samedi 11 juillet 2020

Isola, Manhattan Transfer


Deuxième réédition du cycle romanesque d'Ed McBain consacré au 87ème District d'Isola

"Les silhouettes claires des immeubles s'élancent à l'assaut du ciel, dévorant l'azur. (…) La nuit, en descendant le long de River Highway, la voie sur berge, des myriades de soleils vous éblouissent (…) Les fenêtres des immeubles grimpent de plus en plus haut vers les étoiles en lumineux rectangles, et vont se fondre dans le halo vert, jaune et orange qui embrase le ciel. Les feux verts et les feux rouges ont l'air de vous faire de l'œil, et, le long du Stem, tout cet étalage incandescent se mélange en une aveuglante orgie de couleurs." ("Du Balai", traduit de l'américain par Jacques Chabot et Raoul Amblard – 1956-Gallimard)


En 53 romans, Ed McBain a été le prodigieux chef d'orchestre à la baguette du premier héros collectif du roman policier, le 87ème District de la ville imaginaire d'Isola. Né en 1926, Salvatore Lombino du "nice italian ghetto" de New-York rêve de de devenir un artiste avant de s'engager dans la "Navy" pendant la Seconde guerre mondiale. C'est en profitant de son temps libre à bord d'un destroyer qu'il découvre la littérature de Hammett à Hemingway en passant par James Cain. Professeur d'anglais à son retour à terre, puis standardiste et même vendeur de homards par téléphone, il a le CV idéal de l'auteur de polar américain qu'il devient à partir de 1952 sous le pseudonyme d'Evan Hunter. Comme le rappelle Jacques Baudou dans sa préface, c'est une série télé imaginée à l'origine pour la radio en 1949 qui inaugure la "police procedural school" à laquelle McBain va emprunter les codes de ses romans dédiés au 87ème District. "Dragnet", la série en question, restituait pour la première fois le déroulement d'une enquête policière, de la découverte d'une scène de crime à l'arrestation du coupable en privilégiant le réalisme des interrogatoires de suspects et les analyses d'indices.



Lors d'un passage à Paris en 1999, on lui avait demandé pour SOD s'il pensait que cette série aurait une carrière aussi longue.
"Non. Pas du tout. J'avais un contrat pour trois livres. J'avais proposé à mon éditeur l'idée d'avoir non pas seulement un homme mais une équipe de policiers comme héros. (…) Mais je n'avais jamais rêvé que ça prendrait cette importance. J'écrivais comme on dit en Amérique with my left hand, de la main gauche. Comme j'écris vite, c'était juste pour moi l'occasion de trouver le temps d'écrire quelque chose de plus sérieux."



McBain est mort en 2005. De 1956 à cette date, par la magie du "temps élastique", ses héros n'auront pris qu'une dizaine d'années.
Carella, le bon flic, fils de boulanger marié à une femme sourde et muette qui lui donnera deux jumeaux, Meyer Meyer, l'inspecteur juif qui ne met jamais les pieds dans une synagogue et aime le rôti de porc, Bert Kling, juvénile mais vétéran de la guerre de Corée, Arthur Brown, noir qui a "l'air d'un nègre", c’est-à-dire qu'il n'a pas le profil acceptable de Sidney Poitier aux yeux des Blancs. Tous irrités d'être réduits à des "origines" alors qu'ils se revendiquent simplement "américains". Et puis l'inspecteur Ollie Weeks, du 83ème District, le "Béru" de la police d'Isola sans le côté sympathique du héros de Frédéric Dard. C'est un flic raciste dont l'antisémitisme est à peine tempéré par sa détestation plus grande encore des "nègres" parmi lesquels il affirme bien-sûr compter ses meilleurs amis.


Peu de femmes mais de beaux portraits quand même comme celui d'Eileen Burke, Inspectrice et fille de flic irlandais tué en service, la dure-à-cuire Annie Rawles de la brigade des viols, ou encore le magnifique personnage de Sharyn Cooke, chirurgien qui travaille aussi pour la police. C'est une femme noire et sa relation amoureuse avec Bert Kling n'efface en rien les préjugés qui accompagnent les rapports interraciaux aux États-Unis.  
L'adhésion du lecteur est due à cette alchimie des personnages contrastés dont l'auteur implique la vie personnelle dans le déroulement purement policier des intrigues, et à la puissance du décor qu'on a souvent comparé à un protagoniste des romans même si McBain ne partageait pas complètement cet avis: "Disons que c'est un personnage secondaire qui donne forme à ce qui s'y passe. Il y a une présence pesante de cette ville, massive, un peu comme un château qui projette son ombre".


Isola dont " Les feux verts et les feux rouges ont l'air de vous faire de l'œil" est le reflet de Manhattan. Quand Dos Passos glisse sa caméra sur le ruissellement "de lumières blanc-gin" dans les pages de son Manhattan Transfer, McBain projette "une aveuglante orgie de couleurs" sur la ville menaçante où veillent les hommes du 87ème District. 

Les chroniques du 87ème District – Ed McBain – Préfaces de Jacques Baudou – (9 volumes) – Omnibus Presses de la Cité – chaque volume 28€ - ****
Lionel Germain




vendredi 10 juillet 2020

Potins d'Histoire


Avec Dominique Dayau, embarquons pour le Bassin d'Arcachon des années trente. L'été 1935, exactement, en compagnie d'un reporter du "Petit Parisien", au Pilat, Pierre Amilatégui. En commençant par nous rappeler que le nom de Pyla-sur-Mer n'est "que pure invention (…) et qu'il ne cadre pas avec l'étymologie, l'appellation originelle toute gasconne de l'endroit, que nous avons toujours nommé (…) le Pilat, la pile, le tas de sable.Pierre Amilatégui, orphelin depuis ses 6 ans, est aussi pupille de la nation après la mort de son père sur le champ de bataille en juin 1915. Sa mère, Solange, ancienne ouvrière des ateliers de couture à Paris, a été "munitionnette" chez Citroën pour participer à l'effort de guerre. 




La prouesse de Dominique Dayau, c'est la profusion de détails qui enrichissent le tableau  des mondanités littéraires arcachonnaises. En s'installant dans sa pension de famille de troisième ordre, Pierre sent monter l'inspiration qui va guider sa plume. De Jean Lorrain, "un modèle d'écriture journalistique au fil du jour", à Octave Mirbeau chez qui "tout est dans la tournure d'esprit, tout est dans celle des phrases". 




La postérité est parfois injuste. Plus personne n'ignore ce que désigne la "Côte d'Argent", mais il est peu probable qu'on ait retenu le nom du journaliste sportif bordelais Maurice Martin qui inaugura la jolie formule en 1905. Tout comme Pierre Frondaine, "inspirateur de l'hôtel Haïtza, architecte occulte du "roc" et du bar élégant qui lui fait pendant" a disparu depuis longtemps derrière l'ombre de "L'Homme à l'Hispano", le roman dont il est pourtant l'auteur.


Dans ce métier de chroniqueur futile où les femmes se doivent d'être troublantes et les inconnus mystérieux, l'art du faux semblant consiste à enfiler un costume avec culotte de golf, une tenue yachting, des lunettes "rayonnantes", un canotier et des chaussettes en fil d'Écosse, avant de se laisser guider jusqu'au charme de la "troublante" Aliona Morochkine, exilée russe au service d'une riche compatriote. Avec elle, Pierre pourra  croiser le "mystérieux" Rudy, Rudolf Von Sterne. L'homme au physique avantageux est-il un professeur autrichien venu exercer ses talents d'ornithologue sur la réserve du Bassin d'Arcachon ou un militant en service commandé pour le Troisième Reich?

Si les patrons parisiens de notre Rouletabille ne veulent pas de digressions sur les relations franco-allemandes, ils sont friands en revanche des potins qui bruissent dans les jardins de la Ville d'Hiver. Ou encore des exploits d'Antonin Magne et de Julien Moineau, les deux régionaux de l'étape du Tour de France entre Pau et Bordeaux.

On aurait pu espérer une intrigue plus nerveuse mais Dominique Dayau finira bien pourtant par nous ramener au souvenir de Gaston Leroux. Pierre, du "Petit Parisien", se glisse peu à peu dans le costume du journaliste aventurier. "Nous avions tous les deux succombé au charme slave, lui en sauvant in-extremis Ivana, la nièce du général Vilitchkov dans "Le Château noir", puis en l'épousant dans "Les Étranges noces" et moi, le cocu de service, en m'amourachant de mademoiselle Morochkine, l'assistante d'Olga Zemgorova".

Comme souvent dans le roman populaire, les personnages sont rarement aussi coupables qu'on ne le pressent ni aussi vertueux qu'ils le proclament. Et la séduction principale de l'œuvre tient à la façon d'installer un décor familier que notre souvenir accorde soudain à cette reconstitution historique farcie d'un trésor d'anecdotes. 

Un grain de sable dans la dune – Dominique Dayau – Cairn – 330 pages – 16€  - **
Lionel Germain




jeudi 9 juillet 2020

Le Sorceleur





Candidate à la succession de GOT sur les écrans, cette saga est intéressante à plus d’un titre. D’abord elle nous vient de l’est, et le monde dans lequel elle se déroule est fortement inspiré par l’histoire polonaise et la mythologie slave. Ensuite, elle nous rappelle qu’avant l’image ou le jeu, il y avait un texte. Et elle tient la distance: Sapkowski a commencé en 1986, avant Martin ou J. K. Rowling.




Zireael - Andrzej Sapkowski - Traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez - Bragelonne, relié, illustré - 859 pages - 40€ - ****
François Rahier – Sud-Ouest-dimanche – 29 décembre 2019



Lire aussi dans Sud-Ouest





mercredi 8 juillet 2020

Papilles de la nation


Dans le dernier roman de Guy Rechenmann, les aventures d'Anselme Viloc prennent leurs distances avec la morosité contemporaine en se repliant dans la vallée de la Chartreuse au 13ème siècle. En 1248, un mystérieux "dépeceur" sème l'effroi au sein des sept paroisses qui se partagent le versant savoyard. Six jeunes filles assassinées et mutilées dont on retrouve les corps les soirs de pleine lune. On soupçonne le loup-garou que seule une balle en argent pourrait éliminer. Mais l'apocalypse se manifeste sous la forme d'un glissement de terrain qui engloutit des milliers de villageois tout en épargnant le village de Myans et ses moines.


C'est dans cette vallée savoyarde meurtrie qu'Anselme Viloc a vécu une partie de son enfance. Adopté après une errance de plusieurs années dans une multitude de centres sociaux, Anselme est initié par son père adoptif à la beauté troublante du paysage où survit "le mystère du dépeceur de filles corrélé ou non" à une non moins mystérieuse "disparition de bébés". Pour ce "flic de papier", titulaire du bureau des rêves, le présent rime avec la douceur aquitaine du Bassin d'Arcachon, un présent de narration à réinsérer à la fin de ce vingtième siècle qui nous paraît déjà si loin.



"L'imaginaire consiste à mettre du désordre dans la réalité", nous dit Guy Rechenmann. Cette jolie formule s'actualise dans le chaos émotionnel éprouvé par Viloc après le naufrage d'un chalutier sur lequel sa femme avait embarqué. Mais que les gastronomes se rassurent, les fourneaux du poète leur ont mitonné une surprise du chef interdite aux papilles trop sensibles. De quoi mériter pleinement cette "étoile en enfer".

Une étoile en enfer – Guy Rechenmann – Cairn – 296 pages – 11€ - *** 
Lionel Germain 




mardi 7 juillet 2020

Frère confesseur


Quand comme le héros de Max Monnehay on est psychologue en milieu carcéral, et qui plus est dans une Centrale comme celle de l'Île de Ré d'où ne s'échappent que les rumeurs toxiques portées par les vents du large, le secret professionnel oblige la conscience à se cadenasser. C'est sa maîtresse Julia qui résume le mieux le paradoxe de ce confesseur dont les patients sans foi ni loi cultivent l'art de la dissimulation: "C'est quand même étrange, non? Tu essaies d'aider des gens qui, pour la plupart, n'ont pas du tout envie que tu les aides. Alors que, dehors, tu refuses des patients qui, eux, n'attendent que ça."


L'Île de Ré, sœur d'Oléron, symbolise la douceur de vivre. Paradoxe géographique cette fois qui contraint au déni, au refus de signaler le repaire des fauves en laissant les touristes dans l'ignorance du troublant voisinage. Le psychologue Victor Caranne, en charge du fardeau obsessionnel des détenus, est lui-même lesté d'un passé difficile. Et Julia, journaliste à "Ouest-France", enquête sur une affaire sensible. Ce qui donne une première piste le jour où l'on découvre son corps à la pointe de la Repentie au bout de la péninsule rochelaise.


Sur le thème du triangle amoureux, Max Monnehay, prix du premier roman 2006 pour "Corpus Christine", trouve le bon équilibre entre thriller et  roman noir.

Somb – Max Monnehay – Seuil – 304 pages – 18,50€ - ***
Lionel Germain




lundi 6 juillet 2020

Sol y Sombra



Peter May aime changer d'air. Par exemple passer de la Chine aux Îles Hébrides, ou mieux encore de ses chères brumes écossaises au soleil brûlant de la Costa del Sol. D'écossais, il nous reste le flic John Mackenzie envoyé dans la région de Malaga pour récupérer un fugitif. Mais le fugitif s'est une nouvelle fois fait la belle en menaçant la famille de la flic espagnole en charge de son dossier. Une intrigue mouvementée autour de deux personnages qui s'apprivoisent peu à peu. Une valeur sûre pour le sac de plage.



Rendez-vous à Gibraltar – Peter May – Traduit de l'anglais par Ariane Bataille – Rouergue - 384 pages – 23€ - *** 
Lionel Germain




samedi 4 juillet 2020

Suicides organisés


La vie de star n'est pas une vie de tout repos. Le roman d'Olivier Bal met en scène un spécimen qui emprunte ses paillettes à Elvis où Michael Jackson: grosse fortune, résidence privée en forme de parc d'attraction, et cohorte de fans hallucinés. Non loin de là, on a rebaptisé le plan d'eau "lac aux suicides". Essentiellement des jeunes femmes. Clara Miller, journaliste infiltrée, fait partie des victimes de ce très suspect désespoir.




Au fil d'un roman choral impeccable, la voix de Paul Green, journaliste et ami d'enfance de Clara Miller, installe le soupçon sur les étranges soirées de la star. Olivier Bal prouve avec ce troisième roman qu'il est capable de rivaliser avec les maîtres du suspense.







L'Affaire Clara Miller – Olivier Bal – XO Éditions – 19,90€ - *** 
Lionel Germain




vendredi 3 juillet 2020

Mort du pêcheur






En cette fin d'année 1424, les Armagnac semblent avoir perdu la partie menée par le clan du Duc de Bourgogne et les alliés anglais. Le héros de Jean d'Aillon, Edward Holmes, clerc au service du Comte de Suffolk enquête sur la disparition de deux jeunes femmes. Dans une période de complots permanents, le talent de l'auteur rend facile cette relecture d'une Histoire où l'abbé ne fait pas le moine.



La Maison de l'abbaye – Jean D'Aillon – 10/18 – 264 pages – 7,50€  - ***
Lionel Germain




jeudi 2 juillet 2020

Effet Brexit?





Emballé façon "pulp" avec un sens de l’aventure spatiale fleurant l’âge d’or, ce recueil de nouvelles tricotées en roman selon la bonne vieille technique du fix-up nous ramène un auteur qui fit les beaux jours de la revue britannique Interzone il y a à peine vingt ans. Un peu oubliée de ce côté-ci de la Manche, la nouvelle fiction spéculative britannique revient, avec ses questions sur l’homme et le réel.




Les Ferrailleurs du cosmos - Eric Brown - Traduit de l’anglais par Erwann Perchoc - Pulps/Le Bélial’ - 269 pages – 17,90€ - ***
François Rahier – Sud-Ouest-dimanche – 8 avril 2018




mercredi 1 juillet 2020

Faire le mur



Alexandra Schwartzbrod a livré pendant quelques années son expérience d'Israël pour le journal "Libération" dont elle fut la correspondante. "Balagan", "Adieu Jérusalem" et maintenant chez Rivages "Les Lumières de Tel-Aviv" en témoignent sous forme de fiction. D'anticipation même avec ce dernier roman qui fait d'un nouveau mur entre Jérusalem et Tel-Aviv le symbole d'une paix impossible. Cette histoire de cavale sous la menace des drones met en scène une galerie de personnages dont émerge celui d'Ana, femme libre bousculée dans ses amours et ses convictions.


Les Lumières de Tel-Aviv – Alexandra Schwartzbrod – Rivages noir – 288 pages – 20€ - ***
Lionel Germain