samedi 18 décembre 2021

Noyer le poison


La nature du frisson n'est jamais réductible aux aléas climatiques. Du froid hivernal qui vous hérisse le poil à la caresse d'un soir d'été, il se nourrit d'une combinatoire de signes contraires. Et Donato Carrisi est l'auteur italien qui en maîtrise le mieux les ressorts littéraires. Juriste et criminologue reconverti en écrivain après le succès du "Chuchoteur", lauréat en 2011 du prix SNCF du Polar européen, il s'est beaucoup intéressé aux tueurs en série et à la genèse du phénomène.


 
"Je suis l'abysse", inspiré de faits réels, explore donc les failles d'une enfance malmenée et les dommages collatéraux du désamour maternel. Mais la science du "frisson" exige sa part de gothique dans la distribution des personnages: Un "nettoyeur" dont les femmes ont tout à craindre, une "chasseuse de mouches" qui se consacre à leur sauvetage, et des victimes qui reculent toujours le moment de voir le prédateur derrière le prince charmant. 




Grâce à ce jeu de masques, l'auteur organise le partage du suspense entre les figures du deuil et de la rédemption. Un étonnant savoir-faire pour noyer le poison dans l'eau bénite. 

Je suis l'abysse – Donato Carrisi – Traduit de l'italien par Anaïs Bouteille-Bokobza – Calmann-Lévy noir – 352 pages – 21,90€ - ***
Lionel Germain 



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vendredi 17 décembre 2021

Sa main à couper





Maud, l'héroïne du roman d'Éric Cherrière, recèle un parfum d'aventure. Il faudra patienter pour comprendre le secret de sa main tranchée, et l'épilogue pour saisir le vrai destin de cette "gamine guerrière sauvage". Aux côtés d'un frère, d'un père champion d'athlétisme et d'une mère bodybuildée, l'autre personnage clé, c'est le grand-père qui lui a enseigné à rendre les coups.




Après "Mon cœur restera de glace", Éric Cherrière signe un nouveau voyage à travers les douleurs contemporaines. Crimes contre l'humanité et mystérieuse concession de l'Arctique. 

Gamine guerrière sauvage – Éric Cherrière – Plon – 310 pages – 19€ - ***  
Lionel Germain




jeudi 16 décembre 2021

Un amant de trop


Ancien baroudeur de nos guerres coloniales, Claude-Hubert Goldstein a imposé sa signature au Fleuve noir pendant de longues années sous le nom de Claude Joste. Ce roman sans le héros récurrent de l'auteur, le commissaire Thiébaut, propose un méli-mélo meurtrier. Un député s'égare avec une maîtresse qui le croit riche alors que sa fortune vient de sa femme. Cette maîtresse a un autre amant avec lequel elle projette de faire disparaître le député qu'elle aura au préalable épousé. Mais le député n'a pas l'intention de divorcer et le deuxième amant tombe réellement amoureux de la fille du député. Ringard, fourbe et savoureux comme une primaire électorale.


Corps à cœur – Claude Joste – Fleuve noir (1984) – 187 pages – à peu près 3,80€ (sur site de vente en ligne) – ***
Lionel Germain





mercredi 15 décembre 2021

Les plus qu'humains



Mise à mal par l’explosion d’une lointaine supernova, l’humanité devient stérile. Entendra-t-on à nouveau le rire des enfants? Cette belle histoire de mort et de résilience portée par un personnage christique avait été publiée en 1976. La présente réédition est complétée par un important dossier: un long entretien où Cowper s’explique sur son panthéisme et dit comment il trouve dans la nature une sorte d’absolu moral;  une postface passionnante de Christopher Priest. L’on comprend ce que le grand écrivain anglais doit à son prédécesseur un peu oublié aujourd’hui.


Le Crépuscule de Briareus - Richard Cowper - Traduction de l’anglais révisée par Pierre-Paul Durastanti – Argyll - 270 pages -19,90€
François Rahier



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mardi 14 décembre 2021

Se faire une toile



"Matricide", "La Nuit du pigeon", "Meurtre sans mémoire", Alexandre Lous, longtemps critique au Magazine Littéraire, semblait indifférent en tant qu'écrivain aux mutations qui affectaient l'univers du polar des années quatre-vingt. Dans "Tableaux noirs", Leopold Develde est un peintre aux idées plutôt sombres. Est-ce une raison suffisante pour que tous ceux qui ont possédé ses œuvres soient poignardés à côté de ses toiles lacérées? Si la police le considère comme le suspect n° 1, lui-même n'est plus sûr de rien et le roman vacille alors dans un vertige subtil. 



Tableaux noirs – Alexandre Lous (Belgique)– Clancier-Guénaud (1984) – *** 
Lionel Germain




lundi 13 décembre 2021

Psy sur écoute





Le héros d'Aimee Molloy est un psy sur écoute. À l'insu de son plein gré, il bénéficie des largesses d'un propriétaire qui lui offre un cabinet sur mesure. Seul bémol, un conduit d'aération dans le plafond qui trahit le secret des confidences professionnelles sur le divan. Quand le bon psy disparaît, l'enquête prouve qu'il trainait quelques casseroles en or massif. Le refoulé sent rarement bon.




Bonne nuit mon ange – Aimee Molloy – Traduit de l'américain par Typhaine Ducellier – Les Escales – 368 pages – 20,90€ - ***
Lionel Germain




samedi 11 décembre 2021

Boire et conduire


Un motel des années cinquante avec de hauts tabourets rembourrés et des chromes étincelants, l'ombre nécessaire, la certitude d'une clarté asphyxiante à l'affût sur le parking, l'encolure glacée d'une bouteille de bière et un jukebox qui grésille un air de country. Du Texas au désert mexicain, James Crumley embarque ses deux poivrots, Milo et Sughrue, pour une virée homérique où la castagne est reine. 


Il s'agit pour les deux amis de retrouver l'escroc qui a étouffé l'héritage de Milo. Les méchants sont tatoués des talons aux sourcils. Les héros sont fatigués et l'alcool coule à flot. Les femmes  sont de passage. Les hommes aussi, mais ils ne le savent pas encore. "Mon père, piégé dans un mauvais mariage, amoureux d'une autre mauvaise femme, s'était suicidé d'un coup de fusil alors que j'étais encore enfant. Ma mère s'était pendue avec son collant taille XL dans une clinique d'amaigrissement alors que j'étais adolescent engagé dans la guerre de Corée." Belles retrouvailles avec un mythe du roman noir.


Les Serpents de la frontière – James Crumley – Traduit de l'américain par Jacques Mailhos – Illustrations de Joëlle Jolivet - Gallmeister – 432 pages – 24,40€ - ***
Lionel Germain



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vendredi 10 décembre 2021

Dérèglement de conte



Une prise d'otages en plein Paris, pour Julia qui anime "au cœur de la nuit" sur une radio à grande écoute, l'info prime sur le débat intimiste avec ses auditeurs. Danielle Thiéry et Marc Welinski s'amusent à froisser les nerfs de leurs lecteurs quand une femme otage s'invite dans la conversation radiophonique. Le roman glisse peu à peu du thème du terrorisme à celui de l'affrontement psychologique, et le dérèglement du conte nous laisse entrevoir un au-delà des apparences qui fissure le portrait des victimes et des coupables. 



Mourir ne suffit pas – Danielle Thiéry et Marc Welinski – Éditions Anne Carrière – 250 pages – 18€ - ** 
Lionel Germain




jeudi 9 décembre 2021

Maman chérie


On trouve ce qu'on veut dans la Bible. De l'amour bien-sûr. Et de la haine aussi quand on cherche un alibi à sa colère. Le roman de l'Israélienne Sarah Blau met en scène une spécialiste de la Bible, Sheila Heller dans le tourbillon d'une série de meurtres. 




Les victimes sont des femmes qu'on a ligotées avec un poupon dans les bras et le mot "mère" gravé sur le front. Si Sheila se retrouve au cœur de l'enquête, c'est qu'elle-même n'est pas étrangère au pacte qu'avaient signé ces femmes, et si l'inspecteur un peu trop séduisant s'intéresse à elle, c'est qu'elle pourrait bien faire une coupable idéale.





Le questionnement féministe du roman porte sur le statut de "mère" et sur le refus radical qu'il inspire aux "Autres", ces jeunes filles réunies autour d'une promesse d'accomplissement sans recours à la maternité. Mais Sarah Blau décrit le basculement des consciences. Le moment où la "nature" se rappelle au bon souvenir d'une instance "culturelle" implacable. 

Si Lilith est l'égale de l'homme à l'inverse d'Ève qui a une dette existentielle envers Adam, elle appartient autant à la démonologie juive qu'à l'étendard féministe contemporain.

Filles de Lilith – Sarah Blau – Traduit de l'Hébreu (Israël) par Sylvie Cohen – Presses de la Cité – 252 pages - 20€ - *** 
Lionel Germain 



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mercredi 8 décembre 2021

L'homme qui créa des dieux


Disparu en 1985, Frank Herbert aurait eu 100 ans l’an dernier. L’importance qu’il attache à l’écologie, sa vision paradoxale de la religion et les commentaires qu’elles suscitent encore font de lui un penseur clé. Comme son contemporain Edgar Morin, il aura marqué le siècle. Le parallèle entre les deux avait déjà été tenté dans ces colonnes par Michel Jeury il y a presque 40 ans. Citant Morin qui parlait du "monde qui s’ouvre, incertain, mystérieux, plus shakespearien que newtonien", Jeury avançait l’idée qu’Herbert était peut-être le chantre de ce monde nouveau, marqué du sceau de la complexité, mêlant tragédie et bouffonnerie. 



Nombre de publications célèbrent l’homme aujourd’hui, des rééditions, des traductions révisées, des nouveautés. On attendait beaucoup du film de Denis Villeneuve, et c’est l’occasion de relire Dune. Mais Herbert n’est pas l’auteur d’une œuvre unique, cette saga romanesque aux dimensions impressionnantes que l’on ne présente plus. L’ensemble de ses nouvelles paraît en ce moment, deux forts volumes comprenant huit inédits. 



Pour la plupart parus en revues, ces textes relèvent souvent du space opera et sont tributaires des codes et clichés de l’époque. L’auteur s’en joue avec humour, proposant une réflexion critique sur le réel et sa perception, appelant la science à faire son autocritique, plaidant pour l’introduction de l’éthique dans une politique probabiliste et ouverte. 

Ces textes sont un bréviaire pertinent pour l’époque compliquée que nous vivons. Mais nous ne sommes pas encore des dieux, et le capharnaüm convivial et un peu inquiétant que le lecteur découvrira par exemple sur la planète Amel qui héberge toutes les religions des mondes habités le temps d’une interminable "Trêve œcuménique", est à l’image de notre monde, terrifiant et risible parfois.

Nouvelles, intégrale - Frank Herbert - Traduit de l’anglais sous la direction de Pierre-Paul Durastanti - Le Bélial’ - 2 volumes, 480 et 500 pages - 24,90€ chaque.
François Rahier



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mardi 7 décembre 2021

Le bourreau des légendes


Dans les services secrets, les légendes sont parfois écourtées par les nouvelles technologies. "Face-mort", par exemple est un bourreau impitoyable. Grâce aux performances de cet algorithme de reconnaissance faciale, la traque se déclenche et les cibles sont condamnées.


 
La capitaine Barelli, autre légende des Forces spéciales est en première ligne d'un roman dense et bourré d'informations angoissantes sur la face noire de notre humanité. Du dossier "sauterelles" sur la mutation du terrorisme islamiste au mirage d'une Europe que des "milliards de gens qui n'ont rien (…) voient comme une oie gavée, riche, molle et faible", on découvre les secrets glaçants de "Face-mort". 





Au moment où les abeilles disparaissent, une société chinoise anticipe en fabriquant un drone pollinisateur que l'armée pourrait bien reconvertir de façon moins plaisante. Et au cas où les réjouissances mortelles ne seraient pas complètes, rendez-vous au TASRU, l'unité de recherches sur le venin australien tropical. 

On s'y amuse à fournir des lapins à des méduses survitaminées dont la caresse provoque une mort par implosion cardiaque. Les éventuels survivants éprouvent "un sentiment de mort catastrophique imminente d'une telle force (…)" qu'ils supplient leur médecin de les tuer. Pour en finir.

Face Mort – Stéphane Marchand – Fleuve noir – 464 pages – 19,90€ - ***

Lionel Germain

lundi 6 décembre 2021

Noires Cévennes



Premier roman d'un universitaire exilé à New-York pour y enseigner la littérature et la philosophie du XVIIIème siècle, le polar de Lucien Nouis s'aère dans la garrigue nîmoise où un chasseur a découvert le cadavre d'une jeune femme carbonisé. C'est un personnage de commissaire assez singulier qui se charge de l'enquête. Émile Bordarier dont la fille fugueuse apprécie les punks à chien est divorcé. Entre prédation foncière et zadisme intransigeant, le village cévenol du drame offre un raccourci saisissant vers nos problèmes du moment.



Nous ne négligerons aucune piste – Lucien Nouis – Le Masque – 300 pages – 20€ - réédition Le Masque poche mai 2023 - 84 pages – 8,90  - ***
Lionel Germain





vendredi 3 décembre 2021

Blanchard voit rouge





1962 est une année qui réveille les vieux souvenirs de la France coloniale. L'Algérie, bien-sûr, mais aussi l'Afrique noire où la France s'est retirée en respectant la formulation de Pierre Messmer, Premier Ministre du Général de Gaulle: "La France accorda l'indépendance à ceux qui la réclamait le moins après avoir éliminé politiquement et militairement ceux qui la réclamaient avec le plus d'intransigeance." 



Le ton est donné pour ce roman de Thomas Cantaloube qui met en scène son héros journaliste ancien flic, Luc Blanchard. L'empoisonnement criminel d'un leader camerounais à Genève le lance sur la piste de la mafia et des barbouzes. 

Frakas – Thomas Cantaloube – Série noire Gallimard – 420 pages – 19€ - **
Lionel Germain




jeudi 2 décembre 2021

Faire avec Susan


Jill Joyce est une star de la télé dans "La Poupée pendouillait". Capricieuse, nymphomane et toxico, elle reçoit des lettres de menace qui conduisent les studios à embaucher Spenser pour la protéger. Il se trouve que Susan est conseillère "psy" sur le tournage du feuilleton ce qui nous vaut une enquête familiale. Ce roman n'est pas sans rappeler "Printemps pourri" où le privé se livrait à un véritable boulot d'éducateur auprès d'un adolescent en pleine tourmente.



Dans "Rose sang", Spenser aide le sergent Belson à retrouver le "tueur à la rose rouge" qui s'attaque aux femmes noires de Boston. Ce n'est pas un boulot agréable et Susan est encore là pour donner un coup de main. Mais voilà, Susan commence à nous énerver. C'est un peu madame "je-sais-tout". A force de se comparer à Sartre et Simone de Beauvoir, les deux tourtereaux ont perdu le sens de la mesure. "Tu es ma vie comme la musique au bord du silence" ose affirmer Spenser. "La musique au bord de quoi?" demande Susan atteinte du syndrome de Ludwig.



Heureusement, avec ses copains Spenser redevient lui-même, comme avec Hawk par exemple, conforme à la légende classique des grands solitaires du roman noir.

La poupée pendouillait – Robert Brown Parker – Série noire Gallimard (1991) - **
Rose sang – Robert Brown Parker – Série noire Gallimard (1988) - **

Lionel Germain





mercredi 1 décembre 2021

Exolinguistique



Teixcalaan, un empire galactique éloigné dans le temps et dans l’espace aux dimensions sidérantes. Des personnages équipés de puces mémorielles leur fournissant tous les souvenirs de leur lignée, les femmes souvent aux postes clés. Une onomastique déroutante, des toponymes empruntés aux dialectes de l’ancien Mexique; on y parle aussi une variété de l’arménien oriental moderne, une langue que l’auteure de ce space opera hors catégorie, également spécialiste de civilisation byzantine, enseigne à l’Université. Ça aide, quand on ne veut pas simplement refaire Star Wars.


Un souvenir nommé empire - Arkady Martine - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Gilles Goullet - Nouveaux millénaires/J’ai lu - 509 pages - 23€
François Rahier



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