mardi 26 avril 2022

Rompre les digues


Dans le roman de Jean-Christophe Tixier, on ne perçoit des années soixante que le faux brillant du lino, le râle des premiers transistors et le balbutiement d'un monde prêt à rompre les digues du conformisme. En 1965, ce sont celles d'un barrage aveyronnais qui s'allègent. Et en même temps que le lac disparaît pour cette vidange, les rancœurs enflent au sein d'une auberge où trois femmes se font face. 


Victoire la propriétaire se prépare à la mort et à la transmission de son bien à sa nièce Ève. La troisième femme, Marie, est une religieuse boulimique, héritière légitime que tout oppose à Ève. Pour elle, l'auberge  qu'elle a connue enfant ne lui renvoie que des souvenirs douloureux. Marie la nonne n'est pas la fille de Victoire dont son père fut le dernier compagnon. Quant à Ève, sa jeunesse la rend prisonnière d'un paysage étriqué. Elle s'en protège et s'en libère en invoquant avec une ferveur païenne le personnage de Barbarella inventé par Jean-Claude Forest.



Autour de ce trio de femmes, planent effectivement des fantômes, ce père dont Marie soupçonne qu'il a été contraint d'abandonner ses vignes pour une auberge difficile à gérer, le frère disparu évincé par Victoire, les fantômes de la Guerre, et plus tenaces encore, les fantômes du Front populaire. "Il ne s'agissait pas seulement d'un monde où les femmes agissaient comme des hommes, mais d'un monde où les femmes effaçaient les hommes.

Jean-Christophe Tixier anime ce tourbillon de fête interdite, le transforme en trou noir où sous les eaux du barrage ressurgira le refoulé du crime, un moment d'espérance trahie.

Effacer les hommes - Jean-Christophe Tixier - Livre de Poche policiers - 384 pages - 7,70€ -
Lionel Germain



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Version papier





mercredi 13 avril 2022

D'amour et de guerre


Le roman de Julie Manarra qu'on pourrait abusivement assigner à la littérature de genre renvoie surtout un écho du “peintre des batailles” d'Arturo Perez-Reverte. Il y est écrit que le monde n'est peut-être destiné qu'à ce massacre permanent des guerres. L'autrice s'empare du photographe de Perez-Reverte. Elle en fait un agent secret sous couverture que sa rencontre avec Manon la journaliste va transformer. 


Après l'attentat du Bataclan, il est envoyé en mission. Il s'appelle Esteban, se retrouve sur le terrain des opérations en concurrence avec la nébuleuse du crime que la raison d'état inspire. Les Russes mènent la danse. En Occident, la guerre s'installe en lisière des consciences et "Poutine n'en perd pas une miette." Manon, elle, se retranche dans la beauté sauvage des Balkans avec un autre homme. Son départ alimente le désespoir obsessionnel d'Esteban mais elle est aussi dans la mire des "services". 




Histoire d'amour, histoire d'un rapport destructeur entre des personnages dont l'identité se dérobe, le roman nous ramène à cette matrice violente de notre humanité qui accroche ses étendards aux frontières de l'Europe. 

Rouge cendre – Julie Manarra – Viviane Hamy – 320 pages – 19,90€ - *** 
Lionel Germain 



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version papier




mardi 12 avril 2022

Plaidoyers pour demain



Après avoir publié très jeune plusieurs romans de science-fiction remarqués dans lesquels il imagine par exemple le concept de propulsion solaire ou celui de terraformation, Gérard Klein, économiste, prospectiviste, et en même temps directeur de collection chez plusieurs éditeurs, a progressivement abandonné l’écriture de fictions personnelles pour se consacrer à la promotion de celles des autres. On peut le regretter. Mais cette somme immense, qui ne concerne qu’une partie de son œuvre de défense et d’illustration de la SF, française et étrangère, témoigne de son abnégation et de son immense culture.


Le Livre des Préfaces - Gérard Klein - Textes réunis par Ellen Herzfeld et Dominique Martel - Le Livre de poche - 1233 pages – 21,90€ - ***
François Rahier 



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lundi 11 avril 2022

Première transe



Ce qui pourrait clore une trilogie conçue autour du personnage de journaliste de Diego Martin est en fait un préquel, le genre de récit qui nous raconte l'histoire d'avant la première histoire. Nous retrouvons Diego en 2008 en reportage au cœur des cartels du Mexique. Mais la rencontre avec l'un des chefs du narcotrafic n'est pas sans conséquences. A Madrid, la compagne du journaliste est menacée de façon très précise. Malgré l'événement tragique qui caractérise l'épisode, on est séduit par ces retrouvailles avec les principales figures de la trilogie et par l'ambiance chaleureuse de la Casa Pepe où déguster de succulentes tapas nocturnes.


Tapas nocturnes – Marc Fernandez – Livre de poche – (inédit) – 158 pages – 7,20€ - **
Lionel Germain




vendredi 8 avril 2022

Remuer la plume dans la plaie


Miguel Szymanski a un pied au nord et l'autre au sud. Journaliste portugais, il est également correspondant du journal allemand Der Freitag et chroniqueur à la télévision allemande et autrichienne. Pas surprenant donc qu'il ait choisi un personnage qui lui ressemble pour animer les intrigues dont l'éditrice villenavaise Nadège Agullo nous propose le premier épisode.




Marcelo Silva, son héros, a été comme lui journaliste en Allemagne avant de rentrer au Portugal pour un changement de carrière assez radical. Le voilà nommé responsable d'une unité chargée de traquer corrupteurs et corrompus au sein de l'élite dirigeante. Après la disparition d'un banquier, on ne tarde pas à suggérer au Don Quichotte trop confiant dans ses nouveaux pouvoirs des pistes qui mènent dans le sable. 



Lisbonne est une destination de rêve pour de nombreux Européens, mais c'est justement le mythe de cette douceur qui est mise à mal dans ce roman où le justicier ressemble à la victime d'un jeu de dupes et où malgré les meilleures boussoles, les problèmes du sud finissent toujours par impliquer l'arrogance du nord.

Château de cartes – Miguel Szymanski – Traduit du portugais par Daniel Matias – Agullo – 320 pages – 22€ - ***
Lionel Germain



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version papier




jeudi 7 avril 2022

Agents troubles


Fish Pescado, c'est le genre de mec blond aux yeux bleus, surfeur bronzé dont les dents blanches donnent "des frissons aux filles". Amateur de parties de pêche avec son ami flic, il n'hésite pas à se rouler un joint malgré le rappel à la loi de son partenaire. "Relax, Flip. Ici, c'est la loi de l'océan. Reprend une bière." On pourrait presque se croire dans une comédie pour ados si la partie de pêche ne virait pas au tragique. Un rappel très violent à l'ordre amoral du monde.



Corruption au plus haut niveau de l'État pour un trafic d'uranium dont l'enrichissement ruisselle sur la famille du président avant de se salir en bombinette islamiste. A la poursuite d'une infiltrée qui s'est exfiltrée toute seule avec le carburant atomique, Fish Pescado se retrouve au cœur d'une embrouille où la CIA et Daech se tiennent par la barbichette de façon très inamicale.





Infiltrée – Mike Nicol - Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Jean Esch – Série noire Gallimard – 570 pages – 22€ - ***
Lionel Germain




mercredi 6 avril 2022

Grand oral


Plusieurs fois primé (un Quai des orfèvres en 2010) Gilbert Gallerne écrit des polars. Son alter ego Gilles Bergal, familier des nuits blanches et arpenteur infatigable des territoires de l’inquiétude, écrit de la SF et du gore; il fut souvent le confident des grands maîtres du genre. 




Ce recueil de 14 entretiens fait la part belle aux auteurs francophones – près de la moitié. Du vétéran Robert Bloch qui travailla avec Lovecraft au benjamin Emmanuel Jouanne trop tôt disparu, de Matheson, Brussolo ou Arnaud à Pelot ou Clive Barker, les regards se croisent, mettant en perspective une littérature protéiforme en constant renouvellement.





Les Fabricants de Rêves - Gilles Bergal - Rivière Blanche - 240 pages - 20€
François Rahier



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mardi 5 avril 2022

La mémoire des morts


Tout n'est pas vrai dans un roman mais le réel convoqué suffit parfois à nourrir débats et commentaires. Michel Moatti connaît les recettes du genre grâce auxquelles il a été primé en 2017 à Cognac pour "Tu n'auras pas peur". C'est ce mélange habile de mensonges romanesques et de vérités historiques qui saura fédérer une nouvelle fois la tribu des amateurs de polars. 



Dog Island, c'est d'abord une réalité géographique, quelque part "sur la côte atlantique des États-Unis." On y a interné des soldats confédérés, des délinquants mineurs un peu plus tard; on y a installé une base de missiles avant de la transformer en cimetière pour les indésirables. Michel Moatti en fait le lieu clos d'une intrigue juste assez effrayante pour une soirée d'été pluvieuse. 




Deux flics new-yorkais mènent une enquête qui réveille la mémoire des morts et nous rappelle que d'autres virus moins socialement admis que la Covid ont menacé la planète au vingtième siècle. 

Dog Island – Michel Moatti – HervéChopin éditions – 480 pages – 19€ - ***
Lionel Germain




lundi 4 avril 2022

La vie derrière soi


Les lecteurs comprendront pourquoi au dernier chapitre, mais on n'a sans doute pas toutes les raisons habituelles de se réjouir des retrouvailles avec Frank Elder, le personnage que John Harvey a sorti de son sac de chagrin quand il pensait avoir épuisé les larmes de Charles Resnick, le flic de Nottingham. 



Frank aussi était flic, il a même croisé Resnick une fois. Il a quitté la ville et la police pour l'extrême sud-ouest quand sa femme lui a préféré un homme riche. Leur fille Katherine a subi une séquestration suivie d'un viol à l'âge de seize ans. Aujourd'hui, c'est une jeune femme qui navigue à vue entre thérapie et séance de scarification.





Le jour où elle débarque chez son père, elle a les yeux rouges et les poignets bandés. Sa rencontre avec un peintre à la mode sado-maso n'est pas un bon pari sur l'avenir. On retrouve d'ailleurs l'artiste assassiné dans son atelier et la fille de Frank sur la liste des suspects.

Le roman de John Harvey ressemble à un blues chanté par Vicky, la compagne de Frank. La mélancolie poignante du récit porte l'obstination du père à sauver sa fille de cette malédiction qui la poursuit depuis son adolescence. Mais chez Harvey, on sait aussi qu'il y aura un prix à payer, dans un dernier couplet froid comme le marbre. 

Le corps et l'âme – John Harvey – Traduit de l'anglais par Fabienne Duvigneau – Rivages noir – 284 pages – 21,50€ - ***
Lionel Germain 




vendredi 1 avril 2022

Très chers disparus


Le New-Yorkais J.P. Smith a grandi à une encablure du Bronx et vit désormais dans le nord du Massachusetts, mais c'est un séjour à Londres qui l'a révélé en tant qu'écrivain. Son deuxième roman publié par la Série noire nous offre un numéro de spiritisme qui balance longtemps entre l'escroquerie pure et le mystère du pouvoir médiumnique. 



L'héroïne, Kit Capriol, dont le mari est mort dans les décombres du 11-septembre, tente de survivre en courant les castings. Les notes de frais de l'hôpital qui héberge sa fille dans le coma sont trop élevées pour ses revenus. Comme actrice, elle arrive assez bien à faire croire aux naïfs désespérés qu'elle communique avec les morts, et les candidats aux retrouvailles avec leurs chers disparus ne manquent pas. 




Les flics s'intéressent bien-sûr à son petit numéro mais l'un d'eux n'est pas insensible à son charme.
 
Peu à peu le romancier inverse la donne, transforme son personnage en victime de ses propres pouvoirs, et nous abandonne au cœur d'un suspense où le fantastique s'arroge la vedette pour un final déconcertant.

La médium – JP Smith – Traduit de l'américain par Karine Lalechère – Série noire Gallimard – 384 pages – 19€ - *** 
Lionel Germain



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