jeudi 31 mars 2022

Mary, à quel prix


Auteur d'un "Manuel de survie à l'usage des jeunes filles", Mick Kitson est un rocker gallois qui vit en Écosse. C'est un concentré très britannique d'humour parfois glacial et d'amoralisme courtois qui pratique avec brio dans "Analphabète" le contre-pied et l'esquive. 



Son héroïne, Mary Peace, a pourtant du monde aux trousses. Fille d'un gourou cultivateur de fraises qui lui a tout lu sans jamais l'autoriser à lire ou à écrire, elle est devenue une prédatrice redoutable. Les flics la cherchent, comme le fils abandonné qui flaire aussi sa piste et pourrait avoir une désagréable surprise. Question amour filial, Mary n'a pas les mots en magasin. Constat paradoxal pour un roman d'une  grande tendresse avec ses personnages.




Analphabète – Mick Kitson – Traduit de l'anglais (Écosse) par Céline Schwaller – Métailié Bibliothèque écossaise – 256 pages – 18€ - ***
Lionel Germain




mercredi 30 mars 2022

La vraie vie et son double


C’est dans la Pologne communiste que Stanislas Lem a fait l’essentiel de sa carrière. Le recours à l’anticipation a été pour lui un moyen de résister au totalitarisme, une forme de résilience ou plus banalement de survie intellectuelle. Les circonstances l’ont amené à construire une œuvre protéiforme où le baroque et le bizarre se conjuguent, à l’ombre de Swift, de Kafka ou du comte Potocki. 



Space operas métaphysiques, satires flirtant avec l’absurde, ses livres ont été adaptés au cinéma, au théâtre, et même sur des scènes lyriques. Les principaux reparaissent aujourd’hui, en même temps que sort un recueil de nouvelles des années 60 jusqu’ici inédites en français, Les Aventures du pilote Pirx. Au temps du communisme ces récits avaient servi de support ou de prétexte à un blockbuster soviétique prétendant rivaliser avec Star Wars. 



Aujourd’hui, les masques tombés, à livre ouvert, nous y découvrons l’éloge de la faiblesse et des déficiences humaines dans un univers que surplombe la précarité. Loin d’être un super héros formaté comme dans les comics US, le cadet de l’espace Pirx se débat avec des équipages souvent composés de bras cassés, dans des nefs bricolées à la va-vite où la sécurité ne semble pas la priorité absolue, témoins ces réacteurs nucléaires qui ont souvent des fuites…

En partenariat avec l’Institut polonais de Paris, la revue Galaxies publie au même moment un dossier sur Stanislas Lem, avec d’autres inédits, une interview de l’auteur et un passionnant article de Jean-Pierre Andrevon sur les adaptations cinématographiques de l’œuvre, du "Solaris" d’Andreï Tarkovski, presque aussi célèbre  que le "2001" de Kubrick et Clarke, à celui, plus récent, de Steven Soderberg.

Les Aventures du Pilote Pirx - Stanislas Lem - Nouvelles traduites du polonais par Charles Zaremba - Actes sud - 423 pages - 23€ - 
Stanislas Lem: le centenaire - Revue Galaxies # 73 - 191 pages - 11€ - www.galaxies-sf.com/ - ****

François Rahier 



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mardi 29 mars 2022

Retraite anticipée


En 1983, Sean Duffy est flic de la police royale d'Ulster. Il est catholique aussi, ce qui complique la donne d'un jeu de massacre qui n'en finit pas de se relancer depuis près d'un siècle. Quand la traque s'organise aux trousses d'un membre de l'IRA qui a été son pote de collège, Duffy est l'as de pique aux mains des services secrets pour mettre le terroriste au tapis.




Porté par une ironie mordante, le roman de Mc Kinty nous offre une leçon d'histoire sur l'imbroglio irlandais et la préparation d'un attentat contre Margaret Thatcher. Avec en Guest-star, une mystérieuse responsable du MI5 qui révèle le choix stratégique des Britanniques pour se retirer des conflits, une variante de retraite anticipée dont on laisse l'intitiative à l'adversaire.




"- Et c'est  ce que vous faites ici? Vous battez en retraite?
 - C'est ce que nous faisons depuis les premiers désastres du front occidental de la première Guerre mondiale. Battre en retraite avec le plus de discipline possible depuis l'apogée de l'empire. Dans la plupart des cas, on s'en sort très bien. Dans d'autres comme celui de l'Inde, on a foiré."

Et l'Irlande serait le plus meurtrier des désastres en cas de retrait brutal.

Ne me cherche pas demain – Adrian McKinty – Traduit de l'anglais (Irlande du Nord-Royaume-Uni) par Laure Manceau – Actes Sud actes noirs – 384 pages – 22,50€ - Numérique: 14,99€ - ****
Lionel Germain




lundi 28 mars 2022

Un paradis artificiel



Attica Locke devient une autrice américaine de premier plan grâce à sa série consacrée à Darren Mathews, un Ranger noir du Texas qu'on a découvert dans "Bluebird, bluebird" publié chez Liana-Levi. En 2018, le roman a obtenu l'Anthony award et l'Edgar, récompense suprême du polar US. Dans ce nouvel épisode, Darren débarque à la recherche d'un enfant disparu sur les rives du lac Caddo au cœur d'une communauté où cohabitent Indiens, suprémacistes blancs et rescapés de l'esclavage. Un paradis survivaliste qui masque avec peine les brumes infernales du bayou et les haines recuites de l'histoire. 


Au paradis je demeure – Attica Locke – Traduit de l'américain par Anne Rabinovitch – Liana Levi - 320 pages – 21€ - **** 
Lionel Germain



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vendredi 25 mars 2022

Faux départ


En laissant fleurir le doute sur la rationalité de son récit, dans la tradition qui va de Poe à Stephen King, Niko Tackian rend aussi hommage à Melville et à D.H. Lawrence. L'éditeur bordelais L'Arbre Vengeur vient de republier l'étonnante nouvelle "L'Homme qui aimait les îles" de Lawrence dans laquelle le narrateur épuise sa quête d'idéal et cède au triomphe d'une nuit hivernale. 




On devine que Yohan, le héros de Niko Tackian risque un épilogue aussi peu enviable à son réveil sur cette île pourtant paradisiaque. Il s'y retrouve par la grâce d'un pacte. Quelques milliers d'euros et une pilule à avaler, c'est le tarif et le modus operandi d'une organisation qui promet une renaissance aux gens désireux de disparaître sans laisser de traces.




Yohan s'étonne assez rapidement de ce paysage de western où les maisons abandonnées refusent de livrer leur secret. Le paradis se transforme peu à peu en société fermée surveillée par des drones. En compagnie d'une égarée qui partage son sort, il va tenter de s'échapper, mais le retour au monde n'est pas dans le contrat. Un brillant exercice de style sur la mémoire, la faute et l'expiation.   

Respire – Niko Tackian – Calmann-Lévy – 306 pages – 18,90€ - ***
Lionel Germain 



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Version papier




jeudi 24 mars 2022

"This is the End"


Ça pourrait être l'histoire d'un monde en train de finir, par exemple le monde de la presse papier, symbolisé par le Los Angeles Times en pleine déconfiture financière, face au monde numérisé dont la puissance prolifère dans les entrailles réfrigérées de la planète. 



Le journaliste Jack McEvoy est un combattant de l'arrière-garde. Sacrifié pour cause de rentabilité, il vise le Pulitzer comme un dernier fait d'arme d'une guerre déjà perdue. Déjouer l'accusation qui pèse sur un petit dealer accusé de viol et de meurtre, dans le jargon du métier c'est un "cliché". "Mais entrer dans la tête d'un jeune tueur de ce genre? Ça, c'est du calibre Pulitzer, mec".




Michael Connelly construit avec ce personnage de loser apparent la mise en scène d'un combat inégal. McEvoy n'affronte pas seulement la police pressée de conclure une affaire mais un mystérieux assassin qui trône dans la salle des machines du nouveau monde. David contre Goliath et le lancinant refrain des Doors en épilogue: "This is the end… beautiful friend, the end…". Passionnant. 

L'Épouvantail – Michael Connelly – Traduit de l'américain par Robert Pépin – Calmann-Lévy – 540 pages – 19€ - **** 
Lionel Germain




mercredi 23 mars 2022

Pêche miraculeuse



Ce roman est d’abord une invitation au voyage dans un Londres géorgien reconstitué avec un souci du détail bluffant où affleure à chaque instant le talent de l’auteur, historienne et anthropologue. Un soir de 1785 l’armateur Hancock, jamais remis du deuil de sa femme et de la perte de son fils unique mort-né qui le hante comme un fantôme familier, reçoit la visite d’un de ses capitaines. Celui-ci lui amène la momie d’une sirène pêchée en mer de Chine contre laquelle il a échangé son navire! Une maquerelle des beaux quartiers va vite s’intéresser à l’affaire.



La Sirène, le Marchand et la Courtisane - Imogen Hermes Gowar - Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Maxime Berrée – Belfond - 528 pages - 22€
François Rahier 



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mardi 22 mars 2022

Portrait de groupe





Passé de la brigade mondaine à un bureau administratif de l'ambassade au Nigeria, Valmy, le héros d'Alexandre Galien, reprend du service à la "crim" après un meurtre de flic à la sauce vaudou. Réseaux de prostitution africaine et implication de hautes personnalités, l'auteur qui a remporté le prix du Quai des Orfèvres embarque son "groupe" de flics dans un scénario sans fausses notes mais assez convenu.




Le souffle de la nuit – Alexandre Galien – Michel Lafon – 317 pages 18,95€ - **
Lionel Germain





lundi 21 mars 2022

Les taupes modèles de l'Est


Ulrich Effenhauser est historien et son roman restitue avec une précision documentaire les sinistres parties de poker menteur entre l'Est et l'Ouest de l'Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. On a accusé la République fédérale d'avoir "blanchi" un certain nombre de dirigeants d'entreprises mais on a sous-estimé le pouvoir de nuisance des anciens nazis manipulés par les communistes. Et l'historien allemand a su admirablement se planquer derrière le romancier pour nous offrir ce scénario dont certains plans évoquent les vertiges hitchcockiens.



En Bavière en 1978, l'assassinat d'un prof de musique va permettre à Alwin Heller, un jeune flic dont le père a été membre du parti nazi, d'enquêter sous les ordres d'un autre flic de légende, héros de la résistance. Mais alors que tout indique une implication de la Fraction Armée rouge, le mentor de Heller disparaît à Prague et l'affaire semble s'enliser dans un dialogue impossible entre Prague et Bonn. Ulrich Effenhauser perce les secrets honteux enfouis des deux côtés du Mur. 




"Le crime est un rat. Un rat qui se glisse dans les fissures du monde pour y mettre bas. La vocation de Heller était de mettre ce rat hors d'état de nuire. Il a cru que c'était possible. Puis il s'est rendu compte que non; les rats prolifèrent, dans la nuit."

Je vis la bête surgir de la mer – Ulrich Effenhauser – Traduit de l'allemand par Carole Fily – Actes Sud actes noirs – 240 pages – 21,80€ - ***
Lionel Germain 



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Version papier




vendredi 18 mars 2022

Le Roman noir d'Alger la Blanche (2)





C'est la Guerre d'Algérie vue par un petit flic pied-noir. Un homme intègre qui essaie de se tenir à égale distance des poseurs de bombes du FLN et de l'OAS. Qui refuse aussi les avances des barbouzes gaullistes en train d'infiltrer les réseaux putschistes de l'armée. Le 26 mars 1962, Alger la Blanche deviendra Alger la Noire et basculera définitivement dans la violence. Un excellent exercice de mémoire.



Alger la noire - Maurice Attia - Babel noir - 393 pages - 9,70€ - *** (février 2006)
Lionel Germain




jeudi 17 mars 2022

Le Roman noir d'Alger la Blanche (1)


Quand l'éditeur évoque Thompson et Shakespeare pour "Les mystères d'Alger" de Robert Irwin, on a envie de revenir à Camus sur une citation duquel s'ouvre le livre. "Nécessaire et inexcusable, c'est ainsi que le meurtre leur apparaissait. Des cœurs médiocres, confrontés avec ce terrible problème, peuvent se reposer dans l'oubli de l'un des termes. Ils se contenteront, au nom des principes formels, de trouver inexcusable toute violence immédiate et permettront alors cette violence diffuse qui est à l'échelle du monde et de l'histoire."



Dans ce roman tragique et superbe, Robert Irwin nous raconte la guerre d'Algérie mieux que l'historien (qu'il est pourtant) pourrait le faire. Pas la guerre des généraux ou des maquisards héroïques mais celle des flibustiers de la mort perdus dans des rêves sanguinaires. Un officier français retourné par le Viêt-Cong trahit pour le FLN. Il ânonne Marx en assassinant femmes, enfants et vieillards. Fou, dira-t-on? Comme si la guerre avait quelque raison.




Les Mystères d'Alger – Robert Irwin – Traduit de l'anglais par Gérard Piloquet – Phébus – 240 pages (janvier 1994) 
Lionel Germain




mercredi 16 mars 2022

Celui qui parlait aux Martiens




Le préhistorien François Bordes (1919-1981) a beaucoup œuvré pour la recherche en Périgord, à Lascaux en particulier. Enseignant à Bordeaux il a donné son nom au campus des sciences et à l’arrêt de tram qui le dessert. Sous le nom de Francis Carsac, il a également publié six romans et une vingtaine de nouvelles de science-fiction qui font de lui un classique du genre traduit dans le monde entier, un jalon entre Barjavel et Jeury. 



L’éditeur bordelais L’Arbre vengeur réédite son œuvre, tandis que la revue "Galaxies" publie un passionnant dossier à son sujet. Carsac n’oublie jamais la science dans ses space operas qui sont, selon ses propres termes, davantage des romans d’hypothèse que de pure imagination, et si ses personnages rencontrent des aliens ou des Néandertaliens, c’est une expérience de pensée avant une concession au genre. Raconter le passé de l’humanité ou son avenir incertain relève d’un même mouvement: raconter, c’est enseigner, enseigner c’est chercher.




Pour patrie l’espace - Francis Carsac - Préface de Laurent Genefort - L’Arbre vengeur - 288 pages - 16€ - *** – 
Francis Carsac - Didier Reboussin - Revue Galaxies # 74 - 190 pages - 11€ - www.galaxies-sf.com/ - ***

François Rahier




mardi 15 mars 2022

Péché originel


Denis Carbone est une des versions officielles du F.A.P., le "flic-à-problèmes", archétype du héros de roman noir classique inspiré du nocturne chandlérien. L'alcoolisme dont il cherche à s'affranchir lui vient de son péché originel, sa responsabilité dans la mort de sa petite sœur.



Quand peu avant Noël, une petite fille nigériane est trouvée assassinée dans un ravin de Naples, le cauchemar se réactualise. Le flux migratoire en Europe essaime des clans mafieux. "Un bout d'Afrique" qui "présentait le pire du continent africain: la misère, les rites vaudous, des individus prisonniers d'un mal incurable." Désespoir, secte, corruption et mystérieux "soleil noir" enténèbrent la baie de Naples.



La nuit n'existe pas – Angelo Petrella – Traduit de l'italien par Nathalie Bauer – Philippe Rey noir – 208 pages – 19€ - **
Lionel Germain




lundi 14 mars 2022

L'autre côté du Jourdain


Pagan est de retour. Il nous avait donné de ses nouvelles en 2018 dans un recueil déjà préfacé par Michel Embareck, romancier journaliste migraineux qui en sait plus long sur le blues que les méandres du Mississippi dans le bayou. Ces "Mauvaises nouvelles du front" égrenaient les arpèges enfumés d'un jazz de nuit et Pagan reste fidèle à la quintessence du "roman noir". 




C'est assez rare d'ouvrir un livre en sachant que la note bleue va être tenue jusqu'à la dernière ligne. Dans "roman noir", on annonce la couleur, la voix au chapitre a forcément une fêlure, le rêve est inaccessible, la terre promise est de l'autre côté du Jourdain. "Moïse a douté de Dieu, alors Dieu lui a permis d'apercevoir la terre promise de loin, (…) mais pas d'y pénétrer." 




Voilà tout Pagan résumé par l'inspecteur principal Schneider. Michel Embareck le dit encore dans sa préface en trompe-l'œil. On y déguste un  premier bol de nuit dans une proximité réinventée avec le héros de Pagan. Schneider aurait "créé un personnage récurrent nommé Hugues Pagan, l'un s'avérant l'ombre chinoise de l'autre, au travers d'une langue unique reconnaissable dès le premier paragraphe."

Nous voici donc en novembre 1973 dans une ville qui condense les fatalités provinciales. Claude Schneider y débarque pour affirmer un renoncement à "une carrière" parisienne. Il a derrière lui l'Algérie et ses fantômes. Il est sans doute son propre fantôme malgré son titre de patron du Groupe criminel. Sa première affaire l'entraîne sur la piste d'une jeune fille disparue. 

Dans un roman de Pagan, une enquête n'est jamais qu'une façon de sonder les entrailles de Schneider. Il y a la nuit interminable, les bars où la lumière est illusoire, les ombres frôlées, la pâleur de l'aube dans les cimetières, les amours qu'on refuse, "- La terre promise, avait-il murmuré brusquement. 
- La terre promise? 
- Une fois, une seule fois, Moïse a douté de Dieu…" 

Le carré des indigents – Hugues Pagan – Préface de Michel Embareck - Rivages noir – 444 pages – 20,50€ - ****
Lionel Germain 



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Version papier



"Polar Express" sur Radio CHU


Charlie Parker






samedi 12 mars 2022

Dieu reconnaîtra les chiens




Martin vit avec le facteur, Clémentine avec une prof de lettres, et Stéphane Brindille cherche à calculer le poids du monde. Ce trio de flics composé d'un binôme homosexuel et d'un jeune Asperger aussi indéchiffrable que sa phobie des chiens, est la bonne trouvaille du roman de Gilles Vincent. Là où on pourrait craindre le pire, il propose un portrait très touchant de ses personnages dont il a travaillé la nuance en évitant la caricature et les lieux communs.



L'entreprise Titania de Tarbes voit un grand nombre de ses salariés se suicider. C'est forcément suspect dans cet univers du commerce en ligne à la réputation sulfureuse. Sa belle vitrine sociale et son patron charismatique agacent les enquêteurs mais Titania pourtant n'est qu'un faux nez narratif. 

En changeant peu à peu la trajectoire d'une intrigue prévisible, en déjouant tous les pronostics du lecteur, Gilles Vincent réussit à le perdre momentanément dans un maelstrom de violence inexpliquée. Ce qui nous reste à la fin du voyage, c'est la densité du mal dissimulé derrière un voile de mensonge et d'innocence. Cruel et imparable. 

Usual Victims – Gilles Vincent – Éditions Au diable vauvert – 416 pages – 19€ - ***
Lionel Germain



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Version papier



 

vendredi 11 mars 2022

Le bourreau a du coeur


Clara est secrétaire d'état chargée de préparer une loi sur la maltraitance infantile, son mari Haavard est pédiatre, et la romance conjugale est un vieux souvenir même si l'enfant d'origine pakistanaise qui vient mourir dans le service de Haavard pourrait les rapprocher. Un bourreau justicier assassine le père de l'enfant soupçonné de maltraitance. Et une série de meurtres vise bientôt la communauté musulmane.



En convoquant des thèmes sensibles: islamophobie, homophobie et place des femmes dans la société norvégienne, Ruth Lillegraven n'en fait que la toile de fond d'un thriller psychologique où domine la figure mystérieuse de Clara. Ses liens familiaux et les circonstances au cours desquelles son beau père a trouvé la mort révèlent un personnage marqué par ses fêlures. Très bon suspense.






Tout est à moi – Ruth Lillegraven – Traduit du norvégien par Frédéric Fourreau – Éditions Gaïa – 250 pages – 23€ - ***
Lionel Germain




jeudi 10 mars 2022

Sang partagé


Roslund le journaliste et son compère scénariste Thunberg s'inspirent des souvenirs de ce dernier dont les frères avaient commis une série de braquages dans les années 90. Les services sociaux veulent placer Léo et ses deux frères après une scène de violence conjugale qui mène le père en prison et la mère à l'hôpital. Pour Léo, personnage central du roman, le premier braquage à 14 ans signe sa déclaration d'indépendance. Quelques années plus tard, détenu à son tour, il est bien décidé à poursuivre sa carrière criminelle avec Sam, son compagnon de cellule.



Mais Sam aussi a un frère. Un flic dont l'éthique professionnelle est mise à rude épreuve. Lancé à leurs trousses, il va désormais brouiller les cartes entre enquête et vie privée. 

Dans ce magnifique roman noir sur la force du lien et l'aura négative du père, Roslund et Thunberg braquent les projecteurs sur deux hommes victimes d'une loyauté familiale dévoyée par le déterminisme criminel. 



Si tu me balances – Roslund et Thunberg – Traduit du suédois par Frédéric Fourreau – Actes sud actes noirs – 486 pages – 23,50€ - *** 
Lionel Germain




mercredi 9 mars 2022

Résistance et soumission



Nous sommes dans un futur proche, Idir, émigré iranien, passe son examen de citoyenneté britannique quand une attaque terroriste soudaine vient rebattre les cartes. Ce n’est pourtant pas le propos essentiel de ce petit livre provocant et dérangeant. Un protocole – démarqué de l’expérience de Milgram sur la soumission à l’autorité popularisée par le film d’Henri Verneuil "I comme Icare" – est en cours. Dans ce cadre, la réactance du sujet qui se voit refuser le droit de ne pas choisir est comme un grain de sable dans la machine totalitaire en marche: il n’y a peut-être pas de moindre mal.


L’Examen - Sylvain Neuvel - Traduit de l’anglais (Canada) par Patrick Imbert - Le Livre de poche - 120 pages – 6,90€ - ****
François Rahier 




mardi 8 mars 2022

La Croix et la Bannière





Un pasteur quitte son petit bled au cœur de l'Australie en laissant derrière lui cinq cadavres avant d'être abattu. Martin Scarsden ancien correspondant de guerre vient enquêter un an plus tard sur le mystère de cette tuerie. Chris Hammer restitue la chaleur sèche d'un paysage dévasté par la flambée des passions humaines, entre foi trahie, violences conjugales et crimes de guerre.




Qu'ils brûlent – Chris Hammer – Traduit de l'anglais (Australie) par Pierre Reignier – Fayard noir -80 pages – 22,90€ - *** 
Lionel Germain



 

lundi 7 mars 2022

Mémoire courte


Ce n'est pas la maladie d'Alzheimer, ce n'est pas un long naufrage dans l'oubli, c'est plutôt comme une coupure de courant brutale et irréversible dans certains cas. On l'appelle l'amnésie antérograde et elle survient après un accident comme celui de Marcus sur sa moto. Quand il est retrouvé pendu dans une clinique spécialisée, c'est le point de départ d'une enquête où les huit témoins ont vu sans pouvoir se souvenir. En compagnie de l'inspectrice Jeanne Ricoeur, une héroïne qui a du répondant malgré ses drames existentiels, le polar astucieux d'Arnaud Delalande ne se réduit pas à une partie de Cluedo mais offre une immersion mouvementée dans les secrets de laboratoire.


Memory - Arnaud Delalande – Pocket – 320 pages – 6,95€ - ** 
Lionel Germain



Version Papier




samedi 5 mars 2022

Mouettes et chansons


Quand la procureure Chastity Riley, l'héroïne de Simone Buchholz, croise un flic aux côtés de son supérieur, la première chose qu'elle remarque, c'est le mépris dans le regard du subordonné. A Hambourg, comme partout ailleurs, la lutte des classes opère en arrière-plan, et comme dans toutes les grandes villes offertes aux vents du large, il y a un port, du brouillard et des mouettes. Les mouettes se soulagent fréquemment sur Chastity qui a le moral au fond d'une chope. Dans "Béton rouge", on met des hommes nus en cage et trop de femmes blondes sous un chignon. Chastity a horreur du déterminisme historique et des jardins en façade.


C'est vraiment une héroïne à part dans la littérature allemande. Elle trimballe son mal de vivre avec une énergie paradoxale. Dans cet épisode, Simone Buchholz la délocalise un instant. On quitte les brumes de la Mer du Nord pour une Toscane en trompe-l'œil du côté de la Bavière où les internats abritent de drôles de pensionnaires. Au-delà de la fatalité qui pousse les hommes à se faire du mal, on succombe au charme de cette femme dont la fragilité se blinde au fil des nuits derrière les accords de Country. Mouette rieuse et chanson triste. 


Béton rouge – Simone Buchholz – Traduit de l'allemand par Claudine Layre – Fusion l'Atalante – 240 pages – 19,90€ - *** 
Lionel Germain



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version papier




vendredi 4 mars 2022

Bonjour tristesse




Une terrible histoire de vengeance familiale dans les Vosges, chères à Pierre Pelot. D'un côté, le clan des Malheur, bonjour tristesse; de l'autre, Jocco et les siens. Et la sienne, surtout. Sa femme meurtrière d'un Malheur, son premier mari. Les autres n'ont pas oublié malgré la prison qui n'efface ni le chagrin ni la rancune, au point qu'un soir de fête, Jocco est assassiné dans sa menuiserie. Pierre Pelot monte alors le curseur de la violence avec un timing impeccable et la surprise finale vaut le détour.



Le méchant qui danse – Pierre Pelot – Spécial police Fleuve noir 1985, Rivages 2000 - ***
Lionel Germain






jeudi 3 mars 2022

Papier mural




Le meurtre d'un patron de presse de journal noir en 1956 à Atlanta donne l'occasion à Tommy Smith, ancien flic et jeune reporter, d'enquêter sur une affaire des années trente. A cette époque, les majordomes noirs étaient considérés comme du papier mural. Certains avaient parfois la malchance de se retrouver papier buvard et dangereux pour leurs maîtres. Dépression, Rosa Parks et racisme structurel, c'est aussi ça l'Amérique.




Minuit à Atlanta - Thomas Mullen – Traduit de l'américain par Pierre Bondil – Rivages noir – 496 pages – 23€ - *** 
Lionel Germain 




mercredi 2 mars 2022

Temps incertain sur l'Hexagone et sur Mars


Né dans le monde anglo-saxon de la fascination des écrivains de SF pour l’époque victorienne, la machine à vapeur ou Jules Verne, le steampunk s’est vite acclimaté en France, devenant ici un courant important de l’anticipation. 



"Les Temps ultramodernes" de Laurent Genefort nous entraînent dans un Paris de 1923 qui ressemble fort à la vision qu’en avait le dessinateur Albert Robida au siècle précédent: les voitures volent, et des paquebots transcontinentaux appontent en haut de tours géantes, tout ceci étant rendu possible par la découverte, "par Pierre et Marie Curie" en particulier, nous dit l’auteur, d’un miraculeux métal antigravifique, la cavorite. 



Dans ce monde-là, pas d’avion ni de portance, mais une "lévitescence" qui a même permis de commencer à coloniser Mars et de réduire ses habitants en esclavage. Avec ce roman, Genefort installe carrément la rétrofiction dans l’uchronie. On ne lui fera pas le reproche de chercher seulement à divertir. Son livre relève de la fabulation spéculative: une des fonctions de la fiction est de prendre à rebours le réel pour mieux l’appréhender.

Les Temps ultramodernes - Laurent Genefort - Albin-Michel - 458 pages – 22,90€ - ***
François Rahier
 



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mardi 1 mars 2022

Portraits de flics en perdition

 
Pour qualifier l'œuvre de Benjamin Dierstein, on pense à Ellroy (l'auteur le cite dans ses références), et à David Peace (mentionné en quatrième de couverture). Du côté d'Ellroy, l'angle de prise de vue est manifeste, à hauteur de flics parce que c'est là que se nouent et se dénouent les sacs de nœuds d'un monde à double face, celle du vice se taillant la part du lion. Le style aussi, avec des redondances, des anaphores, des phrases nominales qui rythment une intrigue consacrée à des personnages en perdition.

 
A la manière de David Peace également, nerveuse et parfois convulsive, l'auteur effectue un zoom arrière sur l'histoire contemporaine dont l'exploration commence en 2011. Les deux premiers volets de la trilogie, "La sirène qui fume" et "La défaite des idoles", se referment sur cette "cour des mirages" en 2012. Et en France, c'est la campagne électorale qui agite les états-majors policiers. Sarkozystes et socialistes préparent les purges et les placards. 




La victoire de la gauche provoque un jeu de chaises musicales et de reclassements qui affecte la commandante Laurence Verhaeghen, expulsée de la DCRI pour atterrir à la Brigade criminelle. Elle y retrouve Gabriel Prigent, un autre flic lui-même en fin de vie professionnelle.
 
Pour allumer la mèche du désastre, un politicien se suicide après avoir assassiné sa femme et son fils. Mais le roman fait exploser le cadre des procédures par la grâce vénéneuse de cette femme flic qui règle ses comptes de façon définitive et se fait piéger dans le chantage politique auquel une partie de sa hiérarchie la condamne. 

Benjamin Dierstein met en branle un cirque monstrueux: corruption au plus haut niveau, délinquance financière et circuits criminels de la pédophilie. On flirte avec les rumeurs complotistes, on danse avec le diable, la faute à cette magie du roman noir et à ces personnages de tragédie qui trébuchent au bord de l'abîme. 
  
La cour des mirages – Benjamin Dierstein – Les Arènes Equinox – 864 pages – 22,90€ - ***
Lionel Germain



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