périphérique


C'est un homme de la campagne, chasseur de père en fils et chômeur parce que trop vieux. Il s'appelle Philippe, sa femme Maud est serveuse dans un restaurant, son fils Lucas est un ado scotché à ses écrans, les potes sont des chasseurs. La ville est un autre monde, celui des gens qui les ont méprisés quand ils ont "mis des gilets jaunes" pour faire "des grillades sur les ronds-points." 



L'imminence du drame coïncide avec l'arrivée de Julien, l'étranger aperçu se baignant nu près de la propriété, et le roman n'est qu'une confession tardive destinée à un de ces habitants de la ville, un étudiant "indifférents aux hommes périphériques." Elsa Marpeau donne au personnage du narrateur le rythme des saisons. On le voit s'épanouir, se rétrécir, se remplir de colère au gré du vent, des tempêtes promises, de la chasse qui meurt avec le dérèglement climatique.




Tout grand roman est un roman noir parce que le réel est une affliction permanente qui s'ignore dans l'innocence de l'aube et bat le rappel des affligés au crépuscule. Et si les fusils ont une âme, elle est noire, comme la couleur du phrasé d'Elsa Marpeau. 

L'âme du fusil – Elsa Marpeau – Gallimard La Noire – 182 pages – 16€ - ****
Lionel Germain



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jeudi 2 septembre 2021

Mémoires et douleurs familiales


Octobre 1944: alors que le second conflit mondial touche à sa fin, des milliers de guérilleros issus des maquis pyrénéens rentrent en Espagne par le Val d’Aran dans une tentative désespérée de restaurer la République. Parmi eux, Mateu Canalis, ancien inspecteur de police. 


L’entreprise tourne vite au désastre. Huit ans auparavant, Mateu avait connu un autre naufrage, personnel et politique, Communiste sincère, amoureux d’une anarchiste victime d’une balle perdue, il s’était transformé peu à peu en serviteur docile d’un État abandonné par les démocraties et devenu l’otage de l’URSS. Témoin et acteur à ce moment-là d’une autre guerre dans la guerre, Mateu trahit ses idéaux, participant à la liquidation des opposants libertaires ou trotskystes dans les sinistres "checas", les prisons staliniennes de Barcelone. 


La guerre perdue, exilé en Ariège, il sombre dans la boisson. Plus tard, il ira chercher une improbable rédemption dans l’aventure sans issue du Val d’Aran. Avec une écriture dense et sans concession, Serge Legrand-Vall suit son personnage d’une guerre à l’autre, des journées révolutionnaires de l’été 1936 à l’errance dans la neige et le vent en 1944, pour tenter de le comprendre, parvenir à le rejoindre, dans ses failles, sa déchéance. 

L’auteur bordelais, qui aime à se définir comme un "espagnol imaginaire", cherche sa vérité dans la fiction: enfant coupé de ses racines, il remet un peu ses pas, à travers cette histoire, dans ceux de l’homme qui pourrait être son grand-père.

Reconquista - Serge Legrand-Vall -  Éditions In8 - 293 pages – 19,90€
François Rahier




mercredi 1 septembre 2021

Rêves de comptoir


Pour commenter le recueil de nouvelles publiées par Yan Lespoux aux éditions Agullo, on pourrait convoquer les grands Américains, tenter d'établir les connexions que ne renierait pas l'auteur, lui-même grand lecteur de cette littérature dite "noire" à laquelle il rend souvent hommage avec Hervé Le Corre. L'écrivain bordelais a d'ailleurs signé la préface, et toute son estime se rassemble en trois mots: "Tiens, un écrivain!"


Nous voici au cœur du Médoc mais jamais seul, jamais abandonné à la contemplation d'un paysage. Il y a les hommes et les femmes, ceux d'ici, et les autres. Des hommes "surnommés": "Fil de fer", la "Hyène" ou "Poil-aux-pattes". Une identité de façade ou de comportement. On y croise la vieille veuve qui pour rien au monde ne confierait son "coin aux champignons", le chasseur malgré lui qui assiste au dépeçage du chevreuil et ne se résout pas après avoir vomi à se reconnaître comme un membre de la meute. 



Il y a ceux d'ici mais il y a les autres, tous les autres, les étrangers: Le Parisien, variante du Bordelais avec un gros 4x4 et des enfants surfers, le Charentais moins méprisé que l'Arabe et à peine plus côté que le Bordelais, l'écolo, un Bordelais en pire, et enfin l'Arabe à la tête de, même s'il est d'ailleurs. Ritualisé dans le soupçon comme le "Portugais" de Madrid qui a la truelle dans le sang ou Ramon, naufragé du Cantabria en 1937, qui est devenu Raymond mais qui chaque année revient à Lacanau guetter le surgissement de l'épave quand les tempêtes sont favorables.
 
Avec "Le premier noyé de la saison", "c'est un peu comme l'ouverture de la cabane à chichis", la baïne attend le personnage récurrent du recueil, le héros négatif indispensable à la définition du territoire et de ses frontières, cet étranger grâce auquel on réassure l'identité du lieu. On essaiera d'oublier le couillon du crû planté dans ses cuissardes "en forme de salopette", dont la baïne s'empare avec une cruauté indifférente à ses origines.

On dit que la misère est plus belle au soleil. Dicton de riches. Marin Ledun, Pascal Dessaint avec son escale landaise, ou Hervé Le Corre nous ont donné à voir et à entendre le côté grinçant du sable aquitain. Yan Lespoux nous parle même d'un "mirage" dans la nouvelle qui porte ce titre. Pour celle qui vit à l'année dans un mobile-home, la belle saison est moins longue que la kyrielle de soirs pluvieux où le RSA vient compléter les maigres revenus de la cueillette des champignons.

A travers cette galerie de personnages pas toujours très sympathiques parce que vrais, le portrait touchant de Jésus, fils de Marie et Joseph, et donc de l'esprit saint "réincarné en guitariste rythmique" un soir de bal. Jésus rêve de s'arracher du marécage grâce à sa voiturette sans permis. Du premier au dernier noyé de la saison, c'est la petite chandelle des faits-divers qui éclaire les matins du comptoir. Sud-Ouest y est le partenaire obligé des conteurs. On y puise la lumière noire des tragédies minuscules, des destins sans avenir happés par le présent, le combat trop inégal entre une voiturette et un poids lourd, par exemple… Et là, soudain, au détour d'une nécro, on se retrouve dans une photo de Félix Arnaudin, "à une époque où les gens étaient bien plus petits", à contempler la tristesse infinie de ces regards assignés à résidence dans les marais. 

Presqu'îles – Yan Lespoux – Préface de Hervé Le Corre – Agullo court – 192 pages – 11,90€ - ****
Lionel Germain