mercredi 31 janvier 2024

Voyages vers le temps profond - (1)

 Il y a 50 ans, Michel Jeury (1934-2015) révolutionnait la science-fiction avec son cycle du "Temps incertain". 



Le thème temporel subtilement revisité. Et peut-être le chef d’œuvre de toute la littérature d’anticipation du dernier demi-siècle. Quand il envoya son manuscrit, les yeux nimbés du rêve des étoiles, l’auteur trimait comme ouvrier agricole dans "les vertes collines d’Issigeac" qu’il a depuis chantées dans maint ouvrage. Cyberpunk avant la mode, Jeury promène ses psychronautes d’univers hallucinés en failles temporelles. 




Le Temps incertain - Michel Jeury - Ailleurs & demain/Robert Laffont - 281 pages - (1973) - ****
François Rahier



lundi 29 janvier 2024

La croisière, ça use


Cette "traversée vers Mascate" est le voyage idéal offert au lecteur avide de changer d'air au moment où l'atmosphère contemporaine est irrespirable. L'auteur de la trilogie hambourgeoise a un talent fou pour inscrire l'Histoire dans la plus passionnante des fictions. 



Nous voilà donc à l'été 1929, en compagnie de Theodor Jung, "l'homme au Leica", dirait Vautrin, photographe embarqué sur le Champollion pour négocier des épices dans le Golfe d'Oman. La disparition de sa femme à bord du paquebot est le point de départ de ce très séduisant roman d'aventures. L'auteur y recycle habilement les affaires troubles de l'entre-deux guerre en mêlant dépaysement et suspense.





La traversée vers Mascate – Cay Rademacher – Traduit de l'allemand par George Sturm – Le Masque – 346 pages – 21,90€ - **** 
Lionel Germain 


Et dans "Polar Express" sur Radio CHU



vendredi 26 janvier 2024

Cloaque pénitentiaire


Journaliste et écrivain indien né en 1963, auteur de "Loin de Chandigarh", un roman vendu à trois cent mille exemplaires en France, Tarun J. Tejpal commence très fort avec la scène d'introduction du "Chant des vaincus" qui met en scène deux jeunes détenus "accueillis" par un maton psychopathe consciencieux. 




Un aperçu de la violence symbolique et de la toute-puissance des gardiens à l'intérieur des prisons indiennes. La cellule 16 où on les mène après le rite d'humiliation corporelle à coups de cannes sur les parties génitales, s'appelle le Cloaque. Il y règne l'odeur excrémentielle d'un premier cercle de l'enfer exploité économiquement par un autre pervers, détenu celui-là.




Le roman se déploie sur un territoire carcéral divisé en parcelles rebaptisées "Pakistan", "Maison d'Hôtes" ou encore "Bhoutan" pour y laisser grouiller un crime aux mille visages. Chacune des milices en charge d'un de ces départements veille sur son cheptel avec ses propres règles héritées de façon lointaine de la culture et des croyances indiennes. Et l'Inde est tout entière dans ce miroir inversé d'une prison où les damnés se cherchent une liberté à conquérir.

Le chant des vaincus – Tarun J Tejpal – Traduit de l’anglais (Inde) par Sylvie Schneiter – Buchet-Chastel – 768 pages – 28€ - *** – 
Lionel Germain



mercredi 24 janvier 2024

Ce qui chuchotait dans les ténèbres


Il prétendait n’avoir pas mis sa vie en veilleuse, mais ne faisait pas mystère de ses affabulations. Avait-il vraiment bourlingué de Galway en Amérique, sur la mythique Rum Row, à bord de paquebots trafiquant l’alcool qui essuyaient parfois le feu des bootleggers? Et ces fantômes, qu’il prétendait avoir rencontrés au fil de sa vie… Auteur des "Contes du whisky", rewriter de faux Sherlock Holmes, Jean Ray écrivait en français et en flamand sous de nombreux pseudonymes. 


Et avec ce livre joliment présenté par les éditions bordelaises de l’Arbre vengeur, il remet ses pas dans ceux du poète anglais Geoffrey Chaucer. Ces "nouveaux contes" respectent la trame chorale de l’illustre modèle, et entraînent le lecteur dans un maelstrom d’horreurs sans nom, dont le véritable auteur pourrait être le diable, "le plus grand conteur d’histoires". Le verbe, splendide, sert à merveille l’évocation de ces zones crépusculaires: ici l’écrivain belge est bien plus proche de son compatriote Michel de Ghelderode que de l’américain Lovecraft.



Les derniers contes de Canterbury - Jean Ray - Illustrations de Donatien Mary - Préface de Serge Lehman - L’Arbre vengeur - 333 pages - 25€
François Rahier


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lundi 22 janvier 2024

D'amour et de rage


Acteur, réalisateur, scénariste, au générique notamment de "Babel", "21 grammes" et "Amours chiennes" d'Alejandro Inaritu, Guillermo Arriaga est né et a grandi dans un des quartiers populaires les plus violents de la ville de Mexico. 
"Ce pays est divisé en deux: ceux qui ont peur et ceux qui ont la rage".



"Sauver le feu", c'est l'histoire d'un couple improbable: José, prisonnier, assassin de son propre père et en lien avec les "narcos" du nord du Mexique, et Marina, danseuse professionnelle qui mène une existence bourgeoise et bien rangée. Quand on l'invite à présenter une chorégraphie à la maison d'arrêt, elle tombe sous le charme de José. Leur histoire d'amour est aussi une histoire de rage qui remet en question la vie entière de Marina. Roman en haute tension.




Sauver le feu – Guillermo Arriaga – Traduit de l'espagnol (Mexique) par Alexandra Carrasco – Fayard – 760 pages – 26€ - *** – 
Lionel Germain



vendredi 19 janvier 2024

Coup double à Cuba


En deux dates de l'histoire cubaine, Leonardo Padura évoque les fondamentaux du passé colonial de l'île et les conséquences d'une révolution qui aurait pu s'ouvrir au monde quand les États-Unis ont desserré l'étau du blocus. 




C'était en 2016 et, pendant que ses anciens collègues se chargent d'une sécurité à haute tension, Mario Conde, flic de fiction, enquête sur l'assassinat d'un haut fonctionnaire de la culture détesté pour sa pratique de la censure. Si Leonardo Padura se réjouit de ce courant d'air frais nord-américain où même les Rolling Stones et Chanel sont de la partie, son héros est persuadé que rien ne change. 



Mario Conde s'est même créé son propre double pour remonter le temps et comprendre en 1910 l'autre assassinat bien réel cette fois d'un proxénète de bonne famille aux ambitions politiques. L'ouragan terrible et les menaces de la comète de Halley auguraient de sombres heures pour la jeune république sous tutelle. Une mise en abyme magistralement orchestrée par celui qui persiste à signer depuis la Havane. 

Ouragans tropicaux – Leonardo Padura – Traduit de l'espagnol (Cuba) par René Solis – Métailié – 496 pages – 23,50€ - **** 
Lionel Germain 


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mercredi 17 janvier 2024

Repenser la science-fiction?

 
"Peut-on rougir quand on est noir?" Cette question, posée à Ketty Steward lors d’une Convention de SF il y a 20 ans est peut-être à l’origine de ce livre. Les futurs de la SF, coincés dans une vision monolithique, masculine, blanche et hétérosexuelle, produisent des récits inopérants, mobilisant des éléments et motifs qui ne permettent pas d’ouvrir de nouvelles possibilités, même imaginaires, pour le futur. 




Cet essai brillant, outillé comme un travail universitaire, pointe quelques repères, l’œuvre du noir américain Samuel Delany, ou celles de femmes, racisées ou non, Octavia Butler, Ursula Le Guin, qui sont l’occasion de changer d’angle et d’échelle pour créer de nouveaux récits. 





Mais Gérard Klein, depuis plus de 60 ans au service de la SF et mis à mal dans ce livre, avait déjà diagnostiqué, en 1975, un "Malaise dans la science-fiction" en insistant sur l’importance singulière dans cette littérature de l’œuvre d’Ursula Le Guin, qu’il avait introduite en France depuis peu. Peut-être alors ne les a-t-on pas lus suffisamment l’un et l’autre?

Le Futur au pluriel : réparer la science-fiction - Ketty Steward - Les Éditions de l’Inframonde - 257 pages - 22€ - ***
François Rahier



lundi 15 janvier 2024

Lumière d'étoile


Il pourrait y avoir un évangile selon Joseph. Et comme c'est une bonne nouvelle, on ne tardera pas à l'annoncer: Dieu est Amour. Certes, le message a franchi deux millénaires avec un certain succès mais Joseph Incardona veut nous persuader d'un contre-sens monumental, ou d'un dérèglement du "sens" dont l'Église a proscrit la tentation terrestre. Stella, son héroïne, est un fruit défendu "évoquant les poires Beurré-Hardy: épiderme doré, chair juteuse, sucrée et parfumée.




Quoi de plus émouvant pour cette annonciation que cette princesse tombée du ciel. Parmi les caravanes de forains, elle accueille les hommes en détresse et se découvre un don qui va la perdre: elle n'apaise pas que les morsures du refoulement sexuel, elle guérit réellement les malades et les handicapés. Qu'il faille en passer par sa couche pour obtenir l'absolution constitue un sérieux obstacle à la reconnaissance du miracle.



Joseph Incardona avance partiellement masqué derrière sa galerie de personnages. Le Père Brown d'abord, ancien des Navy Seals de retour du Vietnam, reconverti en confesseur des âmes perdues sur le comptoir nocturne des saloons. En signalant le miracle au diocèse, il déclenche une machine de mort aux trousses de la jeune prostituée. Les frères Bronski ensuite, Mike et Billie, chargés par le Vatican d'effacer une sainte coupable de sauver les brebis égarées. Luis encore, l'indispensable médiateur, journaliste en quête du Pulitzer.
 
Dans l'intermittence du spectacle, Joseph Incardona se met astucieusement à découvert avec un commentaire sur la cuisine du texte, critique de l'institution religieuse et plaidoyer pour un retour à la sensualité originelle du paradis.

De ce paradis, nous arrive Stella, "lumière d'étoile" dont on se plait à fredonner le refrain, comme Johnny Sandman, vieux saxophoniste noir condamné par son emphysème pulmonaire et sauvé par une étreinte.
"Car ce soir, il doit rendre grâce à ce coït qui, en soi, était déjà un miracle et dont l'intensité l'avait rapproché des étoiles."
Un amour de polar.

Stella et l'Amérique – Joseph Incardona – Éditions Finitude – 224 pages – 21€ - **** 
Lionel Germain



vendredi 12 janvier 2024

Promesse d'ivrogne


Le lecteur qui peut franchir les presque 600 pages du roman de Nesbo appartient au cercle des inconditionnels de cette récurrence invraisemblable: le tueur en série de polar ne partage aucun point commun avec sa doublure du réel. 



Obsessionnel et créatif, il tue pour offrir un défi à la mesure du génie policier. Harry Hole qui dessoule pour l'occasion sait pertinemment qu'avant l'épilogue, il aura droit au face à face avec cet autre génie du mal. Ici, on tue des femmes pour punir un salaud que tout accuse mais qui est innocent. Après avoir rempli son contrat, Harry Hole vide sa bouteille de Jim Beam dans l'évier et jure de rester sobre jusqu'à son dernier soupir. Promesse d'ivrogne.




Éclipse totale – Jo Nesbo – Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier – Série noire Gallimard – 590 pages – 22€ - **
Lionel Germain



mercredi 10 janvier 2024

Le mortier de la mémoire


Un jour, le bus ne passe plus. Il faut dix heures de marche alors pour se rendre en ville, autant pour revenir. Bientôt les allocations ne seront plus versées. On veut les contraindre à quitter le village, l’horizon de toute leur vie, une zone contaminée par une industrie prédatrice. Ils sont douze, puis dix, les uns et les autres disparaissent, maladie, trahison, suicide. Le Père résiste, il n’a plus que son fils infirme, Christoforos, qu’il porte comme un enfant dans une étrange pérégrination recensant des lieux de mémoire, églises vides, sanctuaires désertés. Le prénom du fils – Porteur de Christ – et le finale en forme de rédemption – font de ce livre un quasi évangile. 



"Grâce au mortier de la mémoire les ombres des morts élevaient les pierres les unes sur les autres, et les décombres redevenaient des maisons." 

Né à Athènes en 1965, Michalis Makropoulos vit aujourd’hui sur l’île de Lefkada, en Ionie, mais visite souvent l’Épire où il situe l’action de certains de ses romans. Il a été lauréat de plusieurs prix littéraires dans la catégorie court.



Eau noire - Michalis Makropoulos - Traduit du grec moderne par Clara Nizzoli - Agullo court - 81 pages - 11,90€ - ***
François Rahier 



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lundi 8 janvier 2024

Les maux bleus




Des faubourgs de Homs en Syrie à ceux de Los Alamos aux États-Unis, Marc Villard fait voyager nos peurs. D'un côté l'enlèvement d'une fillette programmée par les djihadistes de Daesh, de l'autre les tribulations d'un couple en exil qui bat de l'aile. Deux novellas scénarisées au plus près des acteurs avec cette habileté à mêler le détail à l'essentiel sans jamais faire de gras. Et puis les "nouvelles", des trajectoires prises à la volée entre Barcelone et la Goutte d'Or. Le jazz y fredonne un destin aux maux bleus.



Ciel de réglisse – Marc Villard – Gallimard la Noire – Nouvelles – 182 pages – 19€ - *** 
Lionel Germain