mercredi 9 juillet 2025

L’opéra baroque de Jack Vance

 
Nos contemporains raffolent du baroque. Les grands découvreurs des temps modernes, substituant le pli et l’infinie mouvance des choses aux abstractions des philosophes, savaient déjà que l’univers était profondément baroque, shakespearien même… Jack Vance (1916-2013) aussi. 

Cet ancien marin est le plus parfait conteur qu'ait produit la SF, un peu l'égal de Stevenson ou d'Alexandre Dumas. Sa fiction très personnelle a engendré des univers à la mesure des outrances humaines. Plus préoccupé par le dire et le faire que par le savoir qu’il traite parfois légèrement, Jack Vance est un peu un ethnographe du futur.



Auteur abondamment traduit, ou réédité, en France, il n’a pas la notoriété d’un Herbert ou d’un Asimov. La coupe transversale qu’il opère dans un univers très conventionnel de space opera, figé dans le post-moyen âge d’une ère vaguement renaissante, le dédain affiché pour la technologie, sa préférence enfin pour les récits picaresques où le tragique côtoie le grotesque et la farce, l’ont mis à l’abri des tentations messianiques ou des conjectures parascientifiques. 


Durdane, mise en scène dans ces "chroniques" à la traduction soigneusement révisée, et qui regroupent trois romans publiés séparément à l’origine, "L’Homme sans Visage", "Les Paladins de la liberté" et "Asutra!", est une de ces planètes qu’affectionne Vance, un monde où coexistent de nombreux groupes humains organisés en structures sociales souvent bien opposées: au pays Shant par exemple, une communauté gouvernée par l’Anome, un tyran dont personne n’a jamais vu la face, la paix règne sur fond de terreur quotidienne: chaque individu est contrôlé par le torque explosif qu’il doit porter autour du cou dès son adolescence. 

Un jeune aventurier, fils d’une prostituée et d’un musicien errant, va chercher à percer le secret de l’Homme sans Visage. Le livre est accompagné d’une bibliographie exhaustive de plus de 35 pages due à Alain Sprauel; cette édition s’inscrit dans le cadre du projet VIE (Vance Integral Edition) initié par la famille de l’auteur: 44 volumes amenés à être progressivement traduits en français. 

Vance: une leçon de tolérance, amère et souriante, contée avec ce qu’il faut de bruit et de fureur, un positionnement atypique aussi, si on le compare à celui de sa grande contemporaine Ursula Le Guin, elle aussi créatrice d’univers de fantaisie, écoféministe plutôt classée à gauche. 

Mais le libertarianisme dont se réclame Vance, refusant à l'état le monopole de la violence, qui est l'autoroute pour le fascisme, et revendiquant pour chacun le droit de se battre pour défendre sa liberté d'agir, pour ambigu qu’il soit, diffère beaucoup de celui qui s’affiche en diatribes tonitruantes en ce moment aux États-Unis. 

Crédit @VIE



Et de toutes façons Vance, comme le  souligne dans sa postface son ami  Russell Letson, aimait à dire "qu’il  racontait simplement une histoire et  imaginait des lieux […] sans se  préoccuper de transmettre des  messages. […] Il nierait avoir eu des   idées si saugrenues, avant d’aller   jouer de son banjo".





Les Chroniques de Durdane, l’intégrale – Jack Vance - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Dusoulier et Arlette Rosenblum – Éditions du Bélial’ - 573 pages – 26,90€ 
François Rahier



mardi 8 juillet 2025

Question de confiance


Qui pour succéder à J. Paul Getty (Donald Sutherland), patriarche milliardaire à la tête de la Getty Oil Company, l’un des hommes voire l’homme le plus riche du monde? En ce début des années 70, claquemuré dans la campagne anglaise à Sutton Place, immense manoir au luxe froid ayant appartenu aux Tudors, il vit avec un harem de quatre femmes se ressemblant étrangement, et avec un lion domestique. 

Mégalomane au point de se prendre pour l’empereur Hadrien, il va devoir, à la suite du suicide à Hollywood de son fils aîné George (Filippo Valle), faire le choix d’un nouveau successeur. Considérant ses autres fils – John Paul Jr. en tête (Michael Esper) – comme des bons à rien, il jette son dévolu sur son petit-fils John Paul III (Harris Dickinson), adolescent de 16 ans libre et cultivé, attiré par les arts. Mais aussi déscolarisé, menant à Rome la vie insouciante des héritiers fortunés, "golden hippie" sexe & drogue. 

L‘histoire (vraie) de son enlèvement par la mafia calabraise et la demande par cette dernière d’une rançon de 17 millions de dollars – pour une dette de jeu de 6000 dollars – avait de longs mois durant été à la une de l’information dans le monde entier, et avait aussi déjà fait l’objet d’un film de Ridley Scott, "Tout l’argent du monde". Le grand-père, intransigeant, aigri et dénué de compassion, refuse tout d’abord de payer la somme exorbitante exigée, puis fait une contre-offre de 600 dollars, plus les frais. 

Gail Getty (Hilary Swank), la mère désargentée du jeune otage, sera la seule à négocier pied à pied avec les ravisseurs, en s’alliant avec un ancien agent de la CIA, James Fletcher Chace (Brendan Fraser). Tractations emberlificotées, inhumanité et avarice vont jalonner le calvaire enduré par le jeune Getty, dont les kidnappeurs ne parviennent pas à comprendre pourquoi personne ne semble vouloir le récupérer. 

Co-réalisateur de la série, Danny Boyle – auquel on doit notamment "Trainspotting" (1996), "Slumdog Millionaire" (2008) ou "Yesterday" (2019) - peut sembler parfois osciller entre "soap" façon Dallas et "true crime", mais marque nettement son intention de restaurer une certaine vérité historique pour faire oublier la version filmique sans beaucoup d’aspérités de Ridley Scott. Il avertit en outre que, pour les besoins de la fiction, dans cette série inspirée de faits réels, dialogues et éléments de narration ont été imaginés pour mieux, à eux tous, allier réalisme et imaginaire. 

Réaliste d’ailleurs - et impressionnant - est le jeu d’acteur d’un Donald Sutherland exceptionnellement détestable dans l’incarnation de ce John Paul Getty sadique, égoïste et réactionnaire. Patriarche qui détonne au sein d’un monde en pleine mutation, avec sa musique pop-rock-psychédélique des années 70, portant et imprégnant tout le récit, au son des Rolling Stones, David Bowie, Uriah Heep, John Kongos, Curved Air, Timmy Thomas, Adriano Celentano et, bien sûr, en point d’orgue, les Pink Floyd dont l’un des titres cultes, "Money", fait l’ouverture de Trust.

Trust (1 saison, 10 épisodes de 42 minutes) – **** - Disney +, Apple TV VOD, Orange VOD

Créée par Simon Beaufoy - Scénaristes: Simon Beaufoy, Brian Fillis, Alice Nutter, John Jackson, Harriet Braun

Réalisée par: Danny Boyle, Jonathan van Tulleken, Dawn Shadforth, Susanna White, Emanuele Crialese

Avec : Donald Sutherland, Harris Dickinson, Hilary Swank, Luca Marinelli, Anna Chancellor, Brendan Fraser, Silas Carson, Michael Esper
Alain Barnoud




lundi 7 juillet 2025

Mémoire épidermique


Dans "Le Tatoué", impérissable chef d'œuvre des années 60 pour le scénario duquel se sont éreintés Alphonse Boudard et Pascal Jardin, Gabin se trimballait avec un Modigliani dans le dos et Louis de Funés était prêt à se ruiner pour le récupérer. La fiction qui prétend nous surprendre en scénarisant l'impossible s'efface pourtant devant les extravagances du réel. Et le "roman" de Lionel Destremau illustre ce vertige qui nous ferait douter de tout. 




Pour atteindre ce lieu documenté des années trente où un vrai médecin légiste a procédé à la reliure en peau humaine d'un livre sur le criminel Louis Rambert, l'auteur s'autorise l'invention en 2024 d'un jeune officier de police qui va mener l'enquête à la fois sur ses origines et sur cette étrange passion pour les tatouages.




D'autres incartades avec la réalité vont permettre au patchwork littéraire de reconstituer le destin tragique des deux criminels, Louis Rambert et Gustave Mailly. Les deux ont été condamnés à la peine de mort par les Assises du Rhône pour avoir assassiné à coups de marteau un retraité et sa tante dans une maison d'Écully. De 1930 à 1931, ils avaient déjà commis une vingtaine de cambriolages. L'un était chauffeur, l'autre chiffonnier, et Lionel Destremau repousse le curseur du calendrier pour raconter leur parcours. 

Le début du Vingtième Siècle, les errances, les fréquentations et les trajectoires qu'on pressent destinées au malheur, tout se lit selon un procédé qu'affectionnait Dos Passos, coupures de presses et bulletins de situation qui nous donnent aussi bien des nouvelles du mauvais temps que du mauvais karma des deux compères. 

Le roman explore le passé en multipliant les angles pour mieux sourcer cette récurrence du crime, pour échapper peut-être à la tyrannie des interprétations, pour laisser surgir enfin une vision du monde qui appartienne en partie au lecteur.  

Un Crime dans la peau - Lionel Destremau – La Manufacture de livres – 304 pages – 19,90€ - ***
Lionel Germain



mercredi 2 juillet 2025

Cafardnaüm


Cafard! (ou mouchard) c’est la traduction de Manayek, mot hébreu – et argotique – titre de la série. C’est le surnom dont a hérité Izzy Bachar (Shalom Assayag), vétéran de la D.E.I.P. (Département des Enquêtes Internes de la Police, "la police des polices"), après avoir dénoncé des violences policières. Enquêteur chevronné et intègre, il va apprendre, à la veille de sa retraite, que son meilleur ami Barak Harel (Amos Tamam) est soupçonné de corruption. 

Cet ancien partenaire qu’il a formé est un officier charismatique de haut rang et se trouve à la tête du plus gros poste de police du pays. La mauvaise nouvelle tombe à l’occasion du pot de départ à la retraite de Dudu Eini (Sasi Samucha), directeur de la police, troisième membre de ce trio lié par une amitié indéfectible depuis leur entrée dans les forces de l’ordre. 

Souhaitant aider son ami à se tirer de cette mauvaise passe, Izzy accepte de participer à l’enquête. Les révélations qu’il obtient vont dévoiler non pas de simples magouilles mais l’existence d’un réseau tentaculaire lié à l’un des plus grands syndicats du crime de Tel Aviv. 

C’est à ce moment-là que sa vie va  basculer. Avec l’aide de Tal Ben Harush (Liraz Chamami), jeune enquêtrice de la brigade anti-gang animée d’une volonté tenace de découvrir la vérité, il engage une chasse acharnée contre Barak devenu son plus féroce ennemi. Ils devront faire face à un système qui malgré des preuves irréfutables se protège par tous les moyens (à l’image de Dudu) pour clore l’enquête.
 
Izzy parviendra-t-il à se préserver dans ce combat entre policiers intègres et policiers ripoux? C’est incontestablement un des axes majeurs de Manayek. Avec en toile de fond une société israélienne minée par la corruption et la défiance, la série nous immerge dans un univers nauséabond, au cœur des liens opaques entre police, justice et organisations mafieuses. 

On doit au scénariste Roy Iddan la série pleine de suspense "Téhéran" et au réalisateur Alon Zingman la série (comédie) "Les Shtisel: une famille à Jérusalem", tous deux ayant pris l’option de changer pour le genre "bad cops". Manayek, en ce sens, fait immanquablement penser à "The Shield", série culte américaine avec ses policiers violents, véreux et racistes. Mais aussi, du fait de sa narration adroite, de son rythme et de sa tension psychologique, aux grands classiques du polar ("Le Samouraï" de Jean-Pierre Melville, par exemple). 

Au cours de son enquête (de sa quête?) Izzy, héros incorruptible, va découvrir que son monde n’était pas celui qu’il croyait être, dans un État de droit à géométrie variable, une société écartelée entre loyauté, trahison et devoir. Un monde de violences et de mensonges, à explorer absolument.

Manayek – Trahison dans la police (3 saisons, 30 épisodes de 45 minutes) – Arte.TV ****

Créée par Roy Iddan et Yoav Gross

Réalisée par Alon Zingman

Avec: Shalom Assayag, Amos Taman, Liraz Chamami, Doron Ben David, Mouna Hawa, Diana Golbi, Sasi Samucha, Maya Dagan, Ofer Hayoun
Alain Barnoud


Voir la bande-annonce sur Arte






mardi 1 juillet 2025

L'Aube des super-héros


Romans, nouvelles, scénarios de BD, pendant 50 ans Edmond Hamilton (1904-1977) a œuvré pour la science-fiction, aux côtés de son épouse Leigh Brackett – qui travailla elle-même sur "Star Wars". Des origines à nos jours le space opera lui doit beaucoup, les super héros des comics également. Sous la houlette de deux bordelais, Francis Valéry et Laurent Queyssi, la revue Bifrost avait publié il y a quelques années un passionnant dossier ("Edmond Hamilton, le roi des étoiles", n° 90, avril 2018, toujours disponible), une utile piqûre de rappel pour ceux qui ignorent encore que la SF a une histoire.

Patrimoine immatériel de la culture populaire, les "pulps" ont leur collection chez le même éditeur. Ces fascicules aux couvertures criardes ont été à l’origine du space opera, et ont marqué de leur empreinte des blockbusters comme "Star Wars". Le héros-phare de cette nouvelle série est plus connu chez nous à travers son adaptation en dessin animé : "Capitaine Flam, à la rescousse!" (Toei Animation, 1978). Hamilton en écrivit la plupart des épisodes, entre 1940 et 1945, sur une idée de Mort Weisinger, futur responsable de DC Comics. 



Responsable éditorial de cette collection et traducteur déjà de sept volumes de la série, Pierre-Paul Durastanti la présente ainsi: "PULPS est un espace voué à l’Aventure. Une collection, si l’on veut, ou un label, mais plus sûrement un état d’esprit. Ce qui préside ici, c’est la science-fiction sur grand écran. Il s’agit de distraire sans se prendre au sérieux. Le sentiment est à l’émerveillement" – ce fameux "sense of wonder" de la littérature d’anticipation.



L’auteur se joue avec brio de ce que d’aucuns appelleront les poncifs du genre: mondes interdits, extra-terrestres pas toujours amènes et embrouilles en tous genres dans l’espace. Ici, autour de Curt Newton, le "Capitaine Futur", qui a tous les attributs d’un super-héros – y compris le récit des origines – on trouve un robot, un androïde, un cerveau en bocal et une belle jeune femme échappant aux clichés de l’époque. 

L’opéra de l’espace, si bien nommé, fonctionne comme les grandes machines romantiques de Hugo ou Verdi: portés par la musique ou le rythme, nous sommes moins sensibles aux invraisemblances ou aux stéréotypes. Et du rythme, il en a, ce bougre d’Hamilton!

Capitaine Futur/Le Magicien de Mars - Edmond Hamilton - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre-Paul Durastanti. - Pulps/Le Bélial’ - 188 pages - 18.90 € (7 volumes parus)
François Rahier