lundi 27 février 2023

À "corps" et à cris


Portrait magistral de la perte du réel dans l'immersion pornographique, le roman de Russell Banks dépiaute le cauchemar lubrique d'un gamin qui s'est d'abord perdu de vue dans la virtualité du monde avant de se retrouver à deux doigts d'un interdit majeur. 





Pour avoir failli corrompre une adolescente, Kid écope d'un bracelet électronique qui le condamne à une relégation sous un viaduc de Floride en compagnie des pédophiles. La rencontre avec un professeur dont les recherches ressemblent davantage à une quête qu'à une étude sociologique, va l'entraîner dans un questionnement sans fin sur la réalité et les apparences. 



Ce chef d'œuvre tragique de Russell Banks met en évidence la monstruosité légale d'une société qui capitalise sur le crime et choisit ses "criminels" parmi les victimes de la solitude qu'elle génère. Pour le Kid, est-il bien nécessaire de croire qu'on est meilleur, pire où indifférent à cet écho de soi qui nous vient des autres? 

Lointain souvenir de la peau – Russell Banks – Traduit de l'américain par Pierre Furlan – Babel Actes Sud – 530 pages – 9,80€ - ***** 
Lionel Germain


Russell Banks est mort le 7 janvier 2023

 

vendredi 24 février 2023

Trop de silence, trop de chagrin


Dans une ferme isolée, ce petit bijou de noirceur met en scène Agnès et Jean, non pas femme et mari mais fille et père, drôle d'équipage prisonnier d'une succession de routines silencieuses. Dévoreuses d'énergie aussi à cause des corvées de paille, de la traite, et des animaux dont on a parfois le sentiment de partager le sort. La débauche d'efforts n'explique que partiellement l'épuisement des paroles et cette économie de l'échange dans laquelle tout se fait sans se dire.





"Plus tard, il ronflera dans le fauteuil. Quand elle aura fini de laver la vaisselle, de la mettre à goutter sur le bord de l'évier, en essuyant ses mains elle se tournera vers lui et l'observera longuement."






Pour troubler cet étrange face-à-face, il n'y-a que Pal, ouvrier agricole venu d'ailleurs. Agnès en tolère les caresses en leur refusant tout avenir.

Et puis il y a les bêtes du dehors, sauvages et prédatrices. Quand Jean prend son fusil avec son chien, c'est pour un long voyage au cœur de la forêt. Philippe Alauzet restitue la fièvre silencieuse de ce couple incongru, père et fille séparés par le mystère d'une autre disparition.  

Dans les murmures de la forêt ravie – Philippe Alauzet – Rouergue noir – 112 pages – 13,80€ - *** 
Lionel Germain



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version papier




mercredi 22 février 2023

Réapprendre à aimer ce qui reste du monde


La Rochelle est sous les eaux. Le tracé de la côte charentaise vient de changer, d’une manière irrémédiable. Et ailleurs? Ailleurs on ne sait pas. Dans cette France bouleversée par une crise climatique que le monde a refusé de voir venir, le bouche à oreille a remplacé la presse ou les réseaux. D’une rumeur l’autre, on apprend qu’un gouvernement autoritaire s’est installé à Paris, les grandes villes sont en état de siège, l’insécurité règne, les réfugiés affluent.



Janvier est un tout jeune homme mobilisé en zone rouge. Sur un coup de tête, il a quitté, un an plus tôt, la ferme familiale. Quand la ville est évacuée, il déserte, et remet ses pas dans ceux de l’enfant qu’il n’est plus. Au cours d’une longue année de marche, de Corrèze en Auvergne, il explore les vestiges d’un monde cassé qu’il faudra réapprendre à aimer comme s’il était intact. Partout la violence, mais aussi la nature, insoupçonnée. 



Point d’orgue de ce beau récit initiatique: un jour Janvier aide une femme en déroute comme lui à mettre au monde son enfant. Janvier, en latin, le dieu des commencements, des clés et des portes…

Le Retour de Janvier - Charlotte Dordor – Julliard - 363 pages - 22€ - ***
François Rahier



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lundi 20 février 2023

En attendant Gatsby


La voix de Michael Farris Smith est unique. D'un blues à l'autre, on retrouve des personnages dont la peau s'est brûlée sur les cendres d'un rêve. 


"Nick" est un "roman étendard" à lui seul, tourmenté par l'ombre littéraire de Fitzgerald. Mais c'est la Première Guerre mondiale qui blesse l'imaginaire de ce héros perdu dans les tranchées, habité par le fantôme d'une femme rencontrée lors de ses permissions à Paris. De retour à la Nouvelle-Orléans, il ne cesse de rechercher cette "illusion" qui le conduira au tout dernier chapitre dans le sillage de Daisy Buchanan et Jay Gatsby. Cette profondeur du personnage que Michael Farris Smith donne à celui de Fitzgerald génère une lecture elle-même hantée par le souvenir du "magnifique". 


Nick – Michaël Farris Smith – Traduit de l'américain par Pierre Szczeciner – Sonatine – 368 pages – 22€ - *** 
Lionel Germain





vendredi 3 février 2023

Polar et sortilèges


Les liens du polar et du conte ont été maintes fois évoqués dans les études sur le genre mais depuis quelques années la filiation se confirme, avec Grégoire Courtois et ses "lois du ciel" chez Gallimard ou Thilliez et sa "Forêt des ombres". C'est d'ailleurs la forêt qui donne son climat énigmatique et anxiogène au dernier roman d'Antoine Chainas.



A l'écart des routes fréquentées, on a lâché les ogres, un couple terrifiant de banalité apparente, Yves et Bernadette, en cavale meurtrière dans un camping-car qui leur sert essentiellement d'appât pour les auto-stoppeuses. Aux trousses d'une gamine, Anna, témoin gênant d'un de leurs forfaits, ils vont se perdre dans ce "Bois-aux-Renards" où une tribu "survivaliste" a établi son camp. 





En se coupant du monde, elle a forgé ses propres règles, pas moins violentes que celles du monde extérieur, et c'est une femme aux pouvoirs mystérieux qui recueille la fillette. Les prédateurs de l'ancien monde se retrouvent soudain traqués à leur tour. 

Il fallait un magicien du verbe comme Antoine Chainas pour nous permettre d'accéder à tous les sortilèges de ce "Bois-aux-Renards". Fascinant.  

Bois-aux-Renards – Antoine Chainas – Gallimard la Noire – 528 pages – 21€ - ****
Lionel Germain



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version papier




mercredi 1 février 2023

Une histoire violente de l'Amérique



Vern, adolescente albinos, s’enfuit du "Domaine béni de Caïn", une secte radicale noire où elle a subi violences et abus sexuels. Elle met au monde en pleine nature des jumeaux qu’elle va initier à la vie sauvage au contact des nations autochtones, pendant que son corps subit d’étranges métamorphoses. Rivers Solomon, personne non binaire, conçoit la SF comme un véhicule poétisé et fait de ce road-trip l’histoire fantasmée d’États-Unis bien réels où les multiples quêtes d’identité se heurtent aux fondations génocidaires sur lesquelles ils ont été bâtis. 


Sorrowland - Rivers Solomon - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Francis Guévremont - Aux forges de Vulcain - 538 pages - 20€ - ***
François Rahier



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