vendredi 19 avril 2013

Trinité bostonienne




C'est avec "Un Pays à l'aube" que Denis Lehane entreprend la chronique de Boston à un moment clé de son histoire.

En 1918, à Boston et ailleurs aux États-Unis, différentes factions importent les idées révolutionnaires. Les anarchistes posent des bombes. Les syndicalistes tentent d'imposer une riposte collective aux brutalités que subit la classe ouvrière. Les Noirs enfin, à travers la NAACP, l'association nationale pour l'avancement des gens de couleur fondée en 1909, ébauchent une réponse à la ségrégation dont ils sont victimes. Aux colons anglais des origines ont succédé les vagues migratoires de la moitié du dix-neuvième siècle, des Irlandais surtout puis des Italiens, tous pressés d'échapper à la misère de l'Europe. Les échos de la révolution bolchevique enflamment une partie du chaudron tandis qu'en face, des intérêts déjà puissants se coalisent pour une réponse policière d'envergure.
 
 
Lehane s'empare de ce foisonnement à travers trois personnages. Le premier, Babe Ruth, est une légende du baseball. Une légende à l'origine d'une malédiction puisque son départ des Red Sox de Boston en 1919 pour l'ennemi juré de New-York, les Yankees, aurait condamné le club à une défaite perpétuelle. A côté de cette figure bien réelle, Luther l'ouvrier noir et Danny le flic irlandais constituent les pôles d'une tragédie où l'affrontement entre Blancs et Noirs dissimule une véritable guerre contre les pauvres. C'est le premier chapitre du roman. Lors d'une rencontre improvisée de son équipe avec une bande de jeunes Noirs à laquelle appartient Luther, Babe Ruth découvre intuitivement un des pouvoirs de son clan, celui de truquer les matches. Les Blancs qui ont ce pouvoir ne peuvent pas perdre. Babe Ruth est tout sauf un intellectuel mais il a gardé en lui la rage des anciens pauvres qui le pousse tout naturellement à fraterniser avec Luther. Même les joueurs de baseball en 1918 ont des comptes à régler avec leurs employeurs.
 
Luther, lui, n'a plus guère d'illusion. Condamné à la double peine: noir et pauvre, il a dû céder son emploi dans une usine de munitions à un soldat blanc de retour d'Europe. Après une tentative de rebond à Tulsa où il découvre l'aveuglement de la petite bourgeoisie noire contrainte de mimer les rituels étriqués des Blancs, il finira par devenir le serviteur de la famille Coughlin à Boston. Le père est capitaine de la police, le fils Danny est un flic infiltré dans les organisations subversives et le parrain, un porc bouffi de haine raciste qui n'aura de cesse de chercher à savoir ce qui se cache derrière l'élégance polie de Luther.
 
Danny l'Irlandais enquête d'abord sur les groupes anarchistes avec en point de mire l'espérance d'une plaque d'inspecteur. Fils du patron du Boston Police Department, filleul d'une éminence grise, il aime les filles et le whisky ce qui ne l'empêche pas de maintenir des liens ambigus avec une amicale de flics très revendicative. La rencontre entre Danny et Luther est respectueuse mais aucun des deux n'ignore la distance qui les sépare et Lehane décrit habilement les processus psychologiques qui vont les rapprocher. Si Danny l'infiltré ne partage pas la fureur idéologique de ses cibles, il comprend néanmoins qu'on lui ment sur les finalités de sa mission. C'est moins la sécurité de la nation qui est en jeu que les privilèges de ses commanditaires. Les flics sont des pouilleux surexploités tout comme les Noirs qu'on a libérés de l'esclavage pour mieux les asservir dans les États du nord. En septembre 1919, une grève sans précédent des forces de l'ordre va plonger la ville de Boston dans la tourmente.
 
Violence sociale, violence raciale, épidémie de grippe aux effets dévastateurs, le roman traverse une série de cataclysmes portés par l'énergie des hommes à transformer leur univers. 
 
Un pays à l'aube – Dennis Lehane – traduit de l'américain par Isabelle Maillet – Rivages noir – 864 pages – 10,65€ - ****
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 1er février 2009