mercredi 8 avril 2020

Une obsédante absence


Un recueil de nouvelles décline souvent les différentes couleurs d'une palette où le pinceau viendra chercher l'essentiel d'une œuvre plus dense. L'effet du kaléidoscope exhausse alors la singularité d'un roman aussi génial que le "Sukkwan Island" de l'Américain David Vann. Malgré les refus innombrables d'éditeurs pour cette histoire inspirée par le suicide du père de l'auteur dans le décor glacé de l'Alaska, le livre enfin publié en 2008, et en 2010 par Gallmeister, a eu un tel succès que l'éditeur français en propose aujourd'hui la réédition avec cet inédit, sa genèse en quelque sorte. "Le Bleu au-delà" rassemble des textes publiés sur une douzaine d'années, aux États-unis et au Royaume Uni.



Dès la première nouvelle, "Ichtyologie", la palette isole les pigments de "Sukkwan Island". Jim, le père, et Roy, son fils, se mesurent à l'aune du troisième comparse, la nature sauvage, juge de guerre et de paix, arbitre impitoyable d'une humanité défaillante. Dans ces rapports père-fils s'invite le personnage de "Rhoda" dans la nouvelle au titre éponyme. Une pièce rapportée, belle-mère, femme borgne et seconde épouse dont l'œil valide s'ouvre sur un monde indéchiffrable. 



Et soudain, c'est le fils qui vacille quand Jim se donne la mort. "Une légende d'hommes bien", collection de prétendants au rôle de substituts paternels, déroule alors le catalogue des introuvables aux yeux de l'adolescent. Le plus pathétique est l'oncle aux dents jaunes et aux pets sonores censés préparer l'adolescent à une virilité aussi douteuse que malodorante. La mort brutale de ce père se réduit à un questionnement sans réponse devant un petit tas de cendres. Elles figurent le paradoxe ultime d'une absence qu'on réactualise pour la transformer en légende.

Dans la lumière oblique du texte intitulé "clôture", Jim est réduit à cette idée insupportable du corps sans vie "affalé dans le fauteuil du bureau". Pour le fils, le suicide est une fin douloureuse mais ce n'est que le début d'un travail de mémoire où le merveilleux l'emportera sur le tragique, à la recherche d'un frémissement d'aile griffant l'azur dans "le bleu au-delà".

Le Bleu au-delà – David Vann –  Traduit de l'américain par Laura Derajinski  - Nouvelles Totem Gallmeister – 176 pages – 7,90€ - ****
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 8 mars 2020



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