vendredi 22 décembre 2023

Gris dehors, froid devant


Hervé Paolini né à Paris en 1960, est un communiquant qui navigue entre la France et les États-Unis. Son premier roman, "La mort porte conseil", figure dans la sélection du Prix Claude Chabrol 2024, et si l'éditeur évoque également cette proximité avec le réalisateur disparu, c'est sans doute pour la référence provinciale d'une intrigue calfeutrée au cœur de la bourgeoisie normande. Avant la déferlante du roman noir à la française dans les années 70 (le sillage de Manchette et Vautrin), la littérature policière hexagonale se caractérisait davantage par le gris. Un peu de la poisse de Boileau-Narcejac ou du brouillard du Belge Alexandre Lous caractérise le travail de Paolini.



Félix Bernardini, le narrateur, se prépare à lâcher les rênes de son affaire de matériel agricole. Après la mort de sa femme, il a épousé l'infirmière de trente ans sa cadette. Lui a déjà deux filles qui pressentent l'arnaque. Et l'infirmière est accompagnée d'un fils qui devient vite le bourreau sadique de Félix. A partir de là, on chemine vers le pire avec une patience de notaire. Gris dehors et froid devant. 





La mort porte conseil – Hervé Paolini – Serge Safran éditeur – 208 pages – 18,90€ - ***  
Lionel Germain



jeudi 21 décembre 2023

Train de nuit




On ressent une forme d'indécence à vouloir parler de ce livre, doublée d'une impardonnable paresse intellectuelle à s'en affranchir. Joseph Bialot est mort en 2012. Il était mort une première fois en août 1944 à sa déportation à Auschwitz. "C'est en hiver que les jours rallongent" témoigne du bruit, des odeurs et de la violence du camp. Mais nos bouches, nos nez et nos oreilles sont impuissants à restituer ce que les mots nous disent. Ligne après ligne se construit "l'abandon de toute espérance". 




On ne se libère pas d'être mort une première fois au seuil de l'âge d'homme. "Un rescapé n'est qu'une apparence, une illusion à face humaine." Bouleversant et indispensable à l'heure où se multiplient les troubles de mémoire.

C'est en hiver que les jours rallongent – Joseph Bialot – La Manufacture de livres – 350 pages – 18,90€ - *****

Lire aussi sur le blog

réédition en série noire:
Le salon du prêt-à-saigner – Joseph Bialot – Série noire Gallimard – 240 pages – 12€ - ***– 
Lionel Germain





mercredi 20 décembre 2023

Comme une trace avant la nuit...




La Vaurély est une île située au large d’une côte inhospitalière dont la séparent de dangereux récifs. Elle doit son nom à une plante qui ne s’ouvre qu’en pleine nuit ou à l’aube, dégageant une fragrance enivrante. De riches survivalistes avaient voulu en faire un Éden durable. Aujourd’hui, ils ont disparu. Demeuré seul, l’ancien régisseur ne reçoit de nouvelles du monde extérieur que par l’entremise des corps noyés que la mer recrache sur le rivage, et qu’il ensevelit dans son jardin des mémoires



Sans doute la catastrophe attendue a-t-elle eu lieu. Ou bien tous ces morts, marqués d’un même tatouage, ont-ils voulu fuir un cauchemar pire que celui qu’on appréhendait. Un jour, il recueille une survivante…

Auteur de romans noirs, Mouloud Akkouche a souhaité, avec ce livre, changer de partition: ce conte métaphysique à l’écriture dénuée d’artifice, aux phrases simples, souvent sans verbe, à la narration elliptique, est presque un poème en prose. L’homme, la femme, l’enfant qu’elle portait, sur le fil de la fin des temps, vont perpétuer des gestes immémoriaux, comme pour laisser une trace avant la nuit.

Jardin des oubliés - Mouloud Akkouche – Gaïa - 176 pages - 19,90€ - ***

François Rahier


Lire aussi dans Sud-Ouest



mardi 19 décembre 2023

Les affaires intérieures


C'est le roman qui prend la lumière en France. Le lecteur hexagonal rechigne à se plonger dans un recueil de nouvelles ("on n'a pas le temps d'apprécier la profondeur des personnages…"). Les deux ouvrages publiés simultanément par les Éditions Philippe Rey permettront de vérifier que les Anglo-saxons maitrisent parfaitement le nuancier littéraire. 


Avec "Babysitter", Joyce Carol Oates comblera les attentes des amateurs de longs métrages. Sondée jusqu'au plus ténébreux de ses cachots, l'âme humaine est un trésor de dangereux paradoxes, et celle de Hannah Jarrett est un trou noir où se perd la lumière de nos certitudes. Bourgeoise de Detroit happée par des désirs contraires à sa morale de classe, elle se fourvoie avec délices dans les bras d'un amant dont le projet ne vise qu'à la réduire en cendres. En près de six cents pages, Joyce Carol Oates pulvérise les frontières du Bien et du Mal et met à nu l'hypocrisie du modèle américain. 


Mais lisez le recueil de nouvelles. Vous serez happés par la puissance de cette narration au décalage assumé. Voix intérieure et point de vue dépassionné se disputent les excédents de bagages que trimballent en soute les mères obsessionnelles, les sœurs jumelles, les filles du lycée et les ombres qui les accompagnent. Dans le sillage obscur de Shirley Jackson

Babysitter - Joyce Carol Oates – Traduit de l'américain par Claude Seban - Éditions Philippe Rey – 608 pages – 25€ - ***
Monstresoeur – Joyce Carol Oates – Traduit de l'américain par Christine Auché – Éditions Philippe Rey – 352 pages – 22,50€ - ****
  
Lionel Germain






lundi 18 décembre 2023

Au fond de la mine


"Devant Dieu et les hommes", d'abord pièce de théâtre proposée au Festival Quai du Polar de Lyon en 2021 est désormais un roman qui nous ramène en Belgique en 1958.




Katarzyna Leszczynska, jeune journaliste d'origine polonaise a choisi Catherine Lézin comme nom de plume. À travers l'enquête que lui confie son rédacteur en chef, elle va nous remettre en mémoire les événements terribles de 1956 dans la mine de Bois-du-Cazier où plus de 250 mineurs ont péri. Le procès révèlera l'exploitation implacable des hommes, le racisme envers les Italiens notamment, et les impasses de la Justice belge. 




Mais c'est la couverture d'une affaire collatérale que couvre Katarzyna, celle de deux mineurs italiens accusés d'avoir assassiné leur contremaître. Paul Colize brosse un beau portrait de femme gagnant sa place dans l'univers machiste de la presse bruxelloise et renouant dans la douleur avec les raisons de son propre exil.

Devant Dieu et les hommes – Paul Colize – Hervé Chopin – 320 pages – 19,50€ - *** 
Lionel Germain 



vendredi 15 décembre 2023

Vapeur de bénitier



Autour de l'église incontournable, les familles s'observent et cherchent à collectionner les titres de "bons chrétiens". Lyn Yeowart retranscrit les circonstances de la mort d'une fillette de 9 ans dans le Victoria rural australien à travers deux périodes, 1983 et 1960. Mais dans le secret des fermes, les images pieuses dissimulent des figures de monstres. Joy, jeune femme au passé tourmenté, revient régler ses comptes au chevet d'un père mourant. Passionnante immersion dans les vapeurs de bénitier. 




Les Enfants du silence – Lyn Yeowart – Traduit de l'anglais (Australie) par Nathalie Peronny – Presses de la Cité – 592 pages – 24€ - *** 
Lionel Germain



mercredi 13 décembre 2023

Bestiaire fabuleux


La Nouvelle-Crobuzon, quelque part au bout de l’espace-temps: un cloaque d’exclus de tout poil, d’hybrides et de machines, avec la part belle faite aux "xénians", des E.T. dérivés de l’insecte ou du crapaud. 



Dans le décor déjanté d’une Babylone d’apocalypse, à l’architecture empruntée à Piranese ou aux dessins les plus fous du vieil Hugo, l’aventure de Yagharek, homme-oiseau mutilé chassé d’un peuple de nomades illettrés qui emporte dans ses migrations l’essentiel des bibliothèques humaines, s’apparente un peu à celle de l’albatros de Baudelaire. Ce space opera baroque et inclassable renouvelle d’une manière très originale les mythologies urbaines souvent sollicitées par la SF.




Perdido Street Station - China Miéville - Traduit de l’anglais par Nathalie Mège – Pocket -  tome 1: 448 pages – 9,20€ - tome 2: 533 pages – 10,30€ - ****
François Rahier






lundi 11 décembre 2023

Faire le pont





Retour de Marcelo Silva au Portugal. Le journaliste imaginé par Miguel Szymanski navigue entre Berlin et Lisbonne et se retrouve ici face aux conséquences d'un accord que le Portugal doit signer avec la Chine. Quand l'Union associée au FMI décida de "purger" l'économie portugaise, le Pont du 25 Avril au-dessus du Tage accueillit jusqu'à quatre personnes par semaine qui se jetaient dans le vide.




Corruption au plus haut niveau de l'État et visée prédatrice de Pékin, tout se combine dans cette chronique incisive de nos dérives européennes.

La Grande Pagode – Miguel Szymanski – Traduit du portugais par Daniel Matias – Agullo noir – 270 pages – 22,50€ - *** 
Lionel Germain



vendredi 8 décembre 2023

Un grain de folie




Si vous aimez le scrabble et les maux croisés dans les esprits dérangés, Anouk Shutterberg a de quoi vous tenir en laisse pendant quelques soirées. Découverts à l'occasion d'un chantier dans le Jura, cinq squelettes ont été modelés avant la rigueur cadavérique et transformés en lettres de l'alphabet avec du fil de fer. Le commandant Jourdain enquête entre deux pastilles de Lexomil. Quant à Élise, jeune femme enceinte réfugiée chez sa tante, elle découvre peu à peu que la paix des familles est une illusion. La folie a du grain à moudre.  



La nuit des fous - Anouk Shutterberg – Éditions Récamier – 362 pages – 20€ - *** 
Lionel Germain



mercredi 6 décembre 2023

Pulsion de mort





Mélangeant comme à son habitude le lointain futur, un passé historiquement situé (ici la guerre de sécession) et un présent à peine décalé dans l’espace ou le temps, Evangelisti montre avec ce bref roman à quel point la SF permet de décoder le réel. Anticiper, aujourd’hui, la peur au ventre, mène sans doute immanquablement à surenchérir dans l’hyperviolence: ici, tueurs fous ou loups garous sont à peine des métaphores…



Et l’on comprend pourquoi le livre s’ouvre sur une sorte de 11 septembre à l’envers, des avions américains détruisant le centre de Panama City. Un cauchemar qui fait suite au recueil "Métal hurlant" paru chez le même éditeur.

Black Flag - Valerio Evangelisti - Traduit de l’italien par Jacques Barbéri - Rivages/Fantasy - 170 pages - 15€ - ***
François Rahier


lundi 4 décembre 2023

Ça creuse énormément


Une véritable confrérie de taulards règne sur cette prison chilienne. Ricardo Elias s'emploie à nous montrer des hommes qui n'ont certes pas atterri là par hasard, mais:
"On ne choisit pas de devenir délinquant, on le devient par la force des circonstances. (…) À sept ans, Lalo répondait qu'il voulait être un politicien; «un délinquant, quoi», lui répondait-on du tac au tac. Ce genre de choses marque un enfant."



Quand Lalo organise sa petite bande de codétenus pour une tentative d'évasion, le dur labeur de terrassier clandestin leur réserve une surprise: au bout du tunnel, une collection d'os ramenée en cellule avec une ferveur de paléontologues. Les taulards sont tombés sur un squelette de dinosaure et sont bientôt davantage passionnés par cette quête que par un hypothétique retour à l'air libre.




Portrait de groupe hilarant mais critique féroce du système carcéral et des petites combines dont les matons sont souvent les premiers complices, "Sur un os" nous rappelle que si la prison n'est pas un club de gentlemen, elle rassemble des naufragés en quête parfois de rédemption.  

Sur un os – Ricardo Elias – Traduit de l'espagnol (Chili) par Guillaume Contré – L'Arbre vengeur - 310 pages – 19€ - ***
Lionel Germain


Lire aussi dans Sud-Ouest



vendredi 1 décembre 2023

Au sens propre


Un roman n'est jamais réductible à la somme des informations qu'il nous donne sur des événements et des lieux. Au rayon polar, on précise souvent que l'intrigue est excellente mais c'est bien la chair de ceux qui la vivent dont se réjouit le lecteur cannibale. 



Après "La deuxième femme", Louise Mey revient troubler les frontières du genre avec ce roman où les policiers ne jouent les premiers rôles que pour mieux mettre en évidence une héroïne effacée. Catherine, "la petite sale", est en 1969 forcément absente de l'avant-scène sociale. Fille de ferme, elle récure, porte les pelures aux cochons, prépare le café du dimanche et surtout baisse les yeux quand on lui parle. 





Quand la petite fille des patrons disparaît et qu'une demande de rançon invitent policiers et gendarmes à mener une enquête, Catherine s'efface encore. Louise Mey s'emploie à rendre visible cette ombre assignée au malheur par les conventions et les préjugés de classe. 

Mauvais temps pour les donneurs de leçons, instituteur borné ou flic pourtant bien intentionné. Catherine, "la petite sale", est une belle héroïne au sens propre.

Petite sale – Louise Mey – Le Masque – 384 pages – 20€ - ***
Lionel Germain