vendredi 30 août 2024

Senteurs de Parme



La mélancolie est consubstantielle à la chimie organique du commissaire Soneri. Et le brouillard de Parme appartient autant à la géographie italienne qu'au climat intérieur du personnage. Mais même quand le brouillard se dissimule provisoirement sous un tapis de neige éblouissant, Parme ne peut éviter les exhalaisons d'une crasse existentielle où se mélangent corruption et mafia. La queue du lézard, c'est ce que Soneri doit se contenter d'obtenir comme trophée dans cette enquête autour de la disparition d'un vieil homme et de celle du maire de la ville. Noire atmosphère.


La stratégie du lézard - Valerio Varesi – Traduit de l'italien par Florence Rigollet – Agullo – 352 pages – 22,90€ - **** 
Lionel Germain 


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jeudi 29 août 2024

Mort aux jeunes!


En reprenant les codes du gore: des clowns pris de folie meurtrière dans une petite ville du Missouri, Adam Cesare brosse un portrait accablant de l'Amérique contemporaine. 



Quinn est une jeune lycéenne de Philadelphie. Après la mort de sa mère, son père Glenn, médecin vieillissant, décide de tourner la page en s'installant à Kettle Springs. Chez nous on parle de "France périphérique", dans le Missouri, c'est le MAGA, "Make American Great Again", qui règle ses comptes avec la jeunesse. Ça ressemble à un roman pour ado, et c'en est peut-être un aussi, mais il serait dommage de le réduire à ce seul critère. Sanglant, certes, et porteur d'un message inquiétant sur l'état des lieux.



Un clown dans un champ de maïs – Adam Cesare – Traduit de l'américain par Justine Richard – Pocket – 358 pages – 8,60€ - ***
Lionel Germain



mercredi 28 août 2024

Fantastique Victor Hugo


On l’oublie souvent, ce sont deux anticipations versifiées qui couronnent La Légende des siècles de Victor Hugo, "Pleine mer" et "Plein ciel". Et parfois des épigraphes empruntées à Hugo ouvrent des romans de la collection "Anticipation" du Fleuve Noir, extraits de La Fin de Satan en particulier. 




Victor Hugo, auteur de SF ou d’heroic fantasy? Non, bien sûr, dans la mesure surtout où le genre appartient à la littérature d’aujourd’hui. Mais une anticipation comme "Plein ciel", odyssée d’un aéroscaphe sillonnant les cieux d’une planète engloutie après on ne sait quelle catastrophe, nouvelle arche d’une humanité quittant une Terre naufragée, ne préfigure-telle pas maint récit du genre? 



Il serait étonnant de ne pas trouver chez Hugo le visionnaire une pensée anticipatrice: elle figure là, dans les poèmes ultimes de La Légende des siècles, comme dans les fragments de La Fin de Satan ou de Dieu, anticipations métaphysiques qui complètent les anticipations sociales, les élans d’utopies que l’on trouve dans le discours d’Enjolras (Les Misérables, 5e partie, I, 5): "Citoyens, vous représentez-vous l’avenir?... Dompter la matière… Réaliser l’idéal", ou ailleurs: "Voyez-vous l’immense porte entrebâillée de l’avenir?" (dans la pièce Mille francs de récompense, V, 6).

Mais Victor Hugo, à l’encontre de Zola dans ses dernières œuvres, s’est bien gardé de décrire précisément ce que serait la société future. Il est plus à son aise dans le formidable fantastique de La Légende des siècles, où puisant dans l’imaginaire pur et certaines traditions historiques et littéraires il balise bien des axes qu’exploreront au XXe siècle les auteurs d’heroic fantasy.



Bien sûr Hugo est avant tout un poète, et ses "petites épopées" sont très différentes des grands cycles romanesques de Burroughs, Howard ou Lin Carter. Cela n’a pas empêché Moorcock et d’autres écrivains anglo-saxons d’heroic fantasy de le reconnaître pour l’un de leurs maîtres. L’épopée fantastique de Victor Hugo (l’expression traduisant à peu près les termes anglais d’heroic fantasy) appartient à notre patrimoine. 




On y retrouve, dans des décors que l’écrivain a su également recréer par le pinceau (cf. son œuvre graphique), des personnages hors du commun, magnifiés par la distance épique absolue, un destin sombre ou valeureux et la présence constante du merveilleux: Nemrod, dans La Fin de Satan, qui avait pour glaive un clou de l’Arche et construisit une machine volante pour aller défier Dieu; Kanut "le parricide" (Légende, X, 1) sur qui pleuvait le sang; Tiphaine, dont "l’Aigle du casque" finit par punir les crimes (XVII, 4); ou Masferrer, héros pyrénéen qui s’affronte à un roi-bandit dont l’armure fut soudée avec le plomb bouillant de l’Enfer (XXI, 2); avec ce dernier héros, nous quittons les contrées hyperboréennes ou les temps immémoriaux chers aux auteurs contemporains d’héroic fantasy pour fouler des territoires plus familiers… 

Les Travailleurs de la mer - Hugo
On peut rêver avec Hugo d’une heroic fantasy à la française, ou simplement latine dont les archétypes seraient Roland (X, 2), Aymerillot (X, 3) ou Bivar le Cid (VI, ii, 2-3 ; X, 4 ; XI), comme de l’aurore après une nuit particulièrement oppressante… Même si la nuit a ses beautés.

La Légende des siècles - Victor Hugo - (Garnier-Flammarion ou Livre de poche) – 510 pages – 8,50€ - **** 
La Fin de Satan - Victor Hugo - (Poésie/Gallimard) – 320 pages – 11,20€ - ***
Victor Hugo visionnaire - Pierre Seghers - (Robert Laffont), album de 95 pages offrant un choix de reproductions en couleur des œuvres graphiques -  ***
François Rahier



mardi 27 août 2024

Si j'aurais su





Les tueurs sont des gens comme les autres. Grâce Evans et Calvin Wells ne vous diront pas le contraire. Grâce, la citadine new-yorkaise, a choisi de faire un break dans le AirBnB de Calvin, paumé au fin fond du Wyoming. Et ça commence comme du roman-photo à l'eau de rose. Grâce est belle et Calvin irrésistible. Premier indice quand même, impossible d'avoir le wifi ou du réseau dans le ranch. Les animaux sauvages rôdent la nuit, des cris de femme semblent surgir de nulle part. 



Plus étrange encore, la distribution de l'angoisse est inversement proportionnelle à la bienveillance des deux tourtereaux. Pourtant ça grince de partout et le fantôme d'Anthony Perkins plane au cœur de cet univers à la Robert Bloch. Flippant.

Tu n'aurais pas dû venir ici - Jeneva Rose – Traduit de l'américain par Michèle Yap – XO éditions – 352 pages – 20,90€ - *** 
Lionel Germain



lundi 26 août 2024

Zéros sociaux


Céleste Ibar enquête, pour la PJ de Nantes, sur le meurtre incompréhensible d'un gamin de 15 ans, fan de foot, amoureux, et fils de famille sans problème. On connaît suffisamment les ficelles du genre pour flairer un os dans le caviar de ce menu idyllique.




Le personnage de Céleste a une vie privée, celle d'une mère de famille dont les décisions professionnelles et le regard qu'elle porte sur les victimes s'ajustent aux valeurs d'un versant plus intime. Mariée à une autre femme,  elle affronte avec ténacité cet épisode où l'homophobie se conjugue à la folie désespérante du harcèlement sur les réseaux sociaux.





À corps perdus - Céline de Roany – Presses de la Cité – 496 pages – 22€ - *** 
Lionel Germain


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vendredi 23 août 2024

De sexe et d'encens




À l'été 64, la mort du pharmacien et du docteur de ce petit village de Sicile réveille les rumeurs dans lesquelles chacun croit détenir les secrets de famille du voisin. Si le notaire n'est jamais loin des tentations terrestres, le ciel jette également une ombre pas très catholique sur les passions humaines. "À chacun son dû" prétend "L'Osservatore Romano", en prise avec la doxa vaticane, et Leonardo Sciascia se réjouit des mauvaises manières de cette société sicilienne: de fric, de sexe et d'encens.




À chacun son dû - Leonardo Sciascia – Traduit de l'italien par Jacques de Pressac (édition revue et corrigée par Mario Fusco) – Folio – 192 pages – ***  
Lionel Germain 



jeudi 22 août 2024

Fuir Kaboul




Voilà un très beau roman sur l'exil: exil intérieur des femmes afghanes, exil contraint de tous ceux qui rêvent de liberté. Au cœur d'un pays que les talibans ont plongé dans les ténèbres, Nour Malowé met en lumière le destin de Marwa, chirurgienne et mère de trois enfants. On partage l'angoisse des derniers jours de sursis en juillet 2011, avant le retrait des troupes américaines. Un récit juste et désespéré du calvaire vécu par les Afghanes.




Le Printemps reviendra - Nour Malowé – Éditions Récamier – 284 pages – 20,90€ - *** 
Lionel Germain 



mercredi 21 août 2024

Pépites d'un nouvel âge d'or ?


Les années 1970 sont souvent considérées comme un nouvel âge d’or pour la science-fiction, le premier étant celui des pulps aux couvertures criardes qui permirent aux États-Unis l’émergence du genre, autour de la seconde guerre mondiale. Critique et souvent politique, en France particulièrement, la SF du dernier quart du XXe siècle rencontra l’Histoire (la chute du Mur de Berlin, le Onze septembre) et sembla prise de cours: on put croire alors le genre subverti par le post-apo, les zombies et surtout la fantasy qui déferlait sous toutes ses formes (de "Harry Potter" à "Game of thrones"). 



Cette anthologie-monument prouve que le fil ne s’est pas rompu. Fondé en 1974 à l’initiative de Jean-Pierre Fontana, écrivain de SF et critique, le Grand Prix de l’Imaginaire célèbre chaque année depuis 50 ans les meilleures nouvelles publiées en France et à l’étranger. La nouvelle, ou sa forme longue la novella, est, depuis les origines, un support privilégié pour les récits de SF, "une longueur où la science-fiction étincelle". 



En voici dix, choisies et présentées par Joëlle Wintrebert, la présidente du jury, et Jean-Pierre Fontana, le fondateur du Prix, – cinq textes francophones, cinq textes anglophones, à raison de deux auteurs couronnés par décennies. 

Voici les lauréats, dans la catégorie "architectes du vertige": Yves Frémion, Wildy Petoud, Jean-Claude Dunyach, Terry Bisson, Sylvie Laîné, Greg Egan, Lisa Tuttle, Paolo Bacigalupi, Laurent Genefort et Nancy Kress… 

Et quelques-uns des thèmes proposés, le lien entre le sexe et la mort, le clonage, l’amour entre l’homme et l’animal (même génétiquement modifiés!), la naissance des religions, le transhumanisme, l’installation de camps de concentration dans une sphère de Dyson ou encore l’exploration d’un trou noir… 

Bréviaire du "sense of wonder" ce passionnant recueil bénéficie en outre d’une couverture signée Caza, un des plus grands illustrateurs du genre, auteur aussi de films et de bandes dessinées  – excusez du peu.

Architectes du vertige - 1974-2024, cinquante ans du Grand Prix de l’Imaginaire - Le Bélial’ - 374 pages - 23,90€ - ***
François Rahier



mardi 20 août 2024

Un homme et une femme


Un homme et une femme. Mais sans Lelouch, sans musique et sans plage. Deux corps déjà décomposés qui se pulvérisent en cherchant à rassembler dans la poussière les fragments d'une histoire commune. Cheminot et "peintre", muse et femme de "lettres", deux parcours qui pourraient faire sens dans la hiérarchie des valeurs sociales et dont Clotilde Escalle dégoupille l'artifice. L'art est un banquet de dupes, un trompe-l'œil derrière lequel se joue une danse macabre.



Ni roman doctrinaire, ni exploration des marges, Pierre Jourde le précise dans sa préface, les deux personnages "figurent une version dégradée du couple de l'artiste et de sa muse."  La mort est le seul horizon. Tout ce qui nous en sépare n'est qu'un mauvais "tsoin-tsoin" palliatif. Avec l'âpreté de Céline, Clotilde Escalle abandonne son archet sur le nerf du réel, met le feu aux apparences et nous invite à cette marche funèbre qui s'accommode du rire pour mieux supporter l'échéance.



Toute seule – Clotilde Escalle – Quidam – 206 pages – 20€ - **** 
Lionel Germain



lundi 19 août 2024

Double dame


D'entrée de jeu, la partie de dames nous promet un nocturne éprouvant. La première s'appelle Sophie et on aurait tort de croire qu'elle règne derrière le bar du Blue Bell dans la petite ville de Bellair en Virginie. Elle y tient seulement les hommes à distance, portée par une colère tranchante comme un poignard. La seconde, Nora, vient de débarquer dans un univers de flics au masculin. Et les deux femmes partagent le même côté du filet face à un adversaire qui pratique quotidiennement le harcèlement sexuel, l'humiliation et le mépris.

Mais là où Nora mise sur l'espoir de conquérir amour et dignité auprès des hommes, Sophie, elle, ne veut plus rien attendre des représentants d'une "espèce" à laquelle elle se sent étrangère. Derrière son comptoir, elle rumine une rage meurtrière.





"Il fut un temps où elles ne me dérangeaient pas tant, leurs voix, pas quand j'eus compris le pouvoir que j'exerçais depuis l'espace exigu derrière le comptoir d'un bar. Plus souvent qu'ils ne se l'imaginent, voyez-vous, les hommes vous tendent la corde même avec laquelle vous les pendrez."
 



Les polars américains adorent les bleds paumés. On y voit les sinistrés du rêve hollywoodien se partager leur temps libre le plus souvent près du comptoir. Ancienne barmaid et créatrice de cocktails, l'autrice vit en Écosse à la poursuite d'un doctorat en Beaux-Arts mais elle est née au cœur de cette Virginie où coincée entre Charlottesville et Richmond, la bourgade imaginaire concentre tous les mauvais signaux du roman noir. On s'y alcoolise beaucoup. Et on y meurt. 

Les hommes surtout commencent à mourir en nombre, et l'amitié qui lie Sophie et Nora ne se fissure qu'aux premiers doutes sur l'identité du "tueur" en série, alors que les collègues de Nora refusent d'envisager un coupable au féminin. C'est un des paradoxes de ce thriller impeccable que nous offre la plume acide de Megan Jennett.

Furies - Meagan Jennett – Traduit de l'américain par Yoko Lacour – Les Arènes Equinox – 464 pages – 24€ - ****
Lionel Germain



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