mercredi 3 décembre 2025

Extérieur nuit


Durant "les années de plomb", de fin 1960 à fin 1980, l’Italie connut une intense période de troubles sociaux et politiques, secouée par une vague d’actions terroristes. Cette vague atteignit son paroxysme avec l’enlèvement, le 16 mars 1978, d’Aldo Moro (Fabrizio Gifuni), président du parti de la Démocratie Chrétienne, par les Brigades Rouges, organisation terroriste d’extrême-gauche. 

Marco Bellochio, dans "Esterno notte", restitue en six épisodes les circonstances et les conséquences de cet enlèvement, puis l’assassinat d’Aldo Moro, vingt ans après avoir déjà réalisé le film "Buongiorno notte". Il y retraçait l’affaire, dans le huis clos d’un appartement, du point de vue des ravisseurs, imaginant un drame psychologique focalisé sur les regrets d’une des brigadistes. 

Le contexte de cette année 1978 est explosif: au moment où Enrico Berlinguer (Lorenzo Gioielli), chef du parti communiste italien (PCI) – le plus puissant de l’Occident - affirme sa volonté de prendre ses distances avec Moscou, le jour où Aldo Moro s’apprête à réaliser avec lui, sans l’assentiment de ses pairs, le "compromis historique", les Brigades Rouges frappent. Elles ne voient, dans cette alliance, qu’une compromission avec les "sociaux-traîtres".

Dans "Esterno notte", Marco Bellochio adopte une construction ambitieuse et chronologique de ce moment très sombre de la vie italienne, et le revisite, dans chaque épisode, au travers du point de vue des différents protagonistes. Il indiquait notamment, dans un entretien, que "la série (le format) permettait de privilégier les personnages, comme dans un roman, de circuler de l’un à l’autre, pour concevoir une dramaturgie en forme de prisme". En l’occurrence un quintuple prisme, à la fois public – l’Église, l’État, les Brigades Rouges – et privé, la famille du politicien et Aldo Moro lui-même. 

Porté par un casting éblouissant, le récit passe successivement en revue les acteurs du drame: le ministre de l’Intérieur, Francesco Cossiga (Fausto Russo Alesi), ancien disciple et fils spirituel d’Aldo Moro, qui, paranoïaque et obsessionnel, refuse tout négociation avec les terroristes; le Pape Paul VI (Toni Servillo), vieillard défaillant, frileux et velléitaire, avec lequel Aldo Moro entretenait une relation quasi-filiale; le Président du Conseil, Giulio Andreotti (surnommé "Le Divin", Fabrizio Contri), couard et mesquin; Eleonora Moro (Margherita Buy), l’épouse forte, digne et lucide dans l’épreuve; et un couple de brigadistes, Valerio Morucci (Gabriel Montesi) et Adriana Feranda (Daniela Marra), qui témoigne de leurs doutes mais ne parviendra pas à entraver le jusqu’au-boutisme de leurs camarades.

Dans cette série très documentée, le réalisateur ne nie pas malgré tout une part de fiction, et affirme avoir "essayé de tirer profit des zones d’ombre, des moments flous, et de les investir avec de la fiction. Mais la réalité n’est jamais très loin". Réalité avec laquelle il n’est pas tendre, citant en particulier une phrase de Francesco Cossiga: "Sauver Moro et protéger l’intégrité du pays, c’est incompatible"

Hostiles à toute négociation, la Démocratie Chrétienne et Giulio Andreotti, totalement opposés à l’ouverture de la coalition gouvernementale aux communistes, jouent le pourrissement; prétextant la folie de Moro et espérant secrètement que le député, homme patient et visionnaire, soit éliminé par ses ravisseurs. Ce qui adviendra, son cadavre sera retrouvé cinquante-cinq jours plus tard dans le coffre d’une voiture, au centre de Rome.

Marco Bellochio concluera, évoquant Aldo Moro, que la série "offrait la possibilité de le découvrir en tant qu’homme, avec sa faiblesse, sa rage de survie … C’est une sorte de figure christique, mais c’est un Christ qui ne voulait pas porter sa croix".

Esterno notte – 1 saison, 6 épisodes – Netflix - ***** 

Réalisée par Marco Bellochio

Avec Fabrizio Gifuni, Margherita Buy, Toni Servillo, Fausto Russo Alesi, Gabriel Montesi, Daniela Marra, Fabrizio Contri
Alain Barnoud






mardi 2 décembre 2025

Damasio: Biopunk contre Cyberpunk


Comme à Rome la Villa Médicis, ou la Casa de Velázquez à Madrid, il existe à San Francisco un havre de culture qui accueille, depuis 2021, des artistes en résidence. C’est la Villa Albertine, au cœur même de la Silicon Valley. 

Alain Damasio en était l’invité au printemps 2022. Ce philosophe, devenu en quelques années une référence majeure dans la SF française ("La Horde du contrevent", "Les Furtifs"), en revient avec ce qui est peut-être le plus abouti de ses livres, un essai "technopoétique" mêlant chronique littéraire et science-fiction.

Ces "Contre-Chroniques de San Francisco", comme il les appelle, se prolongent dans une dystopie, la vision bouleversante de la Silicon Valley emportée dans une tourmente de fin du monde, et la revanche, malgré tout, du vivant.


Biopunk contre cyberpunk, c’est un peu ici le credo de Damasio. La contre-culture californienne a repoussé l’horizon d’égalité des valeurs de l’humanisme européen au profit d’une libération individuelle autocentrée. Elle portait en elle la promesse d’une émancipation de nos corps et de nos esprits par la technologie, mais au lieu de nous libérer, cette augmentation de l’humain s’est construite sur une intensification sans précédent des mécanismes de dépendance et d’auto-aliénation.




Dans ce monde de geeks comment ne pas être aliéné par l’objet technique? Ici, une réponse critique ne peut se contenter d’une réaction négative, elle doit esquisser ce qui serait une technologie positivement vécue. Dernier avatar des grands récits de progrès, le transhumanisme est un leurre. Ne s’agirait-il pas, alors, d’être simplement plus humains?

Damasio revendique le droit de "mythifier", contre tous les mystificateurs. Il faut maintenir ouvert le pouvoir d’émancipation des mythes d’hier et d’aujourd’hui: les robots de Capek ou d’Asimov, "Matrix", "Blade Runner", peuvent donner sens à ce que nous n’arrivons plus à appréhender.

Vallée du silicium - Alain Damasio - Albertine/Seuil - 318 pages - 19€ -  ebook, 14,99€ - ***
François Rahier


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lundi 1 décembre 2025

Loulou le terrible


Jacques Saussey a obtenu en 2023 le Grand Prix du Festival des littératures policières de Libourne pour "L'Aigle noir". Avec "Invisible", il perfectionne encore sa maîtrise du suspense. On y découvre Loulou, le routier équipé de gants Mapa et d'eau de Javel qui sillonne les routes européennes façon "mortelle randonnée". 




L'âme noire de ce psychopathe est cartographiée avec une précision terrible. On finit par le connaître de façon si intime qu'on anticipe les horreurs à venir. On pourrait presque s'émouvoir de cette extrême douceur dont le monstre est capable avec sa famille, ou avec cette prostituée espagnole. Elle rêve de la tendresse de son client régulier sans soupçonner le caractère sanglant de son agenda criminel.



Loin d'être un catalogue de perversités, le roman doit beaucoup au personnage qui finira par affronter le tueur en série. Alice est une jeune motocycliste de la gendarmerie. Elle s'est promis de venger la mort d'un collègue victime d'une bande de "bikers" qu'elle va infiltrer.

On sait que les routes du criminel et de la justicière vont se croiser. Elles sont jalonnées de cadavres déjà inscrits dans le répertoire des grands crimes en série. Loulou a un "plan" dont on peut trouver l'origine dans la compilation d'un certain Yessua S. Ekaj. Après avoir frissonné sans répit sur plus de 400 pages, le lecteur pourra s'amuser à déchiffrer cette dernière énigme.

Invisible - Jacques Saussey – Fleuve noir – 448 pages – 21,95€ - ***  
Lionel Germain