mercredi 15 octobre 2025

Notre père qui étiez flic


Yusuf (Ali Atay), policier quarantenaire à Istanbul, ne supporte pas son divorce, ni que sa femme Feride (Esra Kizildogan)et leur fille vivent désormais avec Trunç (Cem Zeynel Kiliç), un homme d’affaire véreux. Son supérieur hiérarchique, Selahattin (Mehmet Özgür), l’envoie, pour le calmer, passer quelques jours chez son ami Cevdet Bayrakçi (Haluk Bilginer) et sa femme Nermin (Nur Sürer), dans leur maison familiale du "village" au bord de la côte, où ils se sont retirés à la retraite de Cevdet. 

De longues années durant, Cevdet exerça la fonction de surintendant au sein de la police stambouliote, et fut à cette époque, l’instructeur, presque le mentor de Yusuf. Ce séjour cache une mission réelle et délicate, une enquête dissimulée sur la disparition accidentelle et mystérieuse du fils aîné des Bayrakçi, Taner (Serkan Keskin). Celui-ci fut, dans ce "village", le meilleur ami de jeunesse de Yusuf. 

Quels faits évoque-t-on? La voiture de Taner a plongé dans la mer alors qu’il était accompagné d’Emel (Tülin Özen), la femme de son frère cadet Tarik (Okan Yalabik), décédée dans l’accident. Mais le corps de Taner n’était pas dans le véhicule. Depuis lors, Tarik vit avec ses parents, devenant au fil du temps complètement alcoolique, esprit fou sujet à de très sévères phases psychotiques, à des visions, à des hallucinations. 

Après une mise en route un peu lente pour installer le décor, le rythme de la série s’accélère, en dépit d’un certain abus de flash-back tendant à apporter un peu de confusion dans la progression du récit. Cela concédé, l’intérêt dominant de "Masum", outre les lourds secrets cachés et un peu de corruption, réside dans le huis clos de la famille Bayrakçi: ses conflits, ses névroses, le déni protecteur des parents, démunis face à la maladie mentale, l’impuissance des amis et des proches. 

Tous ces personnages, dont les itinéraires se croisent ou s’imbriquent, sont guettés par la folie. Les femmes tiennent un rôle central dans cette Turquie au patriarcat violent, où les univers urbains et modernes, et ceux traditionnels et ruraux s’entrechoquent, dans un puissant et oppressant environnement, social comme géographique.

Yusuf devra en fin de compte enquêter sur un meurtre, et pourra en cela compter sur l’aide de l’intrigante Rüya (Irem Altug), la femme de Taner. Il sera, au bout du suspense constant de ce drame familial, le témoin impuissant d’un dénouement plein de folie furieuse, et aussi d’une ultime révélation.

Masum signifie "innocent" en turc. L’éventail de l’"innocence" apparaît en l’espèce très peu large. A moins que l’interprétation qu’on pourrait en faire soit "pauvre d’esprit"?

Masum (Innocent) – 1 saison, 8 épisodes – Netflix - **** 

Créée par Berkun Oya  

Réalisée par Seren Yüce  

Avec Ali Atay, Haluk Bilginer, Serkan Keskin, Bartu Küçükçaglayan, Tülin Özen, Nur Sürer, Okan Yalabik, Irem Altug, Mehmet Özgür, Cem Zeynel Kiliç, Esra Kizildogan
Alain Barnoud






mardi 14 octobre 2025

Retour à Ithaque


Laurent Gaudé, à sa manière, est un lanceur d’alerte. Partant à la rencontre de ce qui, dans notre monde, est déjà dystopique, ses fictions se nourrissent de la lecture des journaux, les dômes climatiques existent, les chasseurs d’iceberg aussi, et les endroits du monde où des enfants esclaves creusent la terre pour nous procurer de l’énergie sont bien réels. 


La littérature a cette force d’alerter, à travers des histoires, sur ce qui peut advenir. En un sens, tout est vrai dans ce livre. "Ce que nous voyons, est-ce que cela ne nous rend pas coupable? Et tout ce que nous ne faisons pas?" demande l’un des personnages, questionnant notre passivité de nantis face aux malheurs du monde. Zem a choisi de voir. L’ancien policier déchu, après sa traversée des enfers, retrouve sa patrie, comme Ulysse chez Homère. Et son ascension finale du mont Lycabette, à Athènes, là où bruissent peut-être encore les pas des dieux, donne sens à sa quête.



Zem - Laurent Gaudé - Actes Sud - 288 pages - 23 €
François Rahier

(Le 15 octobre 2025 sort au cinéma l’adaptation de "Chien 51" par Cédric Jimenez, avec Gilles Lellouche et Adèle Exarchopoulos, un des films les plus attendus de l’automne; une nouvelle version poche de "Chien 51" est publiée à cette occasion)


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lundi 13 octobre 2025

Faim de vie


Dans son précédent livre, "Il ne se passe jamais rien ici", Olivier Adam avait séduit par la grâce de Fanny, un personnage voué à disparaître. Olivier Adam est un styliste comme on le dirait en haute-couture. Il dessine des personnages taillés sur le réel en préservant la magie du romanesque. 

Dans ce dernier roman, il nous raconte Paul et Sarah d'abord, un duo auquel on ne comprend rien sans l'aura d'un troisième larron, Alex. Pour tisser le destin de ces trois-là, il faut retrouver le fil mystérieux qui les tient ensemble. 




Un secret d'enfance assez terrible pour les unir avant de les séparer. C'est cette reconstruction patiente de leur histoire que le roman choral nous fait partager. Comme il nous fait partager la géographie des assignations et le travail du temps sur nos promesses adolescentes. Une faim de vie qui se nourrit parfois de ténèbres, une mémoire aux failles sensibles.





Et toute la vie devant nous – Olivier Adam – Flammarion – 314 pages – 22€  - ***
Lionel Germain


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mercredi 8 octobre 2025

Les cabossés du sous-sol


A Edimbourg, dans le quartier de Leath Park, une inspection de scène de crime ouvre de façon radicale le premier épisode de la série: au terme d’une fusillade sauvage, le Capitaine Carl Morck (Matthew Goode, "The Crown", "Downtown Abbey", "Stoker") va être gravement blessé, son partenaire (et ami) James Hardy (Jamie Sives) reste handicapé à vie, un jeune policier est tué. 

Carl Morck a été un inspecteur brillant, mais aussi détesté pour son côté asocial et son arrogance, anglais lui-même méprisant les Écossais. Il va être nommé à la tête d’un nouveau service consacré aux homicides et autres crimes graves non élucidés, des "cold cases". 

La création de ce département n’est, pour l’essentiel, qu’un coup de pub destiné à redorer le blason de la police et à calmer la presse. Elle présente également l’avantage de se débarrasser d’un policier pas facile à vivre - voire sociopathe - incapable de jouer collectif, donc encombrant. 

Quasiment dénuée de moyens, logée au sous-sol humide du commissariat d’Edimbourg, dans des locaux sans fenêtres jouxtant lavabos et douches miteux, cette unité baptisée Dpt.Q devra faire ses preuves pour exister réellement. Carl Morck constitue alors son équipe, réduite, outre lui, à un improbable binôme : Akram Salim (Alexej Manvelov), informaticien, taciturne et mystérieux, ex-flic de la police syrienne, et Rose Dickson (Leah Byrne), une analyste redoutable au caractère bien trempé, mais encore sujette à des troubles post-traumatiques. 

Ce trio de cabossés, à la fois imparfait et complémentaire va, avec l’aide constante et efficace du vieux pote Hardy en fauteuil roulant, fonctionner à merveille. Leur première affaire, à défaut de dossiers brûlants, sera l’affaire Merritt Lingard (Chloe Pirrie). Jeune procureure ambitieuse et brillante, elle a subitement disparu sans laisser de trace depuis quatre ans: suicide, disparition volontaire? Glaciale et déterminée, elle devait compter avec des ennemis puissants, des confrères ambigus et un passé familial douloureux. Après une enquête bâclée restée sans réponse, l’affaire est classée mais l’énigme "Merritt Lingard est-elle toujours en vie?" demeure entière ou presque, car (et sans divulgâcher) Meritt est toujours vivante, quelque part. 

Moments majeurs de la série, la disparition et la recherche de Merritt nous font vivre la quête sinueuse de Carl, parsemée de rebondissements anxiogènes et de cliffhangers. Le "capitaine Carl" va user tout au long de son enquête de méthodes pas forcément orthodoxes, guère appréciées par des supérieurs peu enclins aux égards. 

Mais la mission sera accomplie. Mission au début de laquelle, caustique, sarcastique et désabusé, il avait déclaré qu’"il ferait le minimum sans état d’âme". 

Série transposée du Danemark en Écosse, et plongeant ses racines dans Edimbourg, ses bâtiments gothiques et son crachin, "Les dossiers oubliés" sont une nouvelle adaptation de "Miséricorde", l’opus 1 des Enquêtes du Département V, dix polars danois de Jussi Alder-Olsen. Cette première enquête "façon  nordique" du Dpt.Q, complexe, retorse mais toujours captivante, en préfigure sans doute d’autres sous la houlette du talentueux Scott Frank , auteur et réalisateur du "Jeu de la dame", de "Godless", de "Mister Spade" et scénariste de "Minority Report". On pourra aimer ou non le personnage de Carl Morck, flic hanté à l’ironie sèche, mais l’intrigue nous happe, la tension psychologique s’exacerbe, le suspense ne se relâche pas. On attend donc avec impatience un nouveau "cold case".

Les dossiers oubliés-Dpt.Q – 1 saison, 9 épisodes – Netflix - **** 

Créée par Scott Frank, Chandni Lakhani, Stephen Greenhorn, Colette Kane

Réalisée par Scott Frank, Elisa Amoruso

Avec Matthew Goode, Jamie Sives, Alexej Manvelov, Leah Byrne, Chloe Pirrie, Kelly Macdonald, Mark Bonnar
Alain Barnoud






lundi 6 octobre 2025

Salaire de la peur


Will a eu peur un jour où il n'aurait pas dû flancher. Avec pour conséquences un drame à la source de tous les reproches qui le hantent. Désormais adjoint au shérif d'une petite ville de Virginie dans laquelle il a grandi, il va devoir enquêter sur la mort de Tom, son ami d'enfance. Et pour éviter l'inculpation d'un innocent, il pourra compter sur l'aide d'une détective privée afro-américaine. 



Premier roman d'un écrivain dont la puissance excelle à faire surgir une Amérique rurale où les communautés se retranchent derrière leurs préjugés, "Nulle part où revenir" a été salué par l'auteur afro-américain S.A Cosby. Mais dans sa description des territoires perdus, et au-delà du portrait saisissant des exclus et des déclassés (Noirs et Blancs à égalité de malheur), il interroge aussi cette relation singulière au courage qui un jour peut changer le destin d'un homme.


Nulle part où revenir – Henry Wise – Traduit de l'américain par Julie Sibony – Sonatine – 400 pages – 23€ - ****
Lionel Germain


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mercredi 1 octobre 2025

"Un homme sans ennemi n’est pas un homme"


Loin de son Missouri natal qu’il a quitté sans donner de nouvelles, Jake Adelstein (Ansel Elgort) s’expatrie à 21 ans à Tokyo pour apprendre la langue et l’histoire du pays. Au terme de trois années à étudier dur, il réussit le concours d’entrée comme journaliste du plus grand quotidien japonais à 15 millions d’exemplaires, le "Yomiuri Shimbun". 

Dans ce Japon des années 90, commence pour Jake, premier et seul étranger de la rédaction, affecté au service Police-Justice, une plongée dans la vie d’un journal exigeant, dont il faut comprendre le fonctionnement et respecter la hiérarchie et les codes. Pas question sinon d'être accepté par les collègues et surtout par les supérieurs autoritaires, sexistes et racistes. 

Son ambition, lui le "gaijin" (nom péjoratif donné aux Blancs), juif de surcroît, le pousse, au-delà du traitement des faits divers quotidiens, à s’intéresser et à découvrir l’univers des yakuzas - la mafia japonaise. Il en devient l'interlocuteur, tout en collaborant avec la police. 

Michael Mann "officie" en virtuose pour le premier épisode. Au début, lors d’un rendez-vous, Jake y est menacé de mort (ainsi que ses proches, Américains ou Japonais) par Akira (Tomohisa Yamashita), chef d’un puissant clan yakuza. Le réalisateur nous entraîne alors de façon saisissante dans les vrais bas-fonds de Tokyo, avec une approche quasi-documentaire du Japon criminel des années 90. 

En duo avec l’inspecteur Hiroto Katagiri (Ken Watanabe), vieux policier faisant figure de mentor, Jake se convertit en reporter d’investigation criminelle pour couvrir le trafic d’êtres humains lié au monde des yakuzas. Au hasard de sa quête, il va croiser la route et le destin de Samantha Porter (Rachel Keller), escort et animatrice dans un bar à hôtesses, d’Akiro Sato (Shô Kasamatsu), indéchiffrable yakuza déçu par son mode de vie et en conflit interne avec l’organisation, et de Polina (Ella Rumpf), immigrée française au bout de ses illusions. 

Un peu romancée et adaptée en 2022 par Michael Mann et J.T. Rogers, "Tokyo Vice" est l’histoire vraie qui porte le nom du journaliste Jake Adelstein, auteur du livre-enquête "Tokyo Vice, un journaliste américain sur le terrain de la police japonaise".

Oscillant à l’occasion entre réel et imaginaire (certains personnages ont été inventés), la série relève de l’enquête journalistique méticuleusement sourcée, révélatrice d’un monde inquiétant de malfrats, de policiers intègres ou corrompus, de journalistes aux ordres qui s’auto-censurent, redoutant le poids des traditions et envahis par la peur permanente de remettre en question d’immuables usages séculaires. Au Japon, il y a une règle d’or: il n’existe pas de meurtres.

Tokyo Vice – 2 saison, 18 épisodes – Canal+ - **** 

Créée par J.T. Rogers et Michael Mann

Réalisée par Michael Mann, Josef Wladyka, Hikari, Adam Stein, Alan Poul

Avec Ansel Elgort, Ken Watanabe, Rachel Keller, Shô Kasamatsu, Ella Rumpf, Tomohisa Yamashita, Rinko Kikuchi, Shun Sugata, Takaki Uda, Kosuke Tanaka

Alain Barnoud