samedi 30 mars 2019

Une vie en série noire



Chester Himes est né le 29 juillet 1909 à Jefferson City, Capitale du Missouri. Son père, Jo Sandy Himes, était professeur de ferronnerie et charronnerie et sa mère octavonne, "pareille à une Blanche qui aurait souffert d'une longue maladie." Il était le plus jeune de trois garçons. Sa vie dont il publia le récit sous le titre "Regrets sans repentir" est un véritable roman noir.





En 1922, les Himes qui ont abandonné le Missouri pour le Mississipi, ont inscrit Chester et son frère Jo à l'Institut Haines d'Augusta. Pour une démonstration de chimie, ils préparent un mélange dangereux qui explose à la figure de Jo. S'ensuit une scène pathétique lors du transfert à l'hôpital. Médecins et infirmière blancs refusent l'admission du blessé que l'on devra diriger sur un hôpital réservé aux Noirs.





Chester découvre alors, malgré sa mère qui prétendait descendre en ligne directe d'un aristocrate anglais, que les Himes sont des Noirs et que là-bas, en Amérique, le noir est la couleur du deuil.
En 1926, il obtient son diplôme de fin d'études secondaires. Pour payer son inscription à l'université, il entre comme chasseur au Wade Park Manor, un hôtel chic de Cleveland. C'est en draguant deux jeunes Blanches de l'hôtel qu'il fait une chute de quinze mètres dans la cage de l'ascenseur.

A quelques années d'intervalles, il revit le même épisode que son frère promené d'un hôpital à l'autre. Par miracle, il s'en tire et réussira à marcher, déjouant tous les pronostics des médecins qui s'étaient occupés de lui.

Dès septembre 1926, il entre à l'Université de Colombus. En fait, il ne travaille guère, est irrité par les "Noirs" conformistes et abandonne à la fin du deuxième trimestre pour rentrer chez ses parents à Cleveland. Mais le couple est agité par des querelles qui n'en finissent plus et Chester s'évade en fréquentant les tripots de la ville. En particulier celui de Bunch. "Vieux et très petit, l'air desséché, Bunch avait le teint clair, les cheveux plats, d'étranges petits yeux d'un bleu délavé et une expression de cynisme. Il me plaisait." Il va découvrir et côtoyer tout un peuple de malfrats, maquereaux, petits braqueurs que l'on retrouvera dans ses romans de la période française impitoyablement traqués par "Ed Cercueil" et "Fossoyeur". 

Pour l'heure, il est dans le bain et jusqu'au cou. Il entre pour un remplacement comme chasseur au Gilsy. C'est un hôtel de passes très bien organisé dans lequel les chasseurs servent d'intermédiaires entre les filles et les clients. Tout l'argent qu'il gagne, il le dépense au jeu dans le tripot de Johnson l'intrépide. Avec Benny, son pote, il vole également des voitures. Mais malgré les tentations du milieu, il refuse de prostituer la ravissante Jean Johnson dont il tombe amoureux et qui deviendra sa femme.





Pour s'en sortir financièrement, Chester braque avec deux copains, dont Benny, une caisse de colts. Après une scène épique à Warren, près de Cleveland, où ils tentent de fourguer leur marchandise aux ouvriers des aciéries, ils sont arrêtés par la police. C'est la première fois pour Chester. Sa mère réussit à apitoyer le juge qui est une femme et il obtient le sursis.






On est en 1928, Chester Himes est un voyou minable, l'archétype du loser dont les polars sont si friands et Jimmy Thompson aurait pu inventer l'histoire suivante: Le héros, c'est Chester, dix-neuf ans, "les cheveux crépus" et un "teint de sépia". Le tripot de Bunch Boy un soir d'hiver, ça c'est pour le décor. Il y a là au comptoir, un chauffeur un peu ivre et qui parle trop comme toujours. Il détaille complaisamment la fortune de son patron, un richard de Cleveland-Heights, au sommet de Cedar Hill. Les révélations précises du bavard ne tombent pas dans l'oreille d'un sourd.

Chester qui rêve d'aller au Mexique à Tijuana pour s'amuser avec les "chaudes señoritas" et profiter de la saison hippique décide alors de faire le grand coup de sa vie. Il espionne pendant un certain temps la vaste maison des Miller et, peu avant le Thanksgiving Day, il passe à l'attaque. La grosse bonne noire est enfermée dans un cabinet et le couple tremblant est contraint de remettre à Chester les bijoux et l'argent du coffre, "cinq ou six liasses de coupures de vingt et de cent dollars, encore entourées de la bandelette d'une banque". A peine est-il sorti du garage dans le coupé Cadillac emprunté aux Miller que les premiers coups de feu retentissent. Pied au plancher, Chester fonce dans la nuit neigeuse poursuivi par les flics.  …"les flocons translucides tombaient autour de moi comme des rideaux immaculés."...  



Il réussit à semer la police et échoue finalement dans un fossé des faubourgs de Cleveland. Tout crotté et recouvert de neige, il atterrit dans un routier glauque ouvert toute la nuit. "Un barman chauve jouait aux cartes avec son unique client: un flic en uniforme à moitié soûl."  Chester commande un Whisky et un téléphone. Une bague tombe de sa poche. Le flic la ramasse. Plaisanterie douteuse. Pétoche de Chester. Encore une fois, il parvient à déguerpir sans se faire pincer. Tout son butin fourré dans son manteau, il gagne la gare de l'Union et prend un billet pour Chicago.



Dix heures plus tard, à son arrivée dans la capitale du Middle-West, le scénariste de cette série B ne nous dit pas si le jeune Chester à une pensée pour Capone dont le règne entrait dans sa phase crépusculaire. Certainement pas d'ailleurs. L'univers de Capone, c'est le triomphe du big business. Rien à voir avec les gosses de la troisième génération qui trimballent sur leur peau comme une guigne la mémoire des premiers esclaves.

Dans le monde du crime organisé, Chester n'a pas sa place. Le premier receleur auquel il tentera de fourguer sa camelote le dénoncera à la police. Les flics de Chicago ne sont pas des tendres. Il est tabassé consciencieusement dans les côtes et "les testicules avec la crosse de leurs pistolets enveloppés dans leurs chapeaux de feutre." Il avoue et on le rembarque à Cleveland. Il est jugé le 27 décembre 1928 et condamné à une peine de vingt à vingt-cinq ans de travaux forcés. Les portes de la maison centrale se referment sur le jeune Chester. Fin du scénario.




Sa vie était un roman. Le roman sera sa vie. C'est en prison qu'il écrit ses premières nouvelles. Il est libéré en 1935 et poursuit jusqu'en 1947 une carrière difficile. Son livre "La croisade de Gordon Lee" est si mal accueilli qu'il décide de quitter les Etats-Unis.








A Paris, c'est Yves Malartic, son traducteur, qui le prend en charge. Or Malartic possède une maison à Arcachon et propose bientôt à Chester Himes d'y passer quelques mois pour se reposer. Sur le bateau, il a rencontré Alva, une jeune femme charmante qui l'a rejoint à Paris. Ils iront tous les deux à Arcachon.
"ADRESSE: Villa Madiana, rue Jules Michelet – L'Aiguillon; Arcachon. En face de chez Monsieur C., presqu'au coin de la rue Alexandrine…
Le quartier de l'Aiguillon, village de pêcheurs, est situé à bonne distance du centre de la ville, au-delà duquel se trouvent les secteurs chics. Les bateaux des riches – à voile ou à moteur diesel – passaient l'hiver dans des hangars où on les peignait et réparait. On en construisait même dans certains de ces hangars...

Curieux détour et savoureux paysage que cet Arcachon de l'après-guerre. Chester Himes voyagera beaucoup, en Espagne, à Londres, à New-York, avant de revenir à Paris. Ses problèmes littéraires sont loin d'être réglés. Il grappille quelques avances qui lui permettent de vivoter avec Marlène, sa dernière conquête, une jeune Allemande de dix-neuf ans. Et puis c'est la fameuse rencontre avec Marcel Duhamel. Une proposition dans un vestibule de chez Gallimard assorti d'une poignée de billets pour voir venir. Quel apprenti romancier pourrait négliger les conseils que lui donne alors le patron de la Série noire.

"Prenez n'importe quel sujet. Commencez par de l'action. Quelqu'un fait quelque chose. Un homme tend la main pour ouvrir une porte. La lumière l'éblouit. Un cadavre est allongé par terre. Notre homme se retourne et dans le fond du vestibule… .  De l'action, toujours de l'action, comme au cinéma. Ce que pensent les personnages, nous nous en foutons. C'est ce qu'ils font qui nous intéresse. Faites agir vos bonshommes d'une scène à l'autre. Ne vous souciez pas trop de l'intrigue. Tout s'expliquera à la fin. Donnez-moi deux-cent-vingt pages dactylographiées."





Ce sera "La reine des pommes". Dans ses mémoires publiées au "Mercure de France" et intitulées "Raconte pas ta vie", Marcel Duhamel donne sa version de la rencontre avec Chester Himes dans son bureau de la rue Sébastien-Bottin. C'était en 1954. 







"Ses livres se vendaient aussi mal en France qu'aux USA et il lui fallait vivre.
- Avez-vous déjà songé à écrire des "thrillers"? lui demandai-je.
- Jamais, me répondit-il. Et j'en serai bien incapable.
- Erreur, aucun problème, lui dis-je… Vous avez le décor, des personnages à coup sûr pittoresque, de l'imagination…
- Mais il faut inventer une intrigue.
- Non. Il se passe suffisamment de choses à Harlem sans que vous ayez besoin de vous mettre en frais à ce point de vue. Partez d'un simple fait divers, d'une scène au poste de police… (…
Moins de quinze jours après, il revenait avec un premier jet de Four Corner Square qui allait devenir La Reine des pommes. Il y avait là-dedans matière à trois série noire…"





Avec ce livre, Chester Himes obtient en 1958 le Grand Prix du roman policier. Il est adulé par la critique, encensé par les signatures les plus prestigieuses de l'époque: Cocteau, Giono, Jean-Paul Sartre. En même temps, c'est le début d'une série d'aventures pour deux détectives noirs hors du commun: Grave Digger et Coffin Ed, Fossoyeur et Ed Cercueil.





Comme le souligne Francis Lacassin dans "Mythologie du roman policier", leurs méthodes sont simples, elles consistent à brutaliser tout ce qui bouge dans le périmètre d'une affaire dont ils s'occupent. "C'est qu'Ed Cercueil avait tué un homme pris sur le fait dans une affaire de mœurs et que Fossoyeur avait crevé les deux yeux d'un type d'un seul coup de révolver. Et la légende courait dans Harlem que les deux inspecteurs noirs auraient tué un mort dans son cercueil s'il avait fait mine de broncher."

A partir de là, le succès n'abandonnera plus Chester Himes qui se retirera avec une Anglaise, Lesley, dans le sud de l'Espagne.
"Pour en finir avec toutes ces histoires", il fera paraître un dernier livre en 1982. Un recueil de nouvelles, "Le manteau de rêves", publié aux éditions Lieu Commun. L'une d'elles, "Le Fantôme de Rufus Jones", nous raconte l'aventure d'un pauvre Noir auquel le Seigneur permet de revenir sur Terre après sa mort. Bien-sûr, il choisit pour son come-back la peau d'un Blanc. Celle du plus gros planteur de Géorgie. Chester Himes en profite pour démonter avec cocasserie l'absurdité des situations provoquées par la ségrégation raciale. 





"Il ne se mit pas encore en route pour le ciel. Il erra dans la ville, épiant les conversations, écoutant ses parents se chamailler à propos de quelques biens qu'il avait laissés. Cela lui fit un tel effet qu'il se glissa chez le pasteur et but une grande quantité de la réserve privée de "sirop lénifiant". Lorsqu'il arriva au ciel, ce fut avec trois jours de retard et une gueule de bois à tout casser."






Regrets sans repentir -  Chester Himes - Gallimard
Raconte pas ta vie - Marcel Duhamel – Mercure de France (1972)
Imbroglio negro -  Chester Himes – Série noire Gallimard  (1960)
Le manteau de rêve -  Chester Himes – Lieu Commun  (1982)

Lionel Germain




vendredi 29 mars 2019

Un Noir à l'ombre



Le 13 novembre 1984, à 75 ans, Chester Himes disparaissait quelque part du côté d’Alicante, dans cet exil à peine pacifié qu’il s’était construit avec Lesley, sa dernière compagne. Si Marcel Duhamel et les lecteurs de la série noire avaient contribué à lui donner un second souffle dans les années soixante grâce au cycle de Harlem, les romans policiers écrits sur commande, il aspirait pour ses premiers livres à une reconnaissance qui ne fut jamais complète. Deux publications effacent cette injustice: la biographie passionnante de James Sallis et son premier roman malmené par les éditeurs en 1952.


“Hier te fera pleurer”, évidemment largement autobiographique, raconte l’histoire de Jimmy Monroe, un jeune blanc incarcéré dans un pénitencier. Et c’est bien en partie parce que Jimmy Monroe est blanc que Himes fut contraint d’effectuer un véritable marathon éditorial pour tenter de placer son manuscrit. En lisant ce récit traversé de douleur et de rage, on mesure l’imbécillité de ceux qui cherchèrent à le neutraliser pour le rendre accessible au goût supposé des lecteurs. Condamné à vingt ans de réclusion pour attaque à main armée, Jimmy n’est pas un dur-à-cuire ni un héros de polar. 



Le pénitencier est un piège dans lequel ne survivent que les grands prédateurs, avec l’arbitrage pervers des matons. Chester Himes ne veut pas écrire un roman noir. Il est noir, et sa vision du monde est inscrite dans cette fatalité du rêve américain. Se mettre dans la peau d’un blanc constitue la première étape qui affranchit l’écrivain. Les éditeurs acceptaient l’idée qu’un Noir pût témoigner sur sa condition, de préférence à la première personne pour caractériser davantage encore cette “violence primitive” si chère à la condescendance occidentale. Mais cet affranchissement qu’ils feignaient d’exiger pour les droits civiques, pas question de l’accorder à l’auteur dans les années quarante. Jimmy est blanc, et Chester l’écrivain nous dit que c’est seulement un homme, partagé entre un amour rédempteur et la violence de l’exclusion. 

Aujourd’hui, les lecteurs d’Edward Bunker seront frappés par la modernité de Himes auquel s’appliquent parfaitement les propos de William Styron destinés à Bunker. “Qu’il ait réussi à sortir de ces cachots, non pas brute cruelle mais artiste exemplaire (...) témoigne de la force invisible de sa volonté propre.” (Préface à Aucune Bête aussi féroce de Bunker - Rivages - 1991).




On assistera à l’accomplissement de cette volonté en lisant le travail de James Sallis, écrivain blanc du Sud capable à la fois d’empathie et de distance pour tenter d’approcher la vérité de Chester Himes. Si beaucoup d’anecdotes relatées ici nous sont déjà familières (Gallimard avait rassemblé deux oeuvres autobiographiques sous le titre “Regrets sans repentir” en 1979), le lecteur trouvera en revanche une des rares analyses de l’oeuvre publiées en français.

  


Sur le plan purement anecdotique, Sallis consacre deux pages au séjour de Himes à Arcachon chez son traducteur Yves Malartic à la fin des années quarante, surtout pour constater que la région lui permit de reprendre des forces grâce à la natation, aux huîtres, aux fruits de mer et au “vin local”(?). Sallis ne s’attarde pas, bien-sûr, mais nous donne envie de relire la description d’Arcachon que Himes écrivit après son passage: 

Par l’intérêt qu’Arcachon porte à la pêche et aux yachts, ce port présente une nette similitude avec New-Port (Rhode-Island)(...) En fin d’après-midi, nous partions en direction de la ville par la rue Alexandrine; à cette heure là, le soleil semblait plonger à l’extrémité de la rue qui se transformait en une fantastique rivière d’or fondu. Ensuite nous bifurquions par le Boulevard de la Plage et nous poursuivions notre marche jusqu’à l’église Saint Ferdinand. Au sommet du clocher, un Christ de pierre aux bras en croix semblait veiller sur les hommes partis en mer. Enfin, nous arrivions à la promenade du front de mer, bordée de parcs et de jardins abondamment fleuris. Des petits arbustes décoratifs, dont le feuillage d’aigue-marine pâlissait aux extrémités des branches jusqu’à la clarté de la lavande, avec la délicatesse de plumes d’autruche, s’alignaient sur le trottoir.” (Regrets sans repentir - Gallimard - 1979). Un moment de bonheur et de paix que l’auteur ne retrouva plus guère, même en Espagne.

Hier te fera pleurer – Chester Himes – Traduit de l'américain par Daniel Lemoine - Gallimard Noire - 422 pages - 27,50€
Chester Himes: une vie - James Sallis – Traduit de l'américain par Eleonore Cohen-Pourriat - Rivages écrits noirs - 426 pages - 21,95€ - ****
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – juillet 2002



jeudi 28 mars 2019

Le bon moment, le bon endroit





Ou la machine à remonter le temps comme dispositif pédagogique. Sur une trame un peu convenue mais tissée de main de maître, l’équipée de trois collégiens téléportés sur les lieux de mémoire de la Grande guerre. Ce petit roman de prescription transcende les poncifs du genre et remet en mémoire ce qu’on croyait savoir, l’histoire du soldat inconnu, ou ce qu’on avait oublié, celle du Bleuet de France





Le dernier bleuet - Danielle Martinigol et Isabelle Fournié – ActuSF - 155 pages - 5€ - ***
François Rahier – Sud-Ouest-dimanche – 24 juin  2018




mercredi 27 mars 2019

Berlin sur braises



Alors que l'extrême-droite parade dans certaines rues allemandes, terrorisant les étrangers sous le regard parfois passif des forces de sécurité, la lecture du roman d'Alex Berg n'apporte aucun éclairage réjouissant sur la situation. Le premier chapitre permet même un parallèle assez effroyable  avec l'actualité. Un jeune Allemand d'origine irakienne, bousculé par des néo-nazis, se retrouve menotté au commissariat sous l'inculpation de violence volontaire. Alex Berg décrit l'enchaînement des humiliations et les recruteurs en embuscade. Sous la marmite berlinoise, les apprentis sorciers attisent les braises, et c'est l'Europe qui menace de flamber.



Semailles mortelles – Alex Berg – Traduit de l'allemand par Jacqueline Chambon – Éditions Jacqueline Chambon – 336 pages – 22,80€ - ****
Lionel Germain




mardi 26 mars 2019

Sang maudit





Meurtres en série dans le milieu du porno, l'occasion pour le commandant Corso d'affronter un ennemi à sa mesure, le peintre "maléfique". Un monstre derrière lequel se cache pourtant une énigme généalogique. Le sang maudit ne donne rien de bon. Malgré la complaisance du thème et la couverture putassière, le talent de Grangé permet d'effacer la tentation voyeuriste. L'intrigue est solide comme un temple gothique, le héros flic accablé, et les pages tournent.




La terre des morts – Jean-Christophe Grangé – Albin Michel – 554 pages – 23,90€ - **
Lionel Germain




lundi 25 mars 2019

Ça trompe énormément






Difficile d'échapper à la noirceur du monde avec Jean-Pierre Campagne. Son héros "Cœur léger", flic à Nairobi, mène l'enquête avec une journaliste du Daily Nation sur les massacres d'éléphants. Mais dans un pensionnat voisin, ce sont les enfants qu'on assassine. Terrorisme, braconnage, corruption, près du Samburu Park au nord du Kenya, l'horreur est tristement humaine.






Demande à la savane – Jean-Pierre Campagne – Jigal – 152 pages – 17€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 24 mars 2019



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vendredi 22 mars 2019

Le piège des illusions




C'est moins la guerre d'Algérie que les incertitudes de la conscience, le "Hével" qui donne son titre au roman et dont le sens arraché à l'Ancien Testament évoque le piège des illusions. Pourtant à travers ce périple dans un camion Citroën en janvier 1958, la guerre d'Algérie figure l'arrière-plan de toutes ces illusions. La frontière entre le Bien et le Mal y est sans cesse en mouvement, comme le personnage central organisant le passage en Suisse d'un fugitif algérien.



Hével – Patrick Pécherot – Série noire Gallimard – 210 pages – 18€ - ***
Lionel Germain




jeudi 21 mars 2019

Ce bon vieux Space Op'






Les trois premiers romans d’un auteur britannique qui renouvela avec talent le space opera au début du siècle. Ici le souffle de l’aventure spatiale l’emporte sur la dimension métaphysique que l’auteur donnera plus tard à ses ouvrages. Dans un futur un peu convenu avec dérèglement climatique et toute puissance des cartels, un homme doté d’un implant biotech tente de tirer son épingle.





Greg Mandel, l’intégrale - Peter F. Hamilton - Traduit de l’anglais par Thierry Arson et Sara Doke – Bragelonne - 1195 pages - 25€ - ***
François Rahier – Sud-Ouest-dimanche – 26 novembre 2017




mercredi 20 mars 2019

Adresse inconnue




Roy Grace est l'un des derniers flics à officier comme personnage principal dans l'univers du polar anglais davantage porté sur le suspense féminin que sur la procédure criminelle. Mais Peter James a toujours su concilier Suspense et enquête classique depuis le surprenant "Comme une tombe". Le succès doit beaucoup à l'intrigue secondaire qui se poursuit d'un épisode à l'autre. Outre le mystère autour de la disparition d'une jeune femme, Roy Grace continue d'espérer des nouvelles de Sandy, sa compagne qui s'est évaporée sans laisser d'adresse au début de la série.




Lettres de chair – Peter James – Traduit de l'anglais par Raphaëlle Dedourge – Pocket – 508 pages – 8€ - ***
Lionel Germain




mardi 19 mars 2019

Sens du départ






La disparition d'un personnage est un des ressorts favoris du thriller. Ce qui différencie Harlan Coben de Paul Colize, c'est le rapport au monde. Quand l'un privilégie l'introspection, l'autre ouvre les fenêtres en questionnant la zone trouble des enjeux internationaux. En compagnie d'un véritable journaliste d'investigation, l'enquête reste avant tout un roman passionnant.





Un jour comme les autres – Paul Colize – Hervé Chopin – 448 pages – 19€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 17 mars 2019



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lundi 18 mars 2019

Pour l'honneur?






Viol, erreur judiciaire et vengeance privée, tourment d'enfant harcelé pour son bégaiement, Karine Giébel explore les petites failles qui ouvrent sur les drames inguérissables. On mesure la puissance destructrice dont 5000 femmes sont victimes chaque année dans la première nouvelle. Aleyma, jeune fille turque, paiera le prix fort de son refus d'un mariage arrangé.






D'ombre et de silence – Karine Giébel – Pocket – 256 pages – 6,95€ - *** 
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 10 mars 2019



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vendredi 15 mars 2019

Mauvais vent d'est


La musique de Rosemary's Baby, le couinement d'un ascenseur d'hôtel, le frisson contenu dans la seule évocation du continent gris à l'Est de l'Europe, et l'efficacité pernicieuse d'un style qui refuse les effets signent l'atmosphère du dernier roman de Magdalena Parys.



C'est à la fois un roman d'espionnage où les espions ne surveillent en priorité que l'ennemi intérieur, notamment pour cette opération des années soixante-dix baptisée "le Magicien", au cours de laquelle on organisait depuis la Bulgarie l'assassinat et la disparition des fugitifs et des dissidents. Puis le roman vire au noir presque classique dans le Berlin contemporain. L'attachant commissaire Kowalski y enquête sur le meurtre d'un employé aux archives de la STASI. 




Le corps démembré est retrouvé dans un squat de Neukölln, quartier emblématique de la capitale allemande, véritable archipel de cultures et de nationalités.

Dans ce va-et-vient entre espionnage et polar se dessinent peu à peu les contours d'un pays qui a endossé tous les mauvais costumes du vingtième siècle. Modèle réduit d'une Europe fracturée, l'Allemagne subit toujours les effets pervers de la réunification. 

A la recherche opportuniste d'un électorat désabusé par les promesses de la société libérale et nostalgique du plein emploi, le politicien que Magdalena Parys met en scène cherche à faire oublier son passé sulfureux. Un passionnant cours d'histoire.  

Le Magicien – Magdalena Parys – Traduit du polonais par Margot Carlier et Caroline Raszka-Dewez – Agullo – 494 pages – 22€ - ****
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche - 3 mars 2019



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jeudi 14 mars 2019

Jacques Abeille, le rêveur éveillé



Venu des Hautes-Brandes, confins ensauvagés d’une cité portuaire jadis enrichie du commerce des îles, un homme arrive aux portes d’une ville. Ouvrier forestier tenté un moment par l’infini des mers, le hasard de rencontres, un antiquaire, une libraire, des gens de sac et de corde aussi, vont l’amener au plus près des secrets de Terrèbre. 

Ultime rempart d’une civilisation qui ne croit plus en elle-même, la ville attend la venue des barbares, dont elle croit sentir à ses frontières la pulsation fiévreuse. Proche du surréalisme, familier de Gracq, Jacques Abeille, est né en 1942; il entretient depuis plus d’un demi-siècle un commerce intime avec Bordeaux où il a fait ses études. 




La cité portuaire est comme un palimpseste de sa ville imaginaire, et livre en mains, promeneur émerveillé, tout au long de pages somptueuses, le lecteur reconnaît aisément l’ancienne Faculté de médecine et sa dyade monumentale – la Nature se dénudant devant la Science, les momies de Saint-Michel, le Parc bordelais ou encore le Pont de pierre gratifié ici de trois arches supplémentaires. 





Mais Terrèbre est surtout la figure du fini des terres. On ne sait rien de l’Empire, dont elle est la capitale. Le réalisme poétique de Jacques Abeille se préoccupe peu d’une géographie, d’une histoire, qui paraissent ici comme en filigrane et conservent l’inconstance des songes. Rêveur éveillé, il écrit sous la dictée d’un monde intérieur qui le possède, et passe infiniment l’autre.

Le veilleur du jour - Jacques Abeille - Folio SF/Gallimard - 606 pages – 9,40€ - *****
François Rahier – Sud-Ouest-dimanche – 24 juin  2018





mercredi 13 mars 2019

Frères de sang





Papa a les poches cousues et maman boit. Ben et Rikki sont les enfants d'un karma déglingué. Si en Norvège, Stavanger est un port dont les tankers symbolisent la richesse des traders, Tore Renberg s'intéresse aux perdants, ceux qui sniffent le bonheur intérieur brut sans profiter du ruissellement. Un roman faulknérien sur les rois du pétrole.





Le gang des bras cassés – Tore Renberg – Traduit du norvégien par Terge Sinding – Presses de la Cité – 476 pages – 22€ - ****
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 10 mars 2019



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mardi 12 mars 2019

Sœurs de sang






Étrange roman, écrit sans fièvre, avec un détachement qui provoque le frisson. Les pulsions d'Ayoola la contraignent à poignarder ses boyfriends. Heureusement, sa sœur infirmière est la reine du nettoyage de scènes de crime. L'auteure nigériane démonte l'engrenage de cette solidarité et remercie Dieu en fin d'ouvrage. Diabolique. 







Ma sœur, serial killeuse – Oyinkan Braithwaite – Traduit de l'anglais (Nigeria) par Christine Barbaste – Delcourt – 244 pages – 18,50€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 10 mars 2019



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lundi 11 mars 2019

Lunettes noires





On va y prendre goût à ce "petit écart" éditorial, au Bodoni 11 points pour la typo, au munken polar rough 100g pour le papier, au Fredigoni materica gerso pour la couverture où Leopold laisse couler ses encres. Elles ont la pâleur sombre de cet ennemi intérieur dont Marin Ledun esquisse les contours. Une petite explication de texte sur son désir d'en découdre avec l'ordre injuste. Ça sert à quoi le polar, pardon, le roman noir? Un prétexte à débattre autour d'un verre avec chaleur et sincérité.




Mon ennemi intérieur – Marin Ledun – Éditions du Petit Écart – 44 pages – 10€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche - 3 mars 2019








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vendredi 8 mars 2019

Pas de quartier pour la commune



On ne compte plus les articles louangeurs sur le roman d'Hervé Le Corre qui aura décidément marqué cette rentrée littéraire. Presse écrite, radio, télévision, se sont emparés du livre et de son auteur pour en faire l'éloge.



Les derniers jours de la Commune y sont vécus du côté des barricades, et on y retrouve le personnage de "l'Homme aux lèvres de saphir", Pujols, qui sévissait dans le sillage de Lautréamont. Le portrait saisissant d'un homme au "visage brisé" où "le sourire est celui d'un chien sournois montrant les dents sans un grondement, capable de vous arracher la gueule d'un claquement de mâchoires. Et les yeux noirs (…) sans éclat, deux trous profonds comme ces puits où se jettent les désespérés." 




Tandis que la ville brûle sous le feu des Versaillais, le pervers enlève Caroline, la compagne du combattant Nicolas Bellec. Les crapules et les bandits ont fui le chaos, préférant attendre le retour de l'ordre avec Thiers, les prostituées sont invitées à rejoindre les ateliers, le racolage est désormais interdit favorisant les maisons de passe clandestines. Paradoxe d'une société vertueuse sans exploitation où le crime recompose ses exigences en secret, les combines pornographiques de Pujols inscrites dans les balbutiements de la photographie, révèlent le négatif d'un monde pétri de morale. 

Conscient de la vulnérabilité poétique des révolutions, le médecin légiste dit dès les premières pages comment l'esprit des barricades s'est dissipé dans les envolées lyriques: "C'est peut-être pour cela que je me suis occupé davantage des morts que des vivants, parce qu'au moins je n'avais pas à leur mentir sur ce qui les attendait et sur mon impuissance à les guérir."

Dans ce tourbillon destructeur, comment maintenir les quelques lois fondamentales qui permettent aux hommes de vivre ensemble? Antoine Roques est un relieur, élu "délégué à la sûreté" par les communards. C'est le flic d'après, issu de la révolution et de "la détestation profonde, ancienne, de toute forme de police." Le voilà pourtant contraint par le réel à endosser le costume de cette autorité honnie qui menace et protège. Le lecteur partisan se sent soudain envahi de tristesse parce que le réel, ce n'est pas son désir, c'est ce croisement des regards qui sans neutraliser l'espérance l'oblige à disputer sa part de rêve. Et dans ce qui reste à disputer, il y a ce surgissement des femmes dans l'espace public. Caroline a participé à l'Union des femmes pour la défense de Paris. Malgré la présence de quelques ricaneurs, c'est une voix nouvelle qui monte, cherchant à renverser "toutes les servitudes". 

Hervé Le Corre le dit souvent, il n'est pas un "auteur engagé". Le citoyen sait ce qu'il a à faire et le romancier raconte des histoires.  Celle-ci a la puissance des grands classiques de la littérature. On frissonne au passage des ombres maléfiques, on partage l'héroïsme des humbles, on espère avec Caroline.    

Dans l'ombre du brasier – Hervé LeCorre – Rivages – 496 pages – 22,50€ - ****
Lionel Germain




Passage protégé




Des polars sur les migrants, il y en a déjà un certain nombre. Olivier Norek a choisi de ne pas borner son intrigue aux soubresauts des mafias calaisiennes. Il remonte aux sources du mal avec un personnage de Syrien menacé par son appartenance au mouvement d'opposition. Fuir en Angleterre, c'est se soumettre à l'obligation d'une escale dans cette jungle présentée jusqu'en 2016 par les passeurs comme une pause généreuse. C'est la réalité cruelle de l'abandon des opprimés que le roman expose sans manichéisme à travers le regard généreux d'un jeune flic. À lire d'urgence.




Entre deux mondes – Olivier Norek – Pocket – 384 pages – 7,50€ - ****
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche - 3 mars 2019



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jeudi 7 mars 2019

Afrique post-apo





Le Soudan, aujourd’hui ou demain, qu’importe, l’Apocalypse a déjà eu lieu. Dans cet environnement où l’horreur familière est le lot quotidien, l’auteure, d’origine nigériane, imagine le destin peu commun d’une enfant née d’un viol et rejetée par les siens. L’irruption d’un continent martyr dans le monde de la fantasy distingue le livre, adoubé par G.R.R. Martin et HBO pour une série TV à venir.





Qui a peur de la mort? - Nnedi Okorafor - Traduit de l’anglais (USA) par Laurent Philibert-Caillat – ActuSF - 549 pages - 16 € - ****
François Rahier – Sud-Ouest-dimanche – 26 novembre 2017




mercredi 6 mars 2019

Affaire de famille





Ils ont 4 enfants, une belle maison, lui est un Américain modèle, elle est analyste à la CIA. Karen Cleveland n'a plus qu'à glisser un mauvais jeton dans la machine idyllique du rêve pour initier la déroute glaçante de cette affaire de famille. Quand le mari idéal se révèle être un agent russe infiltré, l'amour de la patrie sera-t-il le plus fort?





Toute la vérité – Karen Cleveland – Traduit de l'américain par Johan Frédérik Hel-Guedj – Pocket – 408 pages – 7,90€ - ** 
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche - 3 mars 2019



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mardi 5 mars 2019

A la rue





Sans chausser les lunettes idéologiques avec lesquelles on prétend parfois déchiffrer le réel, Benoît Séverac ne se prive pas d'un point de vue pour décrire la mafia albanaise et les odieux trafics d'êtres humains à Toulouse. Au cœur de la détresse des sans-abris, il affine une vision du monde déléguée à deux femmes que tout oppose, une flic et une véto. Et ça fonctionne plutôt bien. 





"115" – Benoît Séverac – Pocket – 304 pages – 6,95€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 24 février 2019



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lundi 4 mars 2019

Hameau de la fin





La vie de Nan Aurousseau se joue en miroir dans la représentation qu'en donne le roman noir, et c'est par la littérature qu'il se sauve. "Les Amochés" est la dernière d'une dizaine d'étoiles épinglées sur son ciel de survivant. L'immersion d'un vieil homme dans un hameau abandonné, la détresse amoureuse, et le retour au monde des "invisibles" après un épisode apocalyptique.





Les Amochés – Nan Aurousseau – Buchet-Chastel – 336 pages – 18€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 17 février 2019



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