vendredi 30 juin 2023

Stups et factions mafieuses


À elle seule, la genèse littéraire de "Rétiaire(s)" pourrait faire l'objet d'un autre roman. On peut en lire la synthèse dans la postface de DOA et le commentaire final de Michaël Souhaité (crédité au "générique" du scénario original) qui nous donnent un aperçu kafkaïen du système français de production audiovisuelle.



Rétiaire(s) est une fiction sur les trafics de drogue et leurs connexions internationales. C'est évidemment à travers des figures féminines fortes et le portrait de Théo, son flic borderline, que le polar gagne en puissance, mais l'immersion documentaire avec plans de coupe sur la géopolitique du crime est saisissante de vérité, DOA revendiquant d'ailleurs l'influence de The Wire et d'une forme de "vérisme". 





Il y a conservé cette plume sèche et nerveuse qui lui a valu par deux fois le Grand Prix du polar, en 2007 pour "Citoyens clandestins" et en 2011 pour "L'Honorable Société", roman co-écrit avec Dominique Manotti. Pas question de laisser la fantaisie s'emparer du sujet. Tous ces flics des stups opèrent avec une outrance vraisemblable face à une mafia clanique elle aussi inspirée du réel. 

C'est là qu'on retrouve le début de notre affaire. DOA était associé au scénariste Michaël Souhaité pour la réalisation d'une série dont France 3 avait validé toutes les étapes avant de se rétracter au profit d'une vision rurale du polar. L'auteur s'est donc retrouvé seul à transformer le projet en un roman que Michaël Souhaité a découvert avec jubilation.

Les lecteurs en profiteront pour s'emparer du petit livre d'entretiens de la journaliste du Point Élise Lépine dans lequel l'auteur, souvent qualifié de secret, se dévoile comme jamais et nous offre un point-de-vue essentiel sur son œuvre et sur les fantasmes qu'elle a parfois générés.

Rétiaire(s) – DOA – Série noire Gallimard – 432 pages – 19€ - **** –
DOA, rétablir le chaos – Élise Lépine – Éditions Playlist Society – 160 pages – 10€ - **** 
Lionel Germain


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Version papier



mercredi 28 juin 2023

Histoire alternative




Le Congrès juif mondial hésita, au début du XXe siècle, entre l’Ouganda, l’Argentine et la Palestine ottomane pour y installer un foyer national. Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, qui venait de publier un roman d’anticipation, "Altneuland", diligenta même en 1904 une expédition en Afrique orientale. C’est le point de départ historique de ce roman riche et complexe. L’auteur, né en Israël, s’inspire autant de la Kabbale que de l’actualité récente pour construire en faux-semblants une fiction qui tente de comprendre la manière dont le monde fonctionne.


Aucune terre n’est promise - Lavie Tidhar - Traduit de l’anglais par Julien Béthan – Pocket - 336 pages - 8,60€ - ***
François Rahier



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lundi 26 juin 2023

Terre de frissons


Un roman de Niko Tackian s'apparente toujours à un voyage en terre inconnue. "La Lisière" est justement une histoire de frontière entre deux mondes, celui des pleines lumières du réel et l'autre, où les contre-jours et les ombres contribuent à nourrir l'étrangeté du voyage.


 

Vivian est une héroïne embarquée dans cette nuit bretonne dont le paysage s'accorde aux légendes les plus anciennes. En voiture avec son mari et son fil, le parcours nocturne est soudain interrompu par le surgissement d'un obstacle qui contraint le mari à s'arrêter. Comment expliquer que l'homme et son fils disparaissent, engloutis par l'obscurité? Comment expliquer l'apparition menaçante d'un homme avec une hache? 




Pour Vivian, c'est le début d'un cauchemar éveillé à travers cette nuit des faux-semblants que nous raconte si bien Niko Tackian.

La Lisière – Niko Tackian – Calmann-Lévy noir – 324 pages – 19,90€ - *** 
Lionel Germain




vendredi 23 juin 2023

La disparition des Cathares


La série des aventures de Marjolaine Karadec et Pierre Cavaignac, deux archéologues passionnés d'ésotérisme, se poursuit pour le plus grand plaisir des amateurs de vrais mystères, ceux qui ne se réduisent pas à la matérialité d'une enquête criminelle mais aux ressorts les plus secrets de l'âme humaine.


 

Au cours d'une conférence sur les origines encore incertaines du mouvement Cathare, un vieil homme pose à Cavaignac une question sur la disparition des membres de la secte en Espagne. "Hérétiques" ou "Bons Chrétiens", les Cathares fascinent encore l'imaginaire contemporain, et c'est sur leurs traces que vont se lancer les deux héros de Jean-Luc Aubarbier.




Coupables élucubrations du régime nazi, souvenir des Templiers et quête du Graal entre l'Espagne et le Portugal, du quatorzième Siècle à nos jours en passant par les Ténèbres de la Seconde Guerre mondiale, le parcours historique habilement documenté est un festival d'intelligence.

Le Fils du Dragon – Jean-Luc Aubarbier – Icity – 320 pages – 18,60€ - ***
Lionel Germain




mercredi 21 juin 2023

Space Opera vintage




L’auteur des "Histoires extraordinaires" reprend du service en compagnie de Gullivar Jones, personnage oublié du non moins oublié Edwin Arnold qui écrivait de la SF au début du XXe; à eux deux ils vont sauver le monde, en combattant quelques "villains". L’ombre des maudits de la maison Usher plane sur ce cocktail réjouissant, pastiche steampunk écrit par un couple franco-américain d’éditeurs de comics.





Edgar Allan Poe sur Mars - Jean-Marc et Randy Lofficier - Rivière blanche - 304 pages - 20€ - ***
François Rahie
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lundi 19 juin 2023

"Événements" très meurtriers


Au premier chapitre du roman, les deux flics sur la scène de crime sont caractérisés avec insistance: Anthureau est un sensible, Molinari, un taiseux impassible. Quant à la victime, c'est un Arabe qu'on a vidé de son sang reversé dans un jerrycan. Il fait chaud. On est le premier juillet 1962 et la radio diffuse "Apache", la musique des Shadows.




À Marseille, sur le Vieux-Port, un mafieux contemple son yacht. Un bateau pour la frime sur lequel on fait danser Deferre et le conseil municipal. L'homme s'appelle Marcel Azzara. La fin de la guerre d'Algérie ne le réjouit pas mais il a quand même de grands projets pour ses affaires. Spécialement le raffinage d'un certain produit destiné à l'exportation vers les États-Unis. 



Pas d'inquiétude à avoir du côté de la police. Quand vous demandez la police à Marseille en 1962, vous tombez sur un panier de crabes issus de tous les partis de la Résistance, gauche-droite confondues. Gérard Lecas en résume les contradictions avec ses deux flics: Anthureau du parti communiste et Molinari, protégé de Foccart et membre du SAC, la milice chargée du sale boulot gaulliste.

Le lecteur est en outre invité dans les coulisses du Plan Bleu, avec les actions souterraines de la CIA destinées à empêcher les communistes d'arriver au pouvoir après la Seconde Guerre mondiale. Mais ce que l'auteur met au centre de sa réflexion sur cette période, c'est la notion de "violence légitime". 

Torture d'un côté, exactions abominables de l'autre, évocation du 5 juillet à Oran et du massacre des Européens, petit coup de projecteur sur le rôle de la CGT dans le refus d'accueillir les Pieds-noirs et explication du titre énigmatique: autant de brevets pour une mauvaise conscience universelle. 

Le sang de nos ennemis – Gérard Lecas – Rivages/noir – 284 pages – 21€ - ***
Lionel Germain





vendredi 16 juin 2023

Panne de batterie


La belle couverture signée Frédéric Rébéna prouve à quel point Ingrid et Lola, les deux personnages de Dominique Sylvain, feraient d'excellentes héroïnes de BD.  C'est bien-sûr ce qui les oppose qui rend le duo attachant. Lola Jost est retraitée de la police et Ingrid Diesel, jeune femme américaine en perpétuel mouvement, électrise le Paris nocturne en s'effeuillant sous le nom de Gabriella Tiger.



On les retrouve en Bretagne après un attentat contre un élevage de poulets en batterie. Dominique Sylvain ne néglige pas l'aspect documentaire qui fait froid dans le dos. L'industrie du poulet résume dans son intitulé la cruauté qu'elle réserve au monde animal. Mais les antispécistes ne font pas non plus dans la dentelle. De là à assassiner le PDG de l'affaire, il y a quand même une marge qu'on soupçonne les militants radicaux d'avoir franchie. 



"Ça devient vraiment très chaudasse", affirme Ingrid dont le français est aussi savoureux qu'approximatif. Même au plus noir de l'intrigue, la violence du monde est constamment tempérée par la tendresse bienveillante de ces héroïnes.

Panique en Armorique – Dominique Sylvain – Robert Laffont La Bête noire – 250 pages – 15,90€ - ***
Lionel Germain


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version papier




mercredi 14 juin 2023

Enquête extravagante


Ses fans l’attendaient avec impatience, le nonchalant commissaire revient six ans après sa dernière enquête. Cette fois-ci en Bretagne, dans une histoire de meurtres en série, sur fond de légendes locales et de piqûres de puces. Du Vargas pur jus. L’avis de "Sud Ouest"...


Sur la dalle - Fred Vargas - Flammarion - 510 pages - 23€ - ***
Olivier Plagnol


Nord contre Sud


Avec ses cuirassés qui s’affrontent sur les fleuves et les côtes, ou l’apparition des premiers sous-marins, la Guerre civile américaine fait figure souvent de première guerre moderne. Dans la même période, la piètre aventure mexicaine de Napoléon III et Maximilien paraît d’une autre époque. Géopolitiquement, les deux guerres étaient liées, pourtant. 



Et l’enjeu a peut-être été à un moment l’avenir des États-Unis, et du monde occidental. Revisitée du point de vue d’un ingénieur prussien et d’un sioux lakota, mi-guerrier mi-chaman, cette double épopée déroule ses épisodes, d’une violence parfois insoutenable, jusqu’à un point de bascule. Et si une machine volante venait brouiller le jeu? On pense à Jules Verne, à qui l’auteur fait un clin d’œil. 




Stéphane Przybylski vit aux États-Unis. Historien de la guerre, il est l’auteur en particulier d’un ouvrage sur "La Campagne de 1870" et il a déjà publié plusieurs romans. Son érudition impressionne, et nourrit ses fictions. Stimulant l’imagination du lecteur, cette uchronie teintée de surnaturel est aussi une véritable expérience de pensée.

Burning Sky - Stéphane Przybylski - Lunes d’encre/Denoël - 489 pages - 22€ - ***
François Rahier 



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lundi 12 juin 2023

O.K. Pas de mort




Soufiane Chakkouche nous ouvre une fenêtre sur le Maroc de son héros, l'inspecteur Dalil. En réalité deux héros pour le prix d'un puisque le flic de Casablanca est accompagné d'une petite voix intérieure. Après une mission à Paris, le voilà expédié à Beyrouth où le meurtre d'une chanteuse marocaine est le prétexte pour dénicher les missiles iraniens du Hezbollah destinés à l'ennemi irréductible du Front Polisario. 




On y apprend au détour d'un chapitre l'origine de l'anglicisme OK même si la plus célèbre des encyclopédies en ligne en conteste la légitimité. Beaucoup d'humour dans ce polar dont la parution coïncidait malheureusement avec la fin des éditions Jigal. 

L'inspecteur Dalil à Beyrouth – Soufiane Chakkouche – Jigal – 216 pages – 18,50€ - ** 
Lionel Germain




vendredi 9 juin 2023

Mauvais plan pour Kaplan


Il faut y avoir vécu et il faut l'aimer beaucoup pour raconter Casablanca comme Melvina Mestre. Mais il faut surtout une rigueur documentaire sans faille quand on prétend restituer la ville marocaine des années cinquante. Si on ajoute l'arrière-plan du film de Curtiz interprété par Bogart et Ingrid Bergman, le frisson du noir et blanc se glisse comme un sous-texte permanent dans cette première enquête de Gabrielle Kaplan. Le film  racontait le Casablanca de la guerre, le roman, lui, installe son décor dans la période suivante. 



C'est très précisément en 1951 que l'héroïne de Melvina Mestre emprunte sa Chevrolet Fleetmaster décapotable puis se fraie un passage entre les "bourricots" et les grosses américaines pour rejoindre le boulevard de la gare et son agence de détective privé(e). Hormis le fait que le "privé" soit une femme, on pourrait s'attendre à une avalanche de clichés autour de cette figure du roman noir californien. 




Références, certes, mais mâtinées d'irrévérence envers le machisme du siècle dernier. Gabrielle est assistée d'un collaborateur marocain et d'une secrétaire aussi "ponctuelle qu'un coucou suisse" pour récupérer des documents chez un notable.
 
Au moyen de ce classicisme formel, la performance de Melvina Mestre consiste en fait à sonder les ombres délétères du Protectorat. Mafieux, barbouzes américaines, surprenantes révélations sur le rôle du maréchal Juin, inoubliables virées dans les coulisses du Miramar de "Fédala" (Mohammedia) et dans celles du tournage d'Othello d'Orson Welles à "Mogador" (Essaouira) nous offrent un passionnant travelling dans le rétroviseur colonial.

Crépuscule à Casablanca – Melvina Mestre – Points – 190 pages – 11,90€
Lionel Germain

Prix du polar Sud-Ouest/Lire-en-Poche 2023


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mercredi 7 juin 2023

Retour à la Terre



Une Terre bétonnée, devenue invivable. Le voyage dans le temps, à cette époque, permet cependant d’aller chercher un coin de ciel bleu et l’air pur dans un lointain futur où la planète, débarrassée de l’homme, voit une nature vierge s’épanouir de nouveau. Mais c’est pour exploiter ses richesses, et, à l’occasion, y déverser ses déchets. L’amoureux de la nature qui s’insurge est impitoyablement sanctionné: il faut être fou pour s’opposer au progrès. Psychiatrie et contrôle social, quête de modes de vie alternatifs, préoccupations écolos: paru en 1970, un classique de la contre-culture qui coche beaucoup de cases.


Demain le silence - Kate Wilhelm - Traduit de l’américain par Michèle Valencia - Le Passager clandestin - 61 pages - 5€ - ***
François Rahier



lundi 5 juin 2023

Tournez ménages!


Un roman de Michel Bussi, c'est comme une chanson populaire à laquelle d'ailleurs il emprunte ses refrains pour couturer, chapitre après chapitre, son travail d'équilibriste. 



Katel Marelle, enquêtrice de la gendarmerie, doit résoudre une énigme insolite: celle d'un homme assassiné qui vivait trois existences séparées sous trois identités différentes, avec trois femmes revendiquant chacune l'amour du disparu. Quand on joue à la marelle, on saute à cloche-pied pour atteindre le paradis. Michel Bussi nous renvoie à nos lectures d'enfance. Le merveilleux s'y inscrit dans l'ordinaire des jours et on frissonne avec bonheur.



Trois vies par semaine – Michel Bussi – Presses de la Cité – 456 pages – 22,90€ - ***
Lionel Germain




vendredi 2 juin 2023

Mystère d'écrivain, écrivain mystère


Les résidences d'auteur font souvent rêver les écrivains. Quand Charlotte est choisie pour un exil littéraire de neuf mois, elle n'a dans son CV que deux romans et l'obligation d'abandonner son poste de prof. 


Près de Trebeurden en Bretagne, elle va donc découvrir Lighthouse, un manoir aménagé en bibliothèque avec une salle de projection pour laquelle, de Take Shelter de Jeff Nichols à Zodiac de David Fincher, elle a proposé une sélection de films qui a séduit les organisateurs. Mais le personnage de Christian Carayon est soumis à un autre challenge: celui de percer le secret du généreux financier de l'aventure. Autour du spectre de WXM, William Xavier Mizen, écrivain mythique et promoteur de cette résidence, elle rôde à la recherche d'une imposture. 



Une mise en abyme que Christian Carayon utilise pour nous entraîner grâce à Charlotte dans un vertige où le réel se confond avec son hybridation fictionnelle.

"Dans ses romans, des fillettes sont enlevées par un monstre surgi de la montagne."
Il est aussi question de disparitions de fillettes dans la réalité d'une petite ville où s'est installé WXM. En enquêtant sur la personnalité d'un homme protégé par une éditrice aussi énigmatique que lui, Charlotte s'emploie à déconstruire la légende, se noie parfois dans l'infinité des jeux littéraires, révèle ou réinvente une filiation et une fratrie qui vont sans doute donner la clé de l'œuvre originale. 

Plus que jamais dans ce roman labyrinthique, écrire consiste à fissurer les façades, à suivre la poursuite lumineuse sur la silhouette d'un personnage oublié au fond d'un couloir obscur. Du polar à 24 mensonges par seconde.

Les saisons d'après – Christian Carayon – J'aiLu – 512 pages – 8,90€ 
Lionel Germain



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Sélection Prix du polar Sud-Ouest/Lire-en-Poche 2023