vendredi 13 mai 2022

Lost in translation


Dans le milieu du roman noir, on aime bien les colloques sur la traduction. De "traduction, trahison" à "traduction, réinvention", la discipline collectionne autant d'éloges que de réprimandes. Les universitaires qui aiment s'encanailler ont colonisé le territoire des littératures populaires. Grâce à eux, Chandler et Hammett ont rejoint le panthéon littéraire, la Série Noire s'est absentée des kiosques de gare et le peuple a repris une bière devant la télé.



Ne parlez pas de "polar" aux amateurs de "romans noirs". Ils ont le frisson sélectif. Ils soupçonnent le polar d'être un divertissement, se réjouissent d'une subversion à l'œuvre dans le "roman noir", se retrouvent de salon en salon avec la passion intacte. Dehors, il pleut. Le réel fait preuve d'une patience infinie pour générer du désespoir. 




Le roman de Sébastien Rutès renvoie très exactement à cette culpabilité aristocratique envers le "mauvais genre". En France, elle occupe un espace (comme celui de cet article) partagé entre les auteurs et les lecteurs. Les uns rusent avec la certitude dérangeante d'avoir exproprié une partie des boutiquiers du vieux monde, les autres préparent leur diplôme de troisième cycle, ou une pige un peu élitiste dans un journal (parfois de province).

Agrégé d'espagnol, maître de conférences, titulaire d'un doctorat sur les stratégies de l'intertextualité dans l'œuvre du romancier mexicain Paco Ignacio Taibo II, Sébastien Rutès est passé de l'autre côté du mouroir, là où les spectres de la littérature "populaire" se mettaient au clavier pour produire en série. On revient du coup à la matrice française du "mauvais genre", cette Série Noire des années cinquante où Gringoire Centon, le personnage de "Pas de littérature!" est traducteur. A l'époque déjà, le faux est tout un art. Faux Américains, fausse Amérique, faux textes réécrits en argot du moment. 

"La Série Noire, c'est la littérature sans auteur. Une arnaque parfaite: le lecteur croit acheter un Hammett ou un Cheney, on lui refile un produit de contrebande meilleur que l'original."

En même temps qu'elle célèbre l'Amérique, cette faune qui campe dans les caves de Gallimard comme dans un club de jazz, la déteste avec force. Peut-être parce qu'elle a mieux "défendu la patrie" que les intellectuels qui la méprisent. Le héros est aussi un faux chez Rutès. Traducteur nul en anglais, c'est sa femme qui fait le boulot. Lui, peaufine son personnage de futur écrivain en fréquentant les bars de seconde zone et les truands qui veulent se raconter.

"Croyez-moi, le roman noir américain, ce sont des écrivains qui parlent d'un monde dont ils ne connaissent rien à des lecteurs qui en savent encore moins qu'eux.

Le styliste qu'on avait aimé dans "Mitclan" est au mieux de sa "forme". Tout est bidon. Les intellos sont des escrocs qui ont siphonné leur fût de polar pour se mettre à leur compte, enfiler un bleu de travail à col Mao, chausser des lunettes de la sécu et signer des autographes à des étudiants qui rêvent de prendre leur place. Vous pouvez y aller, si un docteur ès-lettres vous dit : "pas de littérature!", c'est que le bouquin a été fini à la plume d'oie taillée pour la calligraphie.    

Pas de littérature! – Sébastien Rutès – Gallimard la Noire – 254 pages – 19€ - *** 
Lionel Germain