vendredi 21 octobre 2022

La liquidation des âmes


Toucher le pactole est un rêve entretenu par tous les lobbies des jeux de hasard même si le Pactole de la légende se révèle en fait comme le fleuve du renoncement pour Midas. Dans le dernier roman de Joseph Incardona, cette aspiration à la fortune se paie d'une abdication radicale. Anna, une jeune femme qui n'a pas grand-chose à part son fils Léo, a tout perdu après un accident. 


Son camion-rôtissoire dans le fossé, elle n'a plus que des dettes et le mirage des 50 000 euros à gagner dans un jeu télévisé. La cruauté du monde suit le cycles des crises, des dépressions qui se creusent au large de nos périodes fastes, et on retrouve dans "Les corps solides" le désespoir des marathoniens de la danse de "On achève bien les chevaux" décrits par Horace McCoy. Chômeurs, paumés, marginaux, ils sont plusieurs avec Anna sous les projecteurs à poser la main sur cette voiture qu'il ne faudra plus lâcher sous peine d'être éliminé. 



L'absurdité a un sens, la souffrance est un spectacle, les âmes sont à vendre, et le marché est féroce. Un peu plus loin, il y a l'océan, le surf pour Léo, et cette idée que seule une âme bien trempée peut renaître.   

Les corps solides – Joseph Incardona – Finitude – 272 pages – 22€ – ***
Lionel Germain



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jeudi 20 octobre 2022

Le sillage de Vidocq



Il porte un nom qui déjà flaire l'aventure littéraire. Valentin Verne, jeune inspecteur des Affaires occultes, devrait également séduire les amateurs de polars historiques. Après les "journées de Juillet" et l'échec de Charles X, voici les années trente du dix-neuvième siècle et le règne de Louis-Philippe. Ésotérisme et avancées scientifiques se chargent de dérouter les enquêteurs aux trousses du nouvel ennemi public surnommé le Vicaire. Mais le mystère plane aussi sur la personnalité du jeune Valentin dans cette traque où Vidocq fait de la figuration.  



Le Bureau des affaires occultes – Éric Fouassier – Albin Michel – 368 pages – 20,90€ - *** 
Lionel Germain




mercredi 19 octobre 2022

Les lendemains qui chantent ?





Après une série d’anthologies militantes, consacrées entre autres au travail ou à la santé, ce nouveau volume se penche sur la solidarité. À contre-courant du post apo et des futurs qui déchantent, les auteurs des 14 nouvelles se projettent dans un "à venir" où l’attention à l’autre, l’entraide et le vivre-ensemble deviendraient des priorités. 




Quatre "conversations" à plusieurs voix rythment l’ensemble, où des chercheurs interrogent la notion de solidarité, face aux grands enjeux du futur proche, le vieillissement de la population et le réchauffement climatique par exemple. Un ouvrage soutenu par la Fondation Cognacq-Jay.


Nos futurs solidaires - sous la direction d’Ariel Kyrou - Laboratoire des solidarités/ActuSF - 380 pages – 17,90€ - ***
François Rahier 



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mardi 18 octobre 2022

Nuit écossaise


Les couples d'enquêteurs encombrent les étagères des librairies mais celui que propose Greg Buchanan dans son premier roman est un mélange de feu et de glace. Pas des personnages de série, mais des "figures" hantées par la mort qui les dépouille avant l'heure. 




Lui, Alec, est flic, elle, Cooper, est vétérinaire. Le 16 du titre fait référence au nombre de chevaux morts découverts dans les marécages d'Ilmarsh. Greg Buchanan restitue avec justesse le décor faussement rassurant de cette campagne écossaise. Surtout, il nous embarque au plus loin de la nuit dans laquelle Alec et Cooper entremêlent désir et terreur. Adaptation en cours pour Gaumont télévision.





16 – Greg Buchanan – Traduit de l'anglais (GB) par Elsa Maggion – Calmann-Lévy – 486 pages – 21,90€ - *** 
Lionel Germain




lundi 17 octobre 2022

Frisson d'atome


La deuxième de couverture nous présente un souriant jeune homme coiffé d'un feutre qui nous vient tout droit du Québec. Si "Les Mares-Noires" est son premier roman publié chez Belfond, ça fait déjà une dizaine d'années qu'il enrichit sa bibliographie depuis "La Dérive des jours" où le thème de la catastrophe était déjà le moteur de l'intrigue. Ici, ce n'est pas l'eau qui menace mais les réacteurs qui s'emballent dans la centrale nucléaire.



Il y a des victimes dont le père d'une fillette. L'enfant va vivre au rythme d'un refoulé de haine que sa mère lui inflige en punition de son propre deuil. Ce rapport d'une férocité tout aussi meurtrière que l'atome en fusion est le vrai sujet du livre. Jonathan Gaudet raconte les dommages collatéraux du désamour maternel avec un twist final qui n'a rien d'un happy-end.






Les Mares-noires – Jonathan Gaudet – Belfond – 368 pages – 20€ - ***
Lionel Germain




vendredi 14 octobre 2022

Touristes clandestins


Fêtons la trentième de Brunetti. Le commissaire vénitien de la très américaine Donna Leon accompagne ses lecteurs dans une vision de plus en plus désabusée de la lagune et de son avenir en passe de sombrer en mer.


Dans ce dernier épisode, deux étudiantes américaines sont débarquées en catastrophe dans un sale état aux urgences. Et Brunetti est persuadé que les hommes qui les ont abandonnées devant l'hôpital ne sont pas de gentils gondoliers. Devenu flemmard et routinier, le commissaire a gardé son côté accrocheur et malgré les barrières de classe entre Laura, capitaine des carabiniers, et les Vénitiens de souche, ils vont former une équipe efficace pour traquer les escrocs dont les bateaux se remplissent la nuit de touristes clandestins.


Brunetti observe avec amertume l'effondrement de Venise pendant que les comités internationaux se bousculent pour sa survie dans les cinq étoiles. Sa façon d'affronter l'outrecuidance des puissants en jouant les "Colombo", servile et soumis, son rapport à cette violence qui lui fait horreur en font un personnage unique et attachant.

Les Masques éphémères – Donna Leon – Traduit de l'américain par Gabriella Zimmermann – Calmann-Lévy – 342 pages – 21,90€ - *** 
Lionel Germain



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version papier




jeudi 13 octobre 2022

Les ailes coupées



Pour son premier roman, Anna Tommasi dévoile un savoir-faire surprenant. L'histoire d'Alice, cette jeune femme de retour à Perros-Guirec après des années d'absence, est rythmée par les chausse-trappes traditionnelles du genre: secret familial, mémoire trahie, passé anxiogène et événement traumatique. Ici, c'est la disparition d'une petite sœur 25 ans plus tôt et le caractère inachevé de l'enquête que ravive la disparition d'une autre fillette. Un savoir-faire surprenant parce qu'au-delà du dénouement terrible, Anna Tommasi se glisse à la première personne derrière la voix singulière d'Alice. 


La nuit des anges – Anna Tommasi – Préludes – 320 pages – 18,90€ - *** 
Lionel Germain




mercredi 12 octobre 2022

La Ville au bord du temps


Premier livre d’un jeune auteur thaï à l’écriture prometteuse, ce roman choral brosse par touches successives la chronique d’une ville-monde, du XIXe siècle aux années 2070 et à la submersion annoncée. On pourrait s’attendre à une fresque épique où l’histoire aurait sa part – et son poids. C’est une série de tableaux intimes que l’on découvre au contraire, tragédies minuscules, petites études de mœurs. La durée imprime sa marque sur les corps, les visages, tout passe, tout demeure cependant, même les lieux se souviennent. Il y a quelque chose de proustien dans cette élégie dystopique sur le temps perdu retrouvé.


Bangkok Déluge - Pitchaya Sudbanthad - Traduit de l’anglais (Thaïlande) par Bernard Turle – Rivages - 424 pages – 22,80€ - ***
François Rahier




mardi 11 octobre 2022

Mauvais sort

 Solange et Albert forment un couple adoubé par le mauvais sort. Nous sommes dans les années 70, les Beatles chantent "Love me do" mais l'amour a un goût de sang au fil de ces pages. La mère de Solange a été tondue à la Libération et Albert est un orphelin. 


C'est une coalition du malheur qui les rend inséparables. Même si leur premier meurtre est accidentel, il contient déjà toute la rage qui caractérise cette odyssée sanglante. Gabriel Katz rend avec une précision clinique la folie criminelle qui embrase l'âme de Solange et le désarroi complice de son jeune compagnon. Avec ce coup de force d'une vision humaniste qui réussit à nous mettre en empathie avec les personnages. Et bien-sûr, il y a la série (Arte) dont le roman est adapté.




Les Papillons noirs – Mody (Gabriel Katz) – Le Masque et Arte Éditions – 270 pages – 19,90€ - ***
Lionel Germain







lundi 10 octobre 2022

Privés d'enfance


Au cours du printemps arabe, la "révolution syrienne" a vu peu à peu le camp qui se réclamait d'une alternance démocratique instrumentalisé et infiltré par les islamistes. L'intrigue du roman de Christian Blanchard scénarise un face à face éprouvant entre deux frères franco-syriens. 



Kasswara et Kamar se séparent d'abord idéologiquement, l'un proche du pouvoir, l'autre engagé dans la lutte pour la démocratie. Très vite, leur opposition prend une tournure "militaire", chacun retranché dans une radicalité inexorable. On connait l'issue de cette guerre qui n'en finit pas de compter ses morts depuis 2011. Après avoir ruiné les chances de la "révolution démocratique", les islamistes ont été provisoirement chassés de leur fief et la dictature a été renforcée par l'intervention russe.


Mais en 2019, la question se pose en France du retour des "lionceaux du califat", ces enfants dont certains sont entraînés à commettre le pire. Florence Dutertre, l'assistante sociale chargée de leur accueil est confrontée à un mystérieux sniper qui les élimine à leur arrivée. Et alors que l'ombre des deux frères plane sur ces exécutions, l'un d'eux entretient un rapport ambigu avec Florence. 

Christian Blanchard impressionne par son sens du timing et la justesse de ses personnages perdus dans une tragédie cornélienne.

Tu ne seras plus mon frère – Christian Blanchard – Belfond – 352 pages – 19€ - numérique – 11,99€ - *** 
Lionel Germain 




vendredi 7 octobre 2022

De guerre, d'amour, de trahison


Jean Michelin est écrivain. Il est aussi officier dans l'armée française, mais ce n'est pas un soldat qui écrit, c'est un écrivain qui a fait la guerre. Oublions les grands anciens auxquels l'auteur rend hommage, Genevoix bien-sûr, ou même Guilloux dans le "Sang noir" dont le regard critique n'a rien perdu de sa force quand il dit que "Cripure aimait son pays, (…) Mais enfin, cet amour de la patrie, il ne fallait pas le confondre (…) avec l'amour des militaires, ou comme tant d'autres, avec l'amour de la mort."



Plus proche des Américains du roman noir, Jean Michelin n'interroge pas la légitimité des conflits mais leurs conséquences sur les hommes. Après Jonquille, le récit du départ d'Afghanistan en 2012 où le romancier pointait déjà sa plume par cette qualité rare d'empathie pour ses personnages, "Ceux qui restent" met en scène une poignée de sous-officiers et un jeune lieutenant à la recherche d'un "déserteur", un frère d'armes avec lequel ils ont partagé le deuil d'un autre soldat en "opération". 


La forêt guyanaise en point de mire nous invite peu à peu loin du fracas des armes à retrouver les accents sombres de Conrad revisité par Coppola. Ponctuée de flash-back dans la lumière brûlante du "théâtre des opérations", la traque affectueuse renvoie le petit groupe à ses propres faiblesses. Chacun vit le stress post-traumatique à sa façon mais Jean-Michelin excelle surtout à nous parler d'amour, de fraternité, de racisme, et peut-être de trahison. 

Ceux qui restent – Jean Michelin – Éditions Héloïse d'Ormesson – 240 pages – 19€ - ****
Lionel Germain 



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version papier




jeudi 6 octobre 2022

Prison d'amour






Romy Hausmann, née en RDA en 1981, est une journaliste avec déjà une longue expérience des victimes de faits-divers rencontrées dans le cadre de ses fonctions. À la lecture de "Chère petite", son premier thriller, on pense à une célèbre affaire de séquestration dans laquelle une jeune femme, ici elle s'appelle Lena, est contrainte de mimer une vie de famille avec son agresseur. 



Comme rien n'est simple dans un bon polar, le jour où Lena réussit à fuir son bourreau, c'est son identité à elle qu'elle doit prouver. Romy Hausmann mêle les voix de tous les protagonistes pour un roman choral qui laisse courir  le frisson du lecteur jusqu'à l'épilogue. 

Chère petite – Romy Hausmann – Traduit de l'allemand par Stéphanie Lux – Actes Sud actes noirs – 336 pages – 22,50€ *** - 
Lionel Germain





mercredi 5 octobre 2022

Les raisons de la colère



Juriste spécialisé en droits civiques, l’auteur nous plonge dans l’Amérique des émeutes raciales, de Los Angeles en 1992 à l’époque actuelle marquée par le mouvement Black Lives Matter. Le prisme très particulier qu’il utilise, les monologues intérieurs entremêlés d’une jeune médium et de son petit frère, familier déjà de l’univers carcéral, crée un effet d’empathie qui place le lecteur au cœur de toutes les souffrances. Le roman s’accompagne de deux articles dans lesquels l’écrivain noir américain s’interroge sur la possibilité d’écrire la colère en laissant un peu de place à l’amour.


L’Architecte de la vengeance - Tochi Onyebuchi - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel - Albin-Michel - 185 pages – 17,90€ - ***
François Rahier




mardi 4 octobre 2022

Dans le même bain



Le roman de Sandrine Cohen pourrait s'apparenter au roman judiciaire s'il n'avait ce prologue terrifiant: comment Rosine, jeune femme au premier abord très épanouie, a-t-elle pu noyer ses deux filles en leur donnant le bain? Judiciaire par le procédé de mise-en-scène où une enquêtrice auprès des tribunaux officie, c'est le personnage même de cette enquêtrice, Clélia, qui nous plonge dans un roman noir. Pour débusquer les ressorts de ce crime monstrueux, il lui faut d'abord affronter l'hostilité du monde carcéral avant de tenter une approche de la face obscure de Rosine.



C'est banal de dire que l'horreur est dans l'acte et qu'une contrainte à élucider dépouille parfois les hommes et les femmes de leur humanité. Mais c'est justement cette part du mystère que Sandrine Cohen arrache peu à peu à sa coupable, à "cette mort psychique" d'une femme qui avait vécu elle-même l'impensable. 

Rosine, une criminelle ordinaire – Sandrine Cohen – J'ai Lu – 288 pages – 7,60€ - ***
Lionel Germain




lundi 3 octobre 2022

Toucher le fond


Ce sont les rois du boniment mais le royaume se porte mal. On a tous croisé ces animateurs de supermarché capables de vous convaincre qu'un saucisson plus graisseux qu'une bielle de poids lourd provient d'un porc élevé aux glands dans les collines corses. À quarante-deux ans, Christian est au sommet d'une carrière en forme de falaise érodée par les tempêtes numériques. Licencié comme un nuisible, il enfile sa combinaison de plongée et c'est le début du big bazar dans une petite ville picarde. Félix Lemaître l'a choisie comme laboratoire d'une débâcle programmée en zone péri-urbaine. Premier roman bourré d'adrénaline et de mauvaise humeur.


La Combinaison – Félix Lemaître – Le Masque – 198 pages – 19€ - ** 
Lionel Germain