mercredi 29 novembre 2023

Une traversée des apparences




Construite sur un roc vertigineux battu des vents, à l’est de Capri, la Villa Malaparte fascina Godard qui y avait filmé Bardot nue, dans "Le Mépris", en 1963. Quand la narratrice découvre l’édifice, bien plus tard, ce décor de cinéma devient pour elle l’entrée d’enfers immémoriaux où des fantômes ou d’anciens dieux, bien vite, viennent à sa rencontre, comme l’architecte Ermete, ou le bel étudiant Adelchi qui n’est peut-être qu’un avatar de Mithra Sol Invictus, dieu romain venu d’Asie. 



L’éphèbe solaire va traverser le livre comme un ange de l’Apocalypse. Certes beaucoup de nouvelles du recueil relèvent d’un fantastique plus traditionnel où il est question de plantes carnivores, de licorne ou de divination. Mais il y a aussi ces textes brefs, comme des tranches de vie, des pages de journal, qui révèlent en filigrane des drames ou des failles plus personnelles…. 

Ce travail de deuil s’achève par un "finale" éblouissant, une dérive onirique dans le New York d’après le 11 septembre puis une quête désespérée de signes au cœur de la forêt de Brocéliande, lieu d’élection d’un fils trop tôt disparu.

Les Sirènes de Capri - Catherine Rabier - Rivière Blanche - 249 pages - 20€ - ***
François Rahier


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lundi 27 novembre 2023

Passeport pour nulle-part


La procureure Chastity Riley n'est pas une fonctionnaire docile, encore moins une icone de la rigueur allemande. Hambourg, où elle exerce, a cette particularité des ports de laisser l'horizon ouvert sur l'inconnu. A une centaine de kilomètres, les autorités indépendantes de la ville de Brême ont fait quelques impasses sur le développement du crime organisé. 



Quand un mafieux est retrouvé assassiné à Hambourg, alors que les voitures flambent un peu partout dans le monde, Chastity va devoir enquêter sur les mystères du circuit migratoire et se confronter aux raccourcis réducteurs sur les réfugiés. Une passe d'armes sur les ravages du patriarcat, entre un flic et le patriarche du clan, met en évidence ce qui sépare certaines communautés des lois et des valeurs occidentales.
 



De l'autre côté du mirador identitaire, certains comme Nouri et Aliza se rêvent allemands ou se rebellent contre les injonctions tribales. Et c'est aussi une belle histoire d'amour que nous raconte Simone Buchholz, celle de ces deux enfants qui habitent la colère et dont le passeport ne mène nulle-part.

Rue Mexico – Simone Buchholz – Traduit de l'allemand par Claudine Layre – Fusion l'Atalante – 256 pages – 19,90€ - ***  – 
Lionel Germain



vendredi 24 novembre 2023

Interdit majeur


Le 24 mai 2023, l’Amicale des Cadres de la Police Nationale et de la Sécurité Intérieure a lancé une nouvelle action au profit de ses adhérents et des policiers écrivains, intitulée "Les Plumes de Célestin", en référence à son fondateur, le préfet Célestin Hennion, créateur des Brigades du Tigre. Chaque année quelques ouvrages seront publiés et diffusés en autoédition. 


"Trognons d’choux" est le roman test proposé par Dominique Dayau, auteur confirmé qui a bien voulu essuyer les plâtres de l'entreprise. Ancien commandant à la police judiciaire, il a publié en 2020 "Un grain de sable dans la dune" chez Cairn, où il explorait les mystères du Bassin d'Arcachon en 1935. Ici, on retrouve une truculence à la San-Antonio pour un sujet qui reste grave, l'exploitation et la prostitution de ces mineurs qu'on appelle "isolés" mais qui sont rapidement pris en charge par les groupes mafieux. 




Trognons d'choux – Dominique Dayau – Les Plumes de Célestin – 260 pages – 15€ - ** 
Lionel Germain

(une part du prix de vente de ce livre sera reversé à Orphéopolis, au profit des orphelins de la police nationale. Disponible (port gratuit) sur simple commande au siège de l’ACPNSI à l’adresse suivante : contact@acpnsi.fr.)

ACPNSI:  Espace Intériale - 32 rue Blanche - 75009 PARIS



mercredi 22 novembre 2023

Dark Apocalypse


Né à Santiago du Chili en 1967, Boris Quercia Martinic est d’abord un homme de cinéma, il a été acteur, réalisateur, scénariste et producteur. Mais il est aussi romancier, et s’est illustré dans le roman noir, en particulier avec "Tant de chiens" qui a obtenu le Grand prix de littérature policière en 2016. 




Son récent livre "Les rêves qui nous restent" marque ses débuts dans le domaine de la science-fiction, débuts en forme de ballon d’essai, car si la première édition papier de ce livre est parue en France chez Asphalte en 2021, le roman avait été publié au format électronique et dans sa langue d’origine sous le titre "Electrocante" le 1er octobre de la même année. Cette réédition en poche en confirme l’intérêt. 




Entre "Blade runner" pour le blues de ses robots et "Soleil vert" où un état totalitaire gère la pénurie dans une planète exsangue, ce post-apo ne commence pas par une guerre nucléaire ou une invasion alien, mais avec la "crise sanitaire d’Oslo" quand l’ordinateur quantique qui assurait là-bas les contrôles de sécurité et approvisionnait des millions de patients en médicaments sur toute la planète a buggé, les transformant en paranoïaques compulsifs. 

Si un semblant d’ordre règne à la City, où certains n’hésitent pas à vendre à des sociétés privées la seule chose qui leur reste, leurs rêves, le monde devient un véritable pandémonium. "Un monde meilleur n’est pas nécessairement un monde plus humain", peut-on lire sur une pub à la sortie du métro.

Dans cet enfer sur Terre nous suivons la dérive de Natalio, flic de dernière catégorie – un "clébard", dit-on, qui enquête sur un incident au sein d’un entrepôt de dormeurs. Accompagné comme tous ici de son fidèle électroquant, son voyage au bout de la nuit prend l’allure d’un chemin de croix, mais c’est lui qui ressemble à Saint Pierre au bord du reniement quand l’androïde finit par s’identifier au Christ.

Les rêves qui nous restent - Boris Quercia - Traduit de l’espagnol (Chili) par Isabel Siklodi et Gilles Marie - Pocket - 208 pages – 7,30€ - ***
François Rahier


 

lundi 20 novembre 2023

Du pur Malte




Il y a comme la force du vent dans les romans de Marcus Malte. On croit au destin, à la rigueur de l'agenda, mais c'est le vent qui mène la danse ne laissant que l'arbitraire aux signes vertueux qui s'alignent sur la page. Dans "Aires", les personnages ont le vent en poupe, ils godillent sur l'asphalte à la poursuite d'un rêve qui leur échappe. Écrivain aux carnets d'épicier, femme entravée dans sa fonction sociale, tueur en série, c'est le vent qui les porte. Marcus Malte nous offre leur voix grinçante ou lyrique. Et il y a du carambolage dans l'air. 


Aires – Marcus Malte – Zulma – 544 pages – 12,20€ - *** 
Lionel Germain 



vendredi 17 novembre 2023

Soie sans tendresse



Pour son premier roman, la Lyonnaise Cécile Baudin a revisité sa région à la fin du 19ème Siècle, une époque où la population active était encore constituée par 12 pour cent de jeunes mineurs. On sait l'importance de la soierie à Lyon et un peu moins le rôle des orphelines que les religieuses préparaient à devenir une main d'œuvre docile. À travers le portrait d'une inspectrice du travail déguisée en homme pour se faire accepter et de Sœur Placide chargée de l'éducation des jeunes filles, le roman nous révèle les dessous peu reluisants d'un monde industriel en plein essor.



Marques de fabrique – Cécile Baudin – Presses de la cité Terres de France – 432 pages – 21€ - ** 
Lionel Germain



mercredi 15 novembre 2023

Présence du futur


Emblématique de la science-fiction, le space opera est passé en un siècle du récit d’aventures débridées tenant davantage du western ou du roman de cape et d’épées au courant scientiste que balisèrent entre autres Asimov ou Clarke, pour s’élargir ensuite à une inspiration visionnaire questionnant à la fois le politique, le religieux ou les fondements mêmes de notre croyance en la science: avec Frank Herbert, Peter F. Hamilton, et très récemment Liu Cixin, le genre s’ouvre même au tragique. 

L’ambitieuse saga littéraire "The Expanse" (neuf romans et une série TV plébiscitée par un large public) s’inscrit dans cette tendance. Signée James S. A. Corey, elle est en réalité l’œuvre croisée de deux écrivains américains, Daniel Abraham et Ty Franck – ce dernier collaborant en outre avec George R. R. Martin sur "Game of Thrones". Sont publiées ici leurs nouvelles.


Au XXIVe siècle, le système solaire a été colonisé, la Terre, dirigée par l’ONU, est en conflit avec Mars pour le contrôle de la ceinture d’astéroïdes; la découverte d’artefacts extraterrestres, des portails stellaires donnant sur d’autres univers, laisse entrevoir à l’homme des perspectives infinies. Mais, comme on le sait, science ne va pas toujours avec conscience. Pétrie d’orgueil et de démesure, l’humanité du futur continue de se déchirer: guerres coloniales, terrorisme, génocides à l’échelle de planètes entières, partout la peur et la détestation, la perte et le deuil.



La pertinence de ces récits d’anticipation renvoie à notre présent. L’ordre moral revendiqué masque mal la corruption qui règne en maître. Le tableau saisissant, dans une nouvelle, d’une Terre future accablée par la surpopulation et la pauvreté et sous la coupe d’une organisation criminelle, donne le ton: loin d’être un produit dérivé, ce recueil procure une assise à l’ensemble, futurs au quotidien, tragédies minuscules, éclats de rire, regard soucieux porté vers les étoiles.

La Légion des souvenirs - The Expanse - James S. A. Corey - traduit de l’anglais (États-Unis) par Yannis Urano - Actes Sud - 480 pages - 24,50€ - ***
François Rahier 



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lundi 13 novembre 2023

Terriens mal lunés




Quoi de plus fascinant sur le plan romanesque que le voyage dans le temps? En s'emparant de cette thématique, Emily St John Mandel redéfinit le réel à partir des conséquences de ces incursions dans le passé. En 2401, les hommes installés dans des colonies lunaires qui répliquent sous cloche les apparences du paradis terrestre, sont sous la surveillance de l'Institut du Temps. Des agents sont chargés de réparer en douceur les modifications provoquées par un tourisme temporel désormais interdit. 


Entre dissidence et emprise totalitaire, cette chronique d'un présent sans cesse insaisissable est une remarquable expérience littéraire.

La Mer de la Tranquillité – Emily St. John Mandel – Traduit de l'anglais (Canada) par Gérard de Chergé – Rivages – 304 pages – 22€ – **** 
Lionel Germain



mercredi 8 novembre 2023

Amours en cage



Un pédagogue renommé ouvre une école destinée à forger une nouvelle génération de femmes instruites et capables de réfléchir par elles-mêmes. Nous sommes en 1871 dans le Massachusetts. L’arrivée des jeunes élèves coïncide avec l’invasion progressive du domaine par de mystérieux oiseaux au plumage flamboyant, puis d’étranges symptômes affectent les adolescentes. Un premier roman troublant à la prose alerte et sensible qui revisite "Les Quatre filles du Docteur March" de Louisa M. Alcott sous l’éclairage de "La Servante écarlate" de Margaret Atwood.


L’École aux oiseaux - Clare Beams - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Chloé Royer - Presses de la Cité - 363 pages - 22€ - ***
François Rahier - Sud-Ouest dimanche 16 juillet 2023



lundi 6 novembre 2023

Descente aux amphètes


Patrick Michael Finn, professeur d'écriture créative, s'ouvre une piste à travers les ténèbres avec deux personnages dont le reste de dignité se pèse au trébuchet: Weldon et Tammy, père et fille, embarqués dans un road-movie tragique. Quand, Tammy, adolescente et toxicomane s'enfuit de chez sa mère, elle n'a pas grand-chose à espérer de Weldon, alcoolique en rémission.


Après une nouvelle fugue, il se lance pourtant aux trousses de ce fantôme qui désormais lui ressemble, et il en croise d'autres, une armée de zombies faméliques et possédés par toutes les drogues de l'enfer. Comme ce gamin, homosexuel, polytoxicomane, malade du SIDA, en route pour sa dernière escapade. Invisible dans cette jungle de camés, Tammy n'est jamais loin. Prostituée aux yeux vides, elle se glisse à dix-huit ans dans la dépouille d'une junkie, ballottée d'un routier à un autre.




Patrick Michael Finn se saisit de leurs destins avec un souffle dévastateur et brosse le portrait d'une Amérique enkystée dans la douleur et le mépris d'elle-même.

Au milieu des serpents – Patrick Michael Finn – Traduit de l'américain par Yoko Lacour – Les Arènes Equinox – 208 pages – 19€ - **** 
Lionel Germain


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