mardi 31 mai 2022

Trous d'air


Les scénarios d'épouvante mettent toujours en scène l'impuissance des victimes à échapper au système de terreur qui les frappe. Les films "catastrophe" nous ont appris le caractère spectaculaire de cette impuissance. Surtout celle d'un passager d'avion de ligne dont un ennemi invisible a juré la perte. 


 

T.J. Newman a travaillé comme hôtesse de l'air pendant une dizaine d'années. Son scénario est à double détente. On commence par prendre en otage la famille du pilote, ensuite on lui fait savoir qu'il doit plonger dans le vide s'il veut sauver sa femme et son fils. Même si le happy-end est la règle du genre, quelques litres de sueur froide irrigueront les centaines de pages de ce vol en chute libre.




Chute libre – T.J. Newman - Traduit de l'américain par Valérie Le Plouhinec – Albin Michel – 346 pages – 20,90€ - *** – 
Lionel Germain




lundi 30 mai 2022

Ça sent le sapin






Voilà comment Victor Guilbert  se saisit du lecteur: par un tour de magie auquel on voudrait résister en s'abandonnant malgré tout au mystère du "truc". L'écrivain démarre sans bruit, sans effet de plume. Dès le prologue on est cueilli par un souvenir d'enfant et par l'évocation d'un village dont la douceur du nom se referme sur une obscurité menaçante, "Douve". 



Un lecteur proustien nous fournirait sans doute une explication sur l'origine marécageuse et défensive de ce bout de route qui vient se perdre dans une nuit de sapins. Pour l'heure, on est sous l'emprise d'une voix d'enfant. Elle vient à la mémoire d'un flic avec celle plus lointaine encore de son père: "le gamin a Douve dans les veines."

Le flic s'appelle Hugo Boloren. C'est le goût de la "face cachée" qui a décidé de sa vocation. Peut-être aussi de façon plus triviale celui de s'inscrire dans les traces de son père. Un papa flic aux yeux duquel il avait du "Douve dans les veines". Son père est mort et sa mère souffre de la maladie d'Alzheimer.

Une coupure de presse va suffire à le renvoyer quarante ans en arrière. Un fait-divers banal, un meurtre à "Douve". Il demande un congé pour évacuer le questionnement qui le bouleverse. Quel rapport y'a-t-il entre ce village et ses parents qui s'y sont rencontrés à l'occasion d'un autre fait-divers? Son père était l'inspecteur en charge de l'enquête, et sa mère la journaliste qui couvrait l'événement. 

Hugo va tenter à son tour de résoudre une double énigme, celle du nouveau crime commis, et l'autre plus trouble qui voit "Douve couler dans ses veines". Fascinante immersion dans un décor où "les nuages sont si bas qu'on ne distingue pas la cime des sapins autour du village."

Douve - Victor Guilbert - J'ai Lu Policiers - 352 pages - 8€ 
Lionel Germain



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mercredi 25 mai 2022

Real fiction


Il y a eu le Japon zen de Philip Dick, sa version cyberpunk chez Ridley Scott ou Gibson, et, plus populaire, celui des mangas et des animes avec Akira. Mais la SF japonaise demeure encore mal connue voire invisible. Ce recueil de 5 novellas met en avant une génération de jeunes auteurs qui explorent chacun à sa manière des fragments d’un réel postmoderne d’une façon avant tout spéculative, sans verser dans l’utopie ou la dystopie. Véritables laboratoires d’expérience de pensée où s’interpénètrent réel et irréel, ces textes renforcent l’idée qu’un auteur de SF se donne aussi pour tâche d’inventer la réalité.


La Machine à indifférence et autres nouvelles - Traduit du japonais par Denis Taillandier et Tony Sanchez - Atelier Akatombo - 19€ - ***
François Rahier



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mardi 24 mai 2022

Les quatre vies de Mrs March



Cette Mrs March dont on voit la raison se détricoter page après page offre en prélude une image d'une banalité exemplaire. Et son portrait à la quatrième personne maintient cette neutralité du narrateur omniscient qui rend l'atmosphère irrespirable. Elle est la femme comblée d'un écrivain à succès. Dans ce trop-plein d'une vie de figurante, elle se découvre soudain en personnage médiocre d'une œuvre littéraire dont l'auteur pourrait bien être un monstre. Entre vie réelle et vie de fiction, Mrs March se réinvente elle-même dans un cauchemar auquel Virginia Feito nous condamne également avec une joie féroce. 


Mrs March – Virginia Feito – Traduit de l'anglais (Espagne!!) par Élodie Leplat – Cherche Midi – 352 pages – 22€ - ***
Lionel Germain 




lundi 23 mai 2022

Cuisine amère


On se prend à rêver en lisant le roman de Chantal Pelletier. A vrai dire, plutôt à cauchemarder sur cette dystopie à l'horizon du mois de juin 2044, dans une Provence caniculaire, avec des personnages forts en gueule comme ce duo d'enquêteurs chargé de la contrebande alimentaire.



Anna Janvier ressemble à une chancelière de l'an 2000. Ronde, gourmande, et très provocatrice, elle est d'un lyrisme inépuisable sur la figue et les métaphores qu'elle inspire alors que son collègue Ferdinand Pierraud, allergique à la nature sauvage, affiche à l'opposé toutes les faiblesses du citadin. Chantal Pelletier nous ouvre aussi la cuisine de Lou, "vétéran" de la guerre afghane dont elle a gardé des séquelles douloureuses. Au cœur de cette Provence aride, elle poursuit une œuvre culinaire accessible aux détenteurs d'un "permis de table".


La France vit sous le régime de la sécu à points. Nour, la compagne de Lou, en a payé le prix. "Liquidée pour ne pas avoir respecté les règlements, condamnée à mort comme des milliers de malades chaque année." Dans une intrigue où l'on croise la silhouette spectrale de Houellebecq hospitalisé pour embolie pulmonaire en Ukraine, on assassine les cuisiniers, on trafique le foie gras à travers l'Europe, et les guerres à l'ancienne sont évincées par des conflits dont les donneurs d'ordre agissent depuis les profondeurs du Web. 

Si l'écologie totalitaire plonge le pays dans le chaos, Chantal Pelletier ne renonce malgré tout à aucun des vertiges sensuels auxquels nous invite sa recette marocaine du "Majoun": Un mélange d'épices, miel, amandes, pâtes de coing, quelques herbes interdites, à rouler dans le sésame. Une brève escale au paradis des gourmets.

Nos derniers festins - Chantal Pelletier - Folio - 224 pages - 7,60€
Lionel Germain


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vendredi 20 mai 2022

Le cadavre est exquis





C'est le moment ou jamais de lire Nadine Monfils. Et peu importe d'ailleurs l'époque, parce que Nadine Monfils a quelque chose d'intemporel. "Magritte et moi, c'est une longue histoire d'amour qui a commencé quand j'étais petite. Et je n'ai pas beaucoup grandi." Son sourire de gamine illumine chaque page des aventures qu'elle prête au couple formé par le peintre belge et son épouse Georgette.



Ici, c'est leur femme de ménage qui est toute chamboulée par la découverte du cadavre de son autre employeur. Un cadavre qui pousse la courtoisie jusqu'à s'effacer sans laisser de traces. Pour le duo de détectives amateurs, c'est à Bruges que les brumes s'épaississent. "On patauge dans le stoemp", cette purée qui exhale un parfum de chou au lard. 

Mine de rien, Nadine Monfils est une conteuse habile. A partir d'une pâte historique vérifiable, le mensonge littéraire l'autorise à broder sans fausse note pour cette réinvention de Magritte. On s'y abandonne au bonheur d'une chope dans un resto de la Vlamingstraat et on oublie les reflets sans âmes de nos boîtes à images pour mieux guetter ceux des fantômes de Bruges.

Les Fantômes de Bruges – Nadine Monfils – Robert Laffont La Bête noire – 256 pages – 14,90€ - **
Lionel Germain




jeudi 19 mai 2022

Déroute de la soie


Le commissaire est bon enfant. Il aime le Moschofilero, ce vin blanc du domaine Skouras, et celui de Céphalonie obtenu à partir du cépage zakynthino. Un parfum de Grèce, de désespoir économique, de désenchantement européen, il y a tout ça dans les romans de Sophia Mavroudis. Son commissaire Stavros Nikopolidis enquête à l'intersection de toutes les défaites de l'Union après la crise financière. De l'immobilier au trafic portuaire, la Chine est à l'affût d'un paradis perdu par l'intransigeance de Bruxelles. Veillée par l'Acropole, c'est pourtant là que s'est forgée l'identité du continent.




Après les meurtres d'un banquier et d'un journaliste, Stavros et son équipe vont affronter les dangereuses séductions d'une présidente de société chinoise qui navigue en eaux troubles dans le Port du Pirée. Entre un air de bouzouki et une assiette de gombos en sauce, c'est déjà la nostalgie d'un monde en train de disparaître.





Stavros sur la route de la soie – Sophia Mavroudis – Jigal – 296 pages – 18,50€ - **
Lionel Germain




mercredi 18 mai 2022

Darwin et les petits chevaux des steppes


On les appelle "tarpans", ou "chevaux de Przewalski", du nom du chercheur russe d’origine polonaise qui les a redécouverts en 1879 en Mongolie. Ils ressemblent beaucoup aux chevaux figurés dans l’art paléolithique à Lascaux ou ailleurs. Considérée comme disparue à l’état sauvage, l’espèce a été préservée dans des zoos de par le monde. Aujourd’hui, on tente une difficile réintroduction en semi-liberté. 




Les tarpans ne sont pas les héros de cette histoire, mais ils n’en sont pas non plus de simples figurants. Ils sont un peu le fil rouge de ce long roman choral, où, tout au long de trois périodes clés de leur histoire, des femmes et des hommes se cherchent dans un dialogue douloureux entre eux-mêmes et la nature. Et cette fiction n’est pas qu’une fable écologique parmi d’autres. 




L’histoire de l’humanité semble s’inscrire en faux  contre une sélection naturelle selon laquelle ce sont les plus forts ou les plus intelligents qui survivent. Ce plaidoyer pour la faiblesse, cette ode à la biodiversité, ressemble fort à un pied de nez à Darwin.

Une histoire de chevaux et d’hommes - Maja Lunde - Traduit du norvégien par Marina et Françoise Heide - Presses de la Cité - 520 pages – 22,50€ - ***
François Rahier 



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mardi 17 mai 2022

Le passeur


Peut-être avez-vous déjà entendu parler de Bruce Benamran. Il réalisait de bonnes vulgarisations scientifiques sur sa chaîne Youtube "e-penser". Mais il ne fait pas que parler. Il écrit aussi, des polars, comme ce "Lola doit mourir" qui n'est pas étranger à son univers numérique. 



En visioconférence avec un mystérieux personnage baptisé Charon, les victimes embarquent pour leur dernier voyage, un suicide assisté qui vient ponctuer une sombre période de harcèlement. Bruce Benamran détaille la mécanique effroyable que les cyberprédateurs actionnent depuis l'Ukraine ou la Géorgie. Cette fiction ouvre hélas une fenêtre sur le monde bien réel dans lequel nous vivons, et l'intrigue réserve une astucieuse pirouette finale aux amateurs de suspense.



Lola doit mourir – Bruce Benamran – Flammarion – 496 pages – 21,00€ - *** 
Lionel Germain





lundi 16 mai 2022

La "Crim" en pack de six


François Médéline vient de publier chez 10/18 son deuxième polar historique sur les séquelles de la guerre de 40. On y retrouve le rythme imposé au lecteur par Ellroy pour son cycle californien. Mais il y a aussi du lamento façon Pagan chez Médéline. Dans "L'Ange rouge", la variation sur Schneider, le héros tragique de Pagan, s'appelle Alain Dubak. Il est borgne et commande un "pack de six", dirait Oppel, six flics entre Saône et Rhône pour élucider une affaire de meurtre hors du commun. La scène de crime est un chef d'œuvre gothique, une chapelle vaudou embarquée sur un radeau en flammes abandonné au gré du courant de la Saône, un corps ligoté à une croix. 




"Mamy", une femme flic, colmate les failles existentielles de son chef de groupe. Avant d'être grosse, elle a été championne de France des Super Welters. Sa spécialité: "La frappe au sternum, en direct du droit. Elle termine toujours ses cibles à moitié asphyxiées avec les pieds, pour ne pas s'abimer les mains." On est en 1998 et Lyon est bien une ville de roman noir. 




Le règne d'Edouard Herriot dont le radicalisme peinard a pu laisser penser qu'on allait ronronner dans la tiédeur provinciale jusqu'à la fin des temps s'est soldé en 1957. Et quand le roman de François Médéline commence, même si Raymond Barre trône à l'Hôtel de ville, rien de sa rondeur n'inspire l'écrivain qui va nous plonger dans une apocalypse criminelle.

"Y a-t-il un rapport avec le Christ? (…) C'est un serial killer? Les journalistes se sont excités. Ils tenaient l'affaire du siècle."
Ellroy en point de mire, Lyon comme boussole, et le beaujolais comme affluent.

L'Ange rouge - François Médéline - Points - 480 pages - 8,50 €
Lionel Germain



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vendredi 13 mai 2022

Lost in translation


Dans le milieu du roman noir, on aime bien les colloques sur la traduction. De "traduction, trahison" à "traduction, réinvention", la discipline collectionne autant d'éloges que de réprimandes. Les universitaires qui aiment s'encanailler ont colonisé le territoire des littératures populaires. Grâce à eux, Chandler et Hammett ont rejoint le panthéon littéraire, la Série Noire s'est absentée des kiosques de gare et le peuple a repris une bière devant la télé.



Ne parlez pas de "polar" aux amateurs de "romans noirs". Ils ont le frisson sélectif. Ils soupçonnent le polar d'être un divertissement, se réjouissent d'une subversion à l'œuvre dans le "roman noir", se retrouvent de salon en salon avec la passion intacte. Dehors, il pleut. Le réel fait preuve d'une patience infinie pour générer du désespoir. 




Le roman de Sébastien Rutès renvoie très exactement à cette culpabilité aristocratique envers le "mauvais genre". En France, elle occupe un espace (comme celui de cet article) partagé entre les auteurs et les lecteurs. Les uns rusent avec la certitude dérangeante d'avoir exproprié une partie des boutiquiers du vieux monde, les autres préparent leur diplôme de troisième cycle, ou une pige un peu élitiste dans un journal (parfois de province).

Agrégé d'espagnol, maître de conférences, titulaire d'un doctorat sur les stratégies de l'intertextualité dans l'œuvre du romancier mexicain Paco Ignacio Taibo II, Sébastien Rutès est passé de l'autre côté du mouroir, là où les spectres de la littérature "populaire" se mettaient au clavier pour produire en série. On revient du coup à la matrice française du "mauvais genre", cette Série Noire des années cinquante où Gringoire Centon, le personnage de "Pas de littérature!" est traducteur. A l'époque déjà, le faux est tout un art. Faux Américains, fausse Amérique, faux textes réécrits en argot du moment. 

"La Série Noire, c'est la littérature sans auteur. Une arnaque parfaite: le lecteur croit acheter un Hammett ou un Cheney, on lui refile un produit de contrebande meilleur que l'original."

En même temps qu'elle célèbre l'Amérique, cette faune qui campe dans les caves de Gallimard comme dans un club de jazz, la déteste avec force. Peut-être parce qu'elle a mieux "défendu la patrie" que les intellectuels qui la méprisent. Le héros est aussi un faux chez Rutès. Traducteur nul en anglais, c'est sa femme qui fait le boulot. Lui, peaufine son personnage de futur écrivain en fréquentant les bars de seconde zone et les truands qui veulent se raconter.

"Croyez-moi, le roman noir américain, ce sont des écrivains qui parlent d'un monde dont ils ne connaissent rien à des lecteurs qui en savent encore moins qu'eux.

Le styliste qu'on avait aimé dans "Mitclan" est au mieux de sa "forme". Tout est bidon. Les intellos sont des escrocs qui ont siphonné leur fût de polar pour se mettre à leur compte, enfiler un bleu de travail à col Mao, chausser des lunettes de la sécu et signer des autographes à des étudiants qui rêvent de prendre leur place. Vous pouvez y aller, si un docteur ès-lettres vous dit : "pas de littérature!", c'est que le bouquin a été fini à la plume d'oie taillée pour la calligraphie.    

Pas de littérature! – Sébastien Rutès – Gallimard la Noire – 254 pages – 19€ - *** 
Lionel Germain




mercredi 11 mai 2022

La vie sauvage 2.0.





Aujourd’hui, entre crises climatiques et nouvelle extinction programmée, le rapport de l’homme à la nature est constamment réinterrogé. Avec cette dystopie écologique, Diane Cook nous plonge dans un futur proche où l’urbanisation croissante et dérégulée amène les responsables gouvernementaux à sanctuariser un "État Sauvage", un parc naturel à l’échelle de tout un continent – ici une grande partie de l’Amérique du Nord. 



Des pionniers d’un nouvel âge, chercheurs, aventuriers de tous bords, une mère avec sa fille en bas âge que la pollution des villes a rendue gravement malade, y obtiennent un droit de passage, dans le cadre probable d’une expérience de survie qui ne dit pas son nom. 

Abandonnés à leur propre sort et vite dénués de tout, ces femmes et ces hommes retrouvent le mode de vie des chasseurs cueilleurs du paléolithique, la brutalité inattendue d’un univers devenu inhospitalier, la prévalence de l’instinct sur l’amour maternel. "Les animaux ont raison" dit la jeune Agnes que l’État Sauvage a guérie. Mais l’homme peut-il coexister durablement avec la nature ? 

Dans l’État Sauvage - Diane Cook - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Chabin – Gaïa - 489 pages - 23€ - ***
François Rahier



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mardi 10 mai 2022

Le dernier cercle



Thierry brun nous raconte une descente aux enfers. Dieu s'est absenté du paradis auquel son héros fait semblant de croire pendant quelques chapitres. Il s'appelle Thomas Asano. Ancien mercenaire en Serbie où Sarajevo lui a appris l'horreur, il a gardé l'amour d'une Béatrice au fond de son âme et s'est reconverti à l'ordinaire des jours quelque part dans les Vosges. C'est une histoire de rédemption impossible avec un héros charpenté pour trébucher avant le dernier cercle. Thierry Brun ne se prive pas d'un lyrisme qui sonne juste, comme une petite mélodie en sous-sol avant le baisser de rideau.


Pour seul pardon – Thierry Brun – Jigal – 200 pages – 18€ - *** 
Lionel Germain





lundi 9 mai 2022

Une capsule de temps


Dans le roman d'Alexandre Civico, il y a d'abord un homme "qui surgit du brouillard". Comme le train de 7h45 dans la petite gare d'Atmore au fin fond de l'Alabama. L'homme est français et ce bout d'Amérique est son point de rendez-vous. Il y aura trente-trois jours pour comprendre le sens du voyage et près de quinze heures en dix-huit chapitres pour fêter ce jour de gloire du William Station Day où Atmore, comme le reste de l'Amérique, s'inventait dans la vie du rail.



Alexandre Civico fait du mystère du Français l'occasion d'accéder avec un œil froid à cet autre mystère qu'est l'Amérique. Une nation que le regard de l'autre explore sans bienveillance, "avec sa peau grenue, ses vergetures et (…) ses couleurs stridentes." Noirs et Blancs coiffés des mêmes casquettes s'y partagent l'espace avec un devoir de réserve, les Indiens ont perdu la mémoire et dansent devant le casino. A l'intérieur, des obèses s'abiment devant des écrans pourvoyeurs d'une musique obsédante. 



Il y a ces armes que l'on célèbre dans d'étranges foires où même les enfants s'entraînent au plaisir de donner la mort. Une Amérique du simulacre permanent, amoureuse du faux qui pullule sous la forme de sosies pathétiques, Marilyn, Elvis, Johnny Cash, comme pour s'étourdir dans l'idée qu'elle se fait d'elle-même.

Mais la véritable destination de l'homme est "une immense cathédrale païenne aux tours vitrées", une prison et son couloir de la mort dont l'auteur prépare l'épiphanie, laissant deviner quelques fragments de la douleur originelle, organisant chaque chapitre comme autant de coups de gong avant la promesse du KO sur le ring.

Atmore, Alabama - Alexandre Civico - Babel Noir - 150 pages -6,80€
Lionel Germain



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vendredi 6 mai 2022

Fille du bled


La chronique des trous perdus américains n'en finit pas de nous réjouir. En grande partie parce qu'elle nous révèle des écrivains comme Amy Engel qui s'est fait connaître avec une saga pour adolescents et n'a pas peur du noir réservé aux adultes. Cette "ombre familière" offre sa part nocturne à une femme en quête de réponses après le meurtre de sa fille. Dans ce petit bled du Missouri, près des monts Ozarks, tout le monde se connaît. Née du mauvais côté du rêve américain, entre une mère alcoolique et des copines qui s'effeuillent dans les bars glauques, l'héroïne d'Amy Engel ne trouvera la vérité qu'au terme d'un épilogue éprouvant.


Une ombre familière – Amy Engel – Traduit de l'américain par Mireille Vignol – Le Masque – 240 pages – 20€ - ***
Lionel Germain




jeudi 5 mai 2022

La Compagnie des hommes


Nicolas Sarkozy avait prévu le retrait des troupes françaises en Afghanistan pour 2013. François Hollande a fixé à 2012 la date du départ. C'est dans un contexte de tensions liées aux préparatifs du retour que s'inscrit le récit du capitaine Michelin à l'été 2012. Loin du journal de campagne, l'exercice littéraire d'une sobriété remarquable s'attache à retrouver les figures singulières que l'armée réduit nécessairement au collectif qui les rassemble. 




"Jonquille", le nom de cette compagnie affectée au Bataillon "Acier", évoque déjà la fausse douceur rimbaldienne du paysage où repose le "dormeur du val". Jean Michelin nous entraîne en compagnie des hommes, Greg, Mathieu, David, pour dire avec pudeur l'indifférence de la métropole, la trouille des petits matins vite effacée aux premiers ronflements des VAB, les héros sans fanfare, et les nuits sans sommeil. 



Non, la guerre qui rôde à nos frontières n'est pas un jeu vidéo. Que ce beau livre nous permette de ne pas oublier "nos morts et nos blessés".

Jonquille – Jean Michelin – Gallimard – 368 pages – 21€ - *** 
Lionel Germain 




mercredi 4 mai 2022

Petite musique cyber



Avec ce polar futuriste qui suit de près "Périphériques", son précédent opus, Gibson immerge à nouveau le lecteur dans l’univers high-tech très perso auquel il l’a accoutumé depuis 35 ans, une esthétique devenue monde: environnement quotidien hyperconnecté, lunettes intelligentes, habitronique… L’écriture s’est fluidifiée, l’effet de réel joue à fond, l’intérêt se portant aussi bien sur le rendu hyperréaliste de la vie quotidienne que sur une intrigue complexe mêlant deux lignes temporelles, un monde sans Brexit et sans Trump s’acheminant vers la guerre nucléaire, et un autre, post apo, très orwellien. 


Agency - William Gibson - traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurent Queyssi - Au diable vauvert - 472 pages - 22€ - ***
François Rahier



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mardi 3 mai 2022

La vie déraille


Il existe parfois des connexions troublantes entre des hommes sans parenté qui fréquentent les mêmes rêves sous une homonymie trompeuse. 



Historienne d'art et archéologue à l'Université libre de Bruxelles, Camille Brasseur, a consacré un essai à Paul Delvaux, "peintre des femmes et des squelettes"  mais également "L'Homme qui aimait les trains" (Snoeck - 2019), cultivant une passion pour les monstres d'acier crachant du feu. 


On lui doit des toiles magnifiques sur la gare du Luxembourg, sur de petites gares perdues dans une nuit muette où les personnages se refusent en tournant le dos au spectateur mais nous invitent peut-être au partage d'un mystère ultime. 

Le peintre nous abandonne au moment où l'obscurité s'empare de la glorieuse certitude du jour. André Delvaux, lui, ne doit qu'à deux syllabes une apparence de fraternité avec Paul. Mais sur le territoire pétri des mêmes ombres flamandes, les racines se mêlent et le cinéaste belge retrouve les éclairages crépusculaires du peintre pour son adaptation du court roman de Johan Daisne, "Un soir, un train".
 

C'est justement au roman qu'on peut revenir grâce aux éditions de l'Arbre vengeur. Elles reprennent le texte de 1950 agrémenté d'une préface astucieuse de Philippe Toussaint.


Dans un train arrêté en pleine nuit au cœur d'un paysage inconnu, le narrateur quitte son wagon en compagnie d'un professeur et d'un jeune homme. Ils vont s'aventurer sur des chemins qui mènent à une auberge intemporelle où un orchestre anime un bal crépusculaire. La magie du récit tient à ce questionnement courtois des apparences. Le professeur émet quelques hypothèses. On y parle beaucoup d'inertie, de ce mouvement qui nous entraîne à trébucher sur quelques mètres au-delà de l'arrêt. D'un dernier vagabondage peut-être, de ce passager attentif à vivre sa mort dans un onirisme puissant. 


Un soir, un train – Johan Daisne – Préface de Philippe Toussaint – Illustrations de Jean-Michel Perrin – Éditions de l'Arbre vengeur – 142 pages – 15€ - ****
Lionel Germain