vendredi 30 septembre 2022

Quand la ville dort


Nos années vingt nous rapprochent de celles du siècle dernier. À ceux qui espéraient une insouciance tranquille sous la lumière artificielle de la société d'abondance, la jeune génération du roman noir répond en s'inscrivant dans la lignée sombre et parfois dépressive des pionniers américains. 



Thomas Sands appartient à cette mouvance d'auteurs qui naviguent du polar apocalyptique à l'exploration des zones d'ombre de notre histoire. Son écriture d'une puissance descriptive impressionnante est ici au service d'un personnage de flic embarqué dans la noirceur opaque d'une scène de crime, une jeune fille assassinée. Ce qu'on a mille fois lu nous bouleverse encore par la grâce du regard de cet enquêteur, fils abimé à jamais par la violence muette d'un père arabe.



Le mépris de soi du vieil Algérien le pousse à refuser sa langue, à l'interdire à son propre fils, et comme ces feux de tourbe, à nous rappeler que la haine peut ressurgir quelques années après les brûlures de la guerre. 

Thomas Sands perfuse son récit d'une colère héritée de la douleur et du silence. Premier joyau noir de cette rentrée.

Je suis le fils de ma peine – Thomas Sands – Les Arènes Equinox -  304 pages – 19€ - *** 
Lionel Germain



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jeudi 29 septembre 2022

A visages découverts




Ce qui est en trompe-l'œil dans ce roman, ce n'est pas seulement la paréidolie qui réinvente des visages sur des objets, mais l'environnement social et affectif de la jeune victime. À Copenhague, Lukas, l'écolier disparu, s'intéressait à cette "paréidolie", et aux yeux des enquêteurs, cette disparition semble incompréhensible. Son père est un de ces médecins humanitaires dont on vante le charisme et l'empathie.




Anne Mette, primée au Danemark en 2017, associe un flic et une journaliste pour percer le secret de ces personnages en trompe-l'œil. Du bon polar nordique.

Trompe-l'œil – Anne Mette Hancock – Traduit du danois par Caroline Berg – Albin Michel – 378 pages – 21,90€ - *** 
Lionel Germain




mercredi 28 septembre 2022

Le souffleur de rêves


Auteur d’une vingtaine de romans et de plus de cinquante nouvelles, Richard Canal est un auteur discret, éloigné des modes. Son profil de chercheur en mathématiques ne l’a pas amené sur les chemins d’une science-fiction pure et dure à l’écriture bardée de néologismes à la façon des cyberpunks. Et d’ailleurs, dans ses nouvelles particulièrement, la science cède souvent le pas à la fiction.



Plusieurs fois primée, elles font ici pour la première fois l’objet d’un recueil: douze histoires, parfois intimistes, qui explorent les sentiers de la désolation d’un monde cassé que l’écriture cherche à raccommoder. Ce qui frappe d’abord c’est l’empathie de l’écrivain pour toutes les enfances, enfances meurtries, abusées, la vieillesse aussi, ce qu’il appelle l’humanité bouleversée. 





L’Afrique, où il a longtemps séjourné, teinte en filigrane ce recueil, l’Afrique spoliée, violentée, et, de manière subliminale, une autre Afrique,  rêvée, celle qui demeure le sésame ultime de la vieille dame du "Ticket jaune", ou du chanteur Bob Marley, dont la nouvelle-titre raconte les derniers jours.

Bunker Hill - Richard Canal - Préface de Noé Gaillard - Rivière Blanche/Black Coat Press - 264 pages - 20€ - ****
François Rahier



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mardi 27 septembre 2022

A qui se fier?




Le thriller est particulièrement friand depuis Mary Higgins Clark et Harlan Coben de ces personnages auxquels on donnerait le Bon Dieu sans confession et qui cuisinent leur séduction dans les dépendances de l'enfer. Julien Messemackers, scénariste confirmé, joue sa partition avec Margaux Novak, une femme dont la tranquillité conjugale est brusquement menacée par une enquête de police sur la véritable identité de son mari. L'homme est un modèle du genre mais la collection dans laquelle se publie le roman nous interdit de croire au succès des bons sentiments.   



Le poison du doute – Julien Messemackers – Pocket – 408 pages – 7,95€ - *** 
Lionel Germain




lundi 26 septembre 2022

Journaliste "militant"




On retrouve dans "Est-Ouest" le reporter infatigable et toujours en mouvement de Dan Franck et Vautrin. Vautrin n'est plus là mais Dan Franck ranime la flamme du roman d'aventures en nous permettant d'accompagner Boro en Argentine sur les traces de Mengele. On est en 1960 et en août de l'année suivante, les Soviétiques érigent le mur de Berlin. Boro va aider les premiers candidats à l'exil à rejoindre l'Ouest après avoir également secouru les porteurs de valises du FLN.  



Prêt à l'action clandestine devant le refus des journaux de publier ses photos, et engagé dans toutes les révoltes populaires du Vingtième Siècle, Boro est un "militant" qui porte les colères de Frank et Vautrin. 

Boro, Est-Ouest – Franck et Vautrin – Fayard Grasset – 448 pages – 22€ - *** 
Lionel Germain




vendredi 23 septembre 2022

La vie rêvée



C'est parfois un rêve d'écrivain, une célébrité planétaire qui vous ouvre la porte des palaces. Pour Randall Hamilton, le rêve n'est qu'un cauchemar dont il ne comprend pas l'origine. Depuis sa chambre d'hôtel de Cape Cod, il s'interroge sur lui-même, doutant d'avoir écrit les 40 romans de sa bibliographie. Parallèlement au portrait d'un autre écrivain, raté celui-là, Valentin Musso nous plonge dans l'incertitude la plus totale sur ce mystère. Et rien ne s'éclaircit qu'au terme d'un insupportable suspense de plus de trois cents pages. Dans la famille Musso, demandez le frère.


L'Homme du Grand Hôtel – Valentin Musso – Seuil – 366 pages – 19,90€ - ***  
Lionel Germain



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jeudi 22 septembre 2022

La chasse à la Joconde


Peter May remet en scène son détective écossais basé à Cahors. Enzo Mac Leod est un coriace qui déjoue souvent les enquêtes officielles de la police hexagonale. 



On l'avait croisé pour la dernière fois dans "Un alibi en béton" où il cherchait encore à démentir les soupçons de la criminelle après la découverte du corps d'une jeune fille disparue depuis plusieurs années. Aujourd'hui, c'est le squelette d'un officier de la Luftwaffe qui refait surface. Mais très vite, le meurtre d'un marchand d'art oriente les pistes vers la période de l'occupation. L'évacuation de la Joconde met en évidence la rivalité féroce entre Göring et Hitler pour s'approprier les trésors du Louvre.



La gardienne de Mona Lisa – Peter May – Traduit de l'anglais par Ariane Bataille – Le Rouergue – 432 pages – 23€ - ***
Lionel Germain




mercredi 21 septembre 2022

Inquiétante étrangeté


2086: un artefact d’origine extra-terrestre pénètre notre système solaire. Le premier contact, un thème rebattu du space opera, est traité ici d’une manière originale. Humains modifiés aux personnalités multiples, mi-hommes mi-machines, jusqu’au capitaine – homo vampiris recréé génétiquement, un étrange équipage embarque pour l’inconnu. Partis à la rencontre des aliens, ces hommes ont changé au point que nous ne les reconnaîtrions plus. Mais, qui est l’autre? Biologiste de formation, l’auteur propose en notes un jeu de vraies-fausses pistes pour prolonger la lecture. Cette réédition est accompagnée d’une nouvelle inédite.


Vision aveugle - Peter Watts - Traduit de l’anglais (Canada) par Gilles Goulet - Le Bélial’ - 444 pages – 22,90€ - ***
François Rahier





mardi 20 septembre 2022

Flambée




Pour la flambée, il manque une étincelle à chaque chapitre de ce roman découpé comme une succession de nouvelles dont certaines ouvrent une porte à des personnages de la précédente. Mais la flambée couve dans l'âme ou dans les replis d'une chair maudite. Ils se sont donné rendez-vous sur le parking d'une station-service, destins cabossés ou fée carabosse, cadavre dans le coffre d'un Hummer, cheval en fin de course, vieille dame orchestrant son dernier voyage. Adeline Dieudonné a vendu sa plume au diable et l'enfer est soudain pavé d'incandescence.



Kérozène – Adeline Dieudonné – Proche – 206 pages – 7,90€ - **** 
Lionel Germain




lundi 19 septembre 2022

Esprit de corps


La légende du "bodyguard" nous ramène aux sunlights hollywoodiens sous lesquels semblent danser Kevin Costner et la troublante Whitney Houston. À l'opposé de cette lumière artificielle, Thierry Brun invite au partage de l'ombre qui enserre le personnage de son dernier roman. Béatrice, nom de code "Épaulard", est garde-du-corps mais "elle n'a aucun super pouvoir. La survie ne se doit qu'au travail d'équipe.




C'est parce qu'elle manque à ses propres règles qu'elle se retrouve traversée de part en part au cours d'une mission en solitaire. Thierry Brun nous raconte deux histoires. Celle d'une descente aux enfers, et la reconstruction dans un petit village du centre de la France où la compagnie d'un prêtre énigmatique va jouer un rôle déterminant.
Un très beau roman sur l'extrême solitude et les forces de l'esprit.




Épaulard – Thierry Brun – Jigal – 280 pages – 18,50€ - *** 
Lionel Germain





vendredi 16 septembre 2022

A gauche (toute) sur la plage


Deux romans au Rouergue, "Cognac Blues" et "Ainsi débute la chasse" donnent la tonalité dans laquelle veut s'inscrire David Patsouris, journaliste à Sud-Ouest,  amoureux des vagues et des sensations qu'elles vous procurent sur une planche. Un mélange de candeur littéraire et de défi aux lois du genre, celles du polar en l'occurrence. 



Avec "Poulou est innocent", son dernier roman publié au Cairn, il place le curseur encore plus loin dans l'irrespect des bonnes manières. En 1928, Van Dine publiait dans l'American Magazine les 20 règles auxquelles devait se soumettre le prétendant au titre d'auteur de romans policiers: pas d'intrigue amoureuse, un seul détective, un coupable qu'on a fréquenté dès les premières pages et quantité de prescriptions que le roman noir n'a eu de cesse de transgresser. 




Mais le roman noir a produit ses propres contraintes dont David Patsouris s'affranchit allègrement lui aussi. Avec même une joie féroce que le lecteur averti appréciera s'il renonce à une "vision policière" de l'intrigue, comme dirait Didier Daeninckx.

Poulou, traqué par la belle Alex, est un surfeur bavard et qui "veut rester de gauche" dans un monde où tous les virages mènent à droite. Travailleur précaire par choix, créateur du journal "Le Gauchiste envasé", dernier "révolutionnaire" de cette côte charentaise, il est le coupable idéal quand on découvre le directeur de cabinet du maire assassiné.

L'enquête à charge et au pas de charge de la gendarmerie offre à Poulou l'occasion d'une plaidoirie pleurnicharde et hilarante sur le "fascisme rampant" de la société française. Mais c'est pourtant grâce à un gendarme lucide, hostile et maussade que le portrait en contre-champ de cet anti-héros nous ramène au réel. Au-delà du "Que faire" léniniste, surgit le "Qui suis-je" incertain du surfeur. Son innocence lui réserve un face à face surprenant avec le coupable du dernier chapitre. Et maudites soient les règles. 

Poulou est innocent – David Patsouris – Cairn – 248 pages – 10,50€ - ***
Lionel Germain 



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jeudi 15 septembre 2022

L'ordinaire du crime


Septembre 2001,ça sonne comme un faire-part de deuil. Simon, étudiant en cinéma qui rêve de réaliser des films d’horreur, assiste désemparé à cet effondrement partiel du monde occidental. À Poitiers, le jeune homme pense échapper à la torpeur en intégrant la rédaction du journal comme vacataire. Cornaqué par un vieux fait-diversier, il commente l’agenda d’une petite ville où les notables et les élus ne sont pas sans influence sur la ligne éditoriale. 



Jusqu’à ces disparitions mystérieuses de jeunes gens qui attisent les rumeurs les plus folles en l’absence de réponses policières. Onze ans plus tard, Simon est vraiment journaliste dans l’Est de la France. Trente-deux ans, assommé par une vie routinière, célibataire et déjà victime d’un plan social. 7 janvier 2015, c’est aussi le jour où l’effondrement se propage à un autre édifice symbolique, la rédaction de Charlie-Hebdo. 




Dans le sillage de ce crime contre la liberté de la presse, Simon est aussi le témoin impuissant du changement radical de la profession. La chasse au scoop est devenue la “chasse aux clics”. De retour à Poitiers, il est désormais le titulaire officiel de la rubrique des faits-divers dans le journal de ses piges étudiantes. L’occasion pour lui de renouer avec les questions sans réponses de sa jeunesse.

Thibaut Solano travaille d’après “une histoire vraie”. Journaliste, il a déjà publié le récit de ses enquêtes autour de la disparition de jeunes filles à Perpignan, sur la genèse de “L’Affaire Grégory” également. 

Avec “Les Noyés du Clain”, il nous présente un personnage de “fouineur” complexe. Insomniaque, solitaire et obsessionnel, le jeune Simon Magny n’hésite pas à fréquenter les squatts et les bars de nuit pour approcher une vérité sordide. Les faits-divers offrent rarement les premiers rôles aux assassins surdoués du roman victorien. C’est l’écume grise de notre humanité qui charrie l’ordinaire du crime.

Les Noyés du Clain – Thibaut Solano – Pocket – 448 pages – 7,95€ - ***
Lionel Germain




mercredi 14 septembre 2022

Géopolitique du futur



Que reste-t-il de cet appel à projet du Ministère des Armées et de l’Université de Paris, pour lequel auteurs de polar, SF, BD (Genefort, DOA, Schuiten, etc.), s’étaient attelés à l’écriture de scénarios géostratégiques? L’idée d’une nation pirate née du changement climatique au moment où à Kourou se met en place l’ascenseur spatial, demeure riche d’implications; mais un autre scénario, qui tient plus du gaming, joue sur les concepts d’hyperforteresse et d’armes hypervéloces, et là nous sommes au cœur de l’actualité. 



Hier encore, l’initiative suscitait des réserves au sein de la communauté SF, mais aujourd’hui la guerre en Ukraine rebat les cartes.

Red Team: Ces guerres qui nous attendent 2030-2060 - PSL/Équateurs -  222 pages - 18€ - ***
François Rahier



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mardi 13 septembre 2022

Polar azur



Deux femmes journalistes en vedette: Maema de la Dépèche de Tahiti, et Lili, photographe. Bon, on peut oublier assez vite l'aspect documentaire sur le métier de journaliste dans la France du Pacifique. Les deux amies se comportent davantage comme des détectives "amatrices" que comme des reporters. La série de Patrice Guirao, parolier de chansons à succès, appartient à un courant qui s'est baptisé "Polar Azur". Avec l'ambition d'un divertissement exotique panaché de roman noir. Ça n'a rien de déshonorant et dans cet épisode on aborde aussi le problème des enfants victimes.



Rivage obscur – Patrice Guirao – Robert Laffont La Bête noire – 360 pages – 19€ - **
Lionel Germain




lundi 12 septembre 2022

Opération commando


Il y a les "bons", les "méchants" et ceux, comme celui qui donne son titre au roman, qui sont de "bons méchants". Un peu inquiétant aussi. Ancien commando sans affectation, gamin de la DDASS dont la "sœur" de cœur et d'infortune a perdu son fils assassiné par un prédateur, Skaer est un type en rupture de contrat. Machine à tuer en quête d'une justice expéditive pour éliminer le "tueur d'enfants", c'est aussi un homme qui se "désarme" parfois. Une rédemption à laquelle il ne veut pas croire pourrait le cueillir à travers une relation à une fillette, Célestia. 




Ce qui nous entraîne du côté des "bons". Une mère et sa fille prisonnière d'une violence hélas banalisée par le flux des faits divers. Stéphanie, la mère, est une victime jusqu'au jour où Skaer surgit avec sa propre violence en réponse à cette violence illégitime. Et pour Célestia, la fillette en question, c'est la découverte d'un père de substitution et la certitude de ne jamais subir. 




Versant officiel, on pactise très vite avec le sympathique capitaine Paul Burgonges, célibataire et fils attardé d'un père Alzheimer. Le jour où le "tueur d'enfants" refait surface, il va nouer une relation secrète avec Skaer, mélange de chantage et de fascination qui cimente peu à peu une véritable amitié, rugueuse et exigeante.

Mais il ne saurait y avoir de bon polar sans la lumière noire des "méchants". Philippe Setbon les installe dans un décor taillé sur mesure pour l'angoisse. Une petite tribu malfaisante avec dans l'ordre d'apparition, les comparses pitoyables puis le seigneur des ombres pour le final où le suspense est à son comble.

Rien de nouveau sous les sunlights de la fiction. On chemine simplement chapitre après chapitre avec des personnages qui comblent l'attente du lecteur.

Skaer – Philippe Setbon – Éditions du Caïman – 270 pages – 14€ - ***
Lionel Germain




vendredi 9 septembre 2022

Le disparu d'une guerre de positions


Et si c'était le propre de la littérature de s'en remettre au lecteur pour accorder le réel à l'imaginaire? Le roman de Lionel Destremau installe  une forêt de signes à la musicalité trompeuse et repose sur un monde privé d'assignation dont pourtant nous reconstruisons la géographie comme une évidence. Sans doute parce que rien n'est moins étranger au lecteur que cet universalisme de la guerre, cette permanence du vide et des disparitions violentes dont elle est la promesse. 



Il s'agit donc de guerre, de disparition et d'enquête. Autant de leurres pour nous inciter à prendre le "polar" au pied de la lettre là où il déjoue ses propres lois d'élucidation. Lionel Destremau nous promène dans le noir. Son enquêteur s'appelle Siriem Plant, ancien flic et ancien combattant d'une guerre de positions qu'on pensait improbable. Au moment où les canons tonnent dans la plaine ukrainienne, on se gardera de souligner l'anachronisme. "Et si on avait eu le nucléaire, l'aurions-nous utilisé?" 



A Carena, les autorités chargent Siriem Plant d'identifier un soldat dans le coma. D'abord hospitalisé sous le nom de Carlus Turnay, il s'avère que le patronyme ne renvoie à personne.

De même que cette guerre ne désigne pas ses agresseurs, la ville de Carena n'est pas dans vos atlas. Elle appartient au répertoire des lieux de perdition où "pulullaient les naissances illégitimes, les divorces fréquents, la prostitution, la mendicité, l'alcoolisme, en somme l'enfer sur terre."

En cherchant à reconstituer la biographie du soldat Turnay, Siriem Plant ne fréquente que des ombres aussi indéchiffrables que celle du disparu. De témoignage en témoignage, dans quelques lettres retrouvées, le reflet de Carlus se brouille encore jusqu'à cette révélation progressive d'un personnage en tension dans un environnement social où chaque victoire est un arrachement. 

Et c'est vers cette autre dimension au réalisme instable et malgré tout étrangement familier que Lionel Destremau nous fait glisser avec talent. 

Gueules d'ombre – Lionel Destremau – La Manufacture de livres – 432 pages – 20,90€ - ****
Lionel Germain



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jeudi 8 septembre 2022

Sorcières mal aimées


Un journaliste et un écrivain, c'est le duo mystère qui se cache derrière le pseudonyme de Dario Correnti. A croire qu'à l'image d'Elena Ferrante, les auteurs italiens répugnent au “coming-out” d'une condition qui fascine à l'inverse les Français. Quand Albin Michel précise que l'écrivain est de plus un personnage très connu, on en déduit que c'est peut-être la pratique du "polar" qui entacherait une réputation de "littérateur".

Son succès, Dario Correnti le doit à un autre duo, celui qu'il a imaginé pour embarquer les lecteurs dans des intrigues de "thriller" assez conventionnelles mais majorées d'une profondeur de champ historique astucieuse. 

Les personnages principaux découverts dans "La Nostalgie du sang" chez le même éditeur, sont deux journalistes. Un sur le départ, Marco Besana, et une jeune stagiaire, Ilaria Piatti, aussi mal fagotée que mal accueillie dans la rédaction d'un journal en proie à la crise hélas partagée par un grand nombre de titres de presse. Dans cette première affaire de meurtres en série ritualisés, on se connectait avec le souvenir d'un initiateur italien du 19ème siècle, le serial killer Vincenzo Vernezi.


"Le Destin de l'ours" reprend un schéma narratif identique. On retrouve en parallèle avec l'assassinat d'un industriel milanais le modus operandi d'une criminelle du XVIIIème siècle. Mais si le "polar" n'est pas d'une originalité exceptionnelle, on est séduit par le personnage de Marco dont la philosophie bougonne émaille le récit de réflexions souvent pertinentes sur son métier. "Nous sommes une espèce de mégalomanes narcissiques", confie-t-il en fustigeant ses confrères qui rêvent de passer de la notule au roman. 


Lui "s'est juré de ne jamais écrire de roman. Jamais. Même vieux, même à l'agonie. Sur sa tombe, il veut que l'on grave ces mots: « Rien qu'un journaliste. »" 

Quant à sa jeune consœur Ilaria, pour qui "un fait-diversier ne devrait éprouver d'empathie pour personne et se borner à bien mener son enquête", elle conforte sa vocation à l'idée qu'elle n'est peut-être elle-même que le fruit d'un fait-divers tragique entre ses propres parents. 

Le destin de l'ours – Dario Correnti – Traduit de l'italien par Marianne Faurobert – Albin Michel – 456 pages – 22,90€ - **
Lionel Germain




mercredi 7 septembre 2022

Le diable, probablement


L’hiver finit d’un coup à Portland, Maine, cette année-là, l’eau de fonte dégouline des toits encore chargés de neige, l’humidité vient à bout des dernières congères, et Charlie Parker, le privé tourmenté que l’on surnomme "Bird", comme son homonyme le jazzman, traque les criminels en poursuivant un dialogue intime avec ses fantômes. 


Un cadavre vieux de plusieurs années vient d’être découvert enterré dans les bois, l’autopsie montre que c’est celui d’une jeune femme qui venait d’accoucher, l’enfant, qui pourrait avoir cinq ans, reste introuvable. Des réseaux semi-clandestins d’aide aux femmes victimes de violence à l’homme qui poursuivait la jeune mère et voulait s’en prendre à son enfant, Parker découvre que quelqu’un d’autre recherche l’ogre, ou l’enfant – à cause d’un mystérieux livre à la découverte duquel l’un et l’autre sont mêlés, un grimoire menant dans les arcanes de l’Enfer. 



Deux réprouvés, un avocat démoniaque flanqué d’une assistante sadique rompue aux crimes les plus atroces, agissent dans l’ombre et finissent par croiser le chemin de Parker. C’est le mal à l’état pur auquel se trouve alors confronté le détective, comme dans les polars de Georges Bernanos ou les romans horrifiques de Clive Barker. Parker reconnait tout de suite l’Adversaire et l’intrigue va se situer maintenant sur un autre plan, le thriller bascule dans le surnaturel.

La vie déjà pleine de morts, son épouse et l’une de ses filles en particulier, quand il se promène le soir le long des chenaux qui sillonnent les marais au large de Portland, "la lumière sur l’eau, et le son distant de la mer, comme un murmure au bord du monde", semblent l’inviter à entamer le Long Voyage. Mais il revient toujours, à la douleur, aux amis, aux combats à mener pour sauver le monde des flammes.

La jeune femme et l’ogre - John Connolly - Traduit de l’anglais (Irlande) par Laurent Philibert-Caillat - Les Presses de la Cité - 552 pages - 22€ - ***
François Rahier 



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mardi 6 septembre 2022

Au sujet de la tribu


Quelque part entre le sérieux éblouissant de "Tristes tropiques" et la monstruosité littéraire de "La Maison des feuilles", le roman de Francis Mizio est d'abord une aventure en soi. 


Une souscription, des années de latence ponctuées de réapparitions de l'auteur sous forme de missives hilarantes essayant d'expliquer l'insurmontable épreuve que constituait la réalisation du projet initial, l'abandon provisoire, puis l'arrivée surprise sept ans plus tard d'un pavé de cinq cent cinquante-quatre pages. Pour les éditions "Le Niveau Baisse" qui ont eu la douleur d'enterrer quelques souscripteurs, la délivrance s'est jouée sans péridurale.




A Lévi-Stauss, Francis Mizio emprunte parfois le sérieux d'un exposé ethnologique sur les tribus guyanaises, à Danielewski, le parcours buissonnier des bas de page interminables où "La Maison des feuilles" perdait ses lecteurs. Mais si les tribus guyanaises de Francis Mizio n'existent pas, Macroqua et VaniVani esquissent sur les rives de l'Approuague une guerre burlesque qui mime le désastre bien réel auquel nous nous sommes condamnés. 

Quand le chaman Jean-François Macroqua, alcoolique repenti de retour de métropole, veut changer la vie de son village, il a face à lui les VaniVani décidés à transformer le leur en succursale de Las Vegas. Sans avoir mis le pied en Guyane, Francis Mizio a ingurgité des centaines de documents pour maintenir l'invraisemblable entre les frontières du réel. Un réel décliné en escales correspondant aux cinq mondes supposés des Macroqua. Ce qui nous vaut des chapitres de réalité "dure", puis "douce" puis "floue" ou "molle" sous la caution d'un hypothétique "Cahier d'anthropologie insolite". 

Un avertissement aux grincheux, qui prendrait ce "lourd délire" pour du mépris, nous renvoie à Swift et à sa "Modeste proposition pour empêcher les enfants pauvres d'être à la charge de leurs parents". L'auteur irlandais affirmait qu' "un petit enfant en bonne santé, bien engraissé, est, à un an, un mets tout à fait délicieux, nourrissant et sain, qu'il soit étuvé, cuit au four ou bouilli".

On avait beaucoup ri en lisant "La Santé par les plantes", on rit encore avec ce bouquin inclassable mais la fable est transparente et l'histoire a une fin, avec des personnages dont l'excentricité nous ramène au constat qu'on aimerait s'épargner: la planète est au bout de ce qu'elle pouvait offrir. Et nous contemplons sans doute la "sobriété" des tribus dites primitives comme le futur qui nous attend.  

Au lourd délire des lianes – Francis Mizio – Le Niveau Baisse (auto-édition) – 554 pages – 21€ sur le site de l'auteur - ***
Lionel Germain




Les fragmentations du siècle


Ce roman sans temps mort, dont le personnage central nous passionne parce qu'il nous ressemble, est un troublant prérequis à la compréhension du bourbier géopolitique actuel. 


L'action démarre le 14 mars 1993 à Toulouse. Frédéric Berthet, prof de fac à peine effleuré par une culpabilité "existentielle" de trentenaire, va voir cette vie "sans aspérités" voler en éclat. Sa rencontre avec un étudiant croate l'embarque dans le chaudron du conflit yougoslave où CIA, DGSE et DST sont aux fourneaux d'une tambouille empoisonnée. Un assortiment délétère de trafics d'armes et de double jeu, préludes à la fragmentation de l'Europe centrale.




L'Ouverture des hostilités – Christian Authier – Presses de la Cité, Terre sombre – 240 pages – 20€ - ****
Lionel Germain




lundi 5 septembre 2022

La preuve par huit




Avec une pensée intelligente par page, Jo Nesbo n'esquive en rien la mission délicate du nouvelliste. Il nous condamne au principe miraculeux de l'empathie pour des personnages que la rubrique des faits-divers qualifierait de monstres. De la nouvelle, on redoute généralement la chute. Au pire, on trébuche. Au meilleur, elle nous jette à terre. Et la jalousie est un excellent condiment pour épicer le destin des "bourreaux" sympathiques. Jo Nesbo nous en donne la preuve par huit.



De la jalousie – Jo Nesbo – Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier – Série noire Gallimard – 346 pages - 19,50€ – *** 
Lionel Germain




jeudi 1 septembre 2022

La forêt des pendus


Manhattan Caplan est journaliste. Son point faible se niche dans les tripes, un semblant de colon irritable qui l'expédie aux toilettes au moindre coup de stress. Et son état général se complique avec un soupçon d'achromatopsie: Manhattan ne voit la vie qu'en noir et blanc. 



Pour espérer un peu de rose, elle consulte une psychiatre dont le désastre personnel se délivre en miroir dans les confessions de sa patiente. En fait, rien ne va pour Manhattan, son mari menace de l'abandonner en la privant de son fils, son avenir professionnel ne tient plus qu'à un scoop qu'elle doit impérativement trouver. Miracle, un peu avant Noël, une brochette de pendus se balancent dans les coursives d'un centre commercial et devrait permettre à Manhattan de réaliser son reportage de la dernière chance.



Sur le versant policier de l'enquête qui démarre, le commandant Jan Nowak est le portrait type du psychopathe pour lequel chaque scène de crime est un moment d'extase. "Il n'aime personne et personne ne l'aime. Sauf les femmes avant de le connaître." Très vite, la piste principale de ce suicide organisé mène à SEMIA, acronyme d'un croisement monstrueux entre un producteur d'algorithme surpuissant et l'ensemble des données qui traînent sur les réseaux sociaux. Une capacité à anticiper les désirs de chacun et une formidable machine à cash pour les vendeurs de rêves. 

Manhattan puise dans ses ressources de "fouineuse" pour mettre à jour une vérité qui nous promène du côté de la forêt des pendus du mont Fuji et dérange une enquête officielle soucieuse de protéger les intérêts proches du pouvoir.

Audrey Gloaguen, elle-même journaliste d'investigation à France2, est désormais une réalisatrice de documentaires sur France5. On lui doit notamment "Inceste, que justice soit faite" diffusé en 2019. Avec cette première fiction, elle s'impose comme une romancière de talent, grâce en partie à des personnages aussi inattendus que vraisemblables.

Semia – Audrey Gloaguen – Série noire Gallimard – 544 pages - 21€ - ***
Lionel Germain