vendredi 30 avril 2021

La disparition


C'est le roman subtil d'un effacement. Subtil parce que Jurica Pavicic nous raconte un fait divers, la disparition mystérieuse d'une jeune fille dans un village de pêcheurs de la côte dalmate en Croatie. L'ouverture d'un roman noir classique avec la noria de questions qui vont nourrir l'enquête autour de cette famille croate. Vesna, la mère, est professeure de géographie, Jacov, le père, est comptable dans une usine d'accessoires en plastique. Ils ont deux enfants, Mate et Silva, des jumeaux hétérozygotes. Le premier est en terminale au lycée de construction navale, la seconde est dans une école de secrétariat. 



Le 23 septembre 1989, Silva quitte la table familiale au repas du soir pour se rendre à la fête des pêcheurs. Et voilà le roman qui se règle sur les recherches de l'inspecteur Gorki Sain. La subtilité de Jurica Pavicic consiste à faire de son polar l'écrin d'une fresque géopolitique. À compter de cette année 1989, le monde change. Les Allemands se rebellent à l'Est, le parti slovène aspire au changement de régime en Yougoslavie et les Hongrois adoptent bientôt une nouvelle constitution.



En un peu plus d'un an, de l'inflation galopante à la sécession des communautés croates et slovènes, c'est la Yougoslavie elle-même dont Jurica Pavicic nous raconte la dissolution à travers le regard d'une famille au bord de l'implosion. Et tandis que l'enquête sur Silva contredit le portrait initial comme dans tout bon polar, l'ancien monde aussi se déprend d'une bureaucratie rassurante pour livrer les salariés à la merci des repreneurs d'usine. La Yougoslavie n'est bientôt plus qu'un dépliant touristique même si la carte postale a gardé la lumière grise qui éclairait le petit village de pêcheurs. Avec l'obstination qui caractérisait le héros de "Mortelle randonnée", l'inspecteur vieillissant et le frère jumeau de Silva n'en finissent pas de gratter les sédiments sous lesquels s'épuisent les traces de leur fantôme.

L'eau rouge – Jurica Pavicic – Traduit du croate par Olivier Lannuzel – Agullo noir – 384 pages – 22€ - ****
Lionel Germain



Lire aussi dans Sud-Ouest




mercredi 28 avril 2021

Septième continent


À 91 ans bien sonnés, Curval est un petit peu la mémoire de la SF française: ne côtoyait-il pas Boris Vian à l’expo "Présence du futur" en 1953? 


Son dernier opus demeure en phase avec une œuvre marquée par la critique du fanatisme politique ou religieux et dessine les contours d’une utopie libertaire à la mesure d’un monde qui se délite. Passionnant comme un roman d’exploration façon Jules Verne, auquel l’auteur fait plus d’un clin d’œil, l’histoire se déroule sur une île-poubelle faite de plastiques agglomérés, véritable septième continent où des femmes et des hommes lassés des turpitudes du monde essaient de réinventer l’avenir. 



Le paquebot immobile - Philippe Curval - La Volte - 306 pages – 20€ - ****
François Rahier



Lire aussi dans Sud-Ouest




lundi 26 avril 2021

Bon chien bon flic

 
C'est une histoire de flics mais avec Dominique Sylvain, il faut s'attendre à voyager et notamment dans les régions peu fréquentées par les auteurs français. Souvent au Japon, et ici en Corée avant de rejoindre la "Belle Province" canadienne où se sont réfugiés Mark et sa mère. 




Tous les deux ont échappé à la violence d'un père et d'un mari qui a assassiné sa propre fille en Corée. Devenu flic au Québec, Mark traque les pédocriminels. Jusqu'au jour où ressurgit la figure de l'ogre. Dominique Sylvain offre un portrait de groupe réussi. Notamment celui de Jade, l'équipière de Mark. Elle est assistée d'un labrador malicieux, narrateur occasionnel de ce bon polar.





Mousson froide – Dominique Sylvain – Robert Laffont – 384 pages – 20€ - ***
Lionel Germain



Lire aussi dans Sud-Ouest




vendredi 9 avril 2021

Still Lives et Natures mortes


Les connexions entre le polar et le monde de l'art font l'objet d'un dossier du numéro 43 de "L'Indic", magazine du "mauvais genre" publié par les Nantais de l'association "Fondu au Noir". On y recense les romans qui entretiennent le vertige du spectateur devant le mystère de l'œuvre, on y traque les faussaires et les illustrateurs du crime. 



Mais dans la liste des parutions récentes, il faudrait s'attarder sur "L'Affaire Magritte " de Toni Coppers, un auteur flamand qui plonge son enquêteur dans une série de meurtres accompagnés d'un étrange message: "Ceci n'est pas un suicide". Quant au "Musée des femmes assassinées" de Maria Hummel, il concentre tous les paradoxes du moment, une époque qui feint de protéger les plus faibles au moindre soupçon d'abus du plus fort et qui n'a jamais autant mis en scène la souffrance des victimes. 



"Still Lives", c'est aussi le déplacement sémantique grâce auquel on traduit l'expression "nature morte" en anglais. Et c'est enfin le titre d'une exposition dont le vernissage se prépare au Roque Museum de Los Angeles. L'artiste Kim Lord prétend provoquer la révolte du spectateur en présence des onze autoportraits de femmes assassinées. Maggie la narratrice travaille au musée pour le catalogue de l'artiste. A travers son regard de lectrice de Fitzgerald, on mesure les ambiguïtés du projet et la permanence du "mal" quand Kim Lord disparaît le soir du gala. 

En inversant la forme des "natures mortes" pour mettre en exergue "la marchandisation et la consommation actuelle des images de femmes victimes d'homicide", a-t-on fait preuve de pédagogie utile ou n'a-t-on pas plutôt écrit le nouvel épisode d'un feuilleton voyeuriste très vendeur? Premier roman traduit en français d'une autrice américaine qui a travaillé au musée d'art contemporain de Los Angeles. 

Le musée des femmes assassinées – Maria Hummel – Traduit de l'américain par Thierry Arson – Actes Sud actes noirs – 416 pages – 22,80€ - ***
L'Indic 43, Noir magazine – 7€ - en vente sur le site Fondu Au Noir
Lionel Germain



Lire aussi dans Sud-Ouest




mercredi 7 avril 2021

Stephen King, le nom de l'horreur

 
Il y a quelque chose de blasphématoire dans ce roman de Stephen King: un entraîneur de base-ball qui viole et tue un gamin de onze ans, c’est pire aux USA qu’un curé pédophile! Et qu’on mette en scène son arrestation au mépris de tout principe constitutionnel en plein milieu d’un match décisif, devant une foule de supporters toute dévouée au formidable coach de leurs ados, renforce la symbolique et le côté sacrificiel de cette histoire. La mécanique implacable de ce qui n’est au début qu’un polar bien huilé se resserre autour de la victime émissaire jusqu’à la fin du premier tiers du livre, où tout bascule. 



Le talent de l’auteur va être alors de maintenir en haleine le lecteur encore près de 400 pages! Le polar se mue bien vite en thriller horrifique. Le titre, qui rend hommage au vieux maître Lovecraft et à l’une de ses plus célèbres nouvelles, "Je suis d’ailleurs" en français, indique au passage la piste probable d’un autre monde, d’un ailleurs maléfique dont les vieilles mythologies indiennes (nous sommes en Oklahoma) donnent parfois une traduction naïve et effrayante. 



Mais cette histoire de double nous dit aussi que le mal peut prendre le visage du bien. Et là jamais King n’a été aussi près d’un autre maître de l’épouvante, Clive Barker, dont il disait il y a trente ans qu’il avait le mérite d’être allé plus loin que lui. Avec ce livre, King quitte le point de vue des gens à l’intérieur de la maison pour s’approcher du point de vue du monstre et découvrir l’envers du rêve américain.

L’Outsider - Stephen King - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch - Albin-Michel - 569 pages – 24,90€ - ****
François Rahier



Lire aussi dans Sud-Ouest




mardi 6 avril 2021

Une odeur de soufre

 
Copenhague est la patrie des contes qui ont bercé notre enfance. Ceux d'Andersen, tragiques et baignés d'un froid crépusculaire, nous parlent de la petite sirène ou de la fille aux allumettes dont on retrouve la genèse dans cette fiction de Rydahl et Kazinski.
 



Profitant d'un trou noir de plus d'un an et demi dans le journal d'Andersen, ils imaginent en 1834, l'assassinat d'une prostituée qui va contraindre l'auteur à enquêter pour se disculper. En compagnie de personnages marqués par le destin misérable qui les condamne à la prostitution, on est saisi par une odeur de soufre à laquelle est associée l'une des plus terribles histoires du poète danois.






La Mort d'une sirène – A.J. Kazinski et Thomas Rydahl – Traduit du danois par Catherine Renaud – Robert Laffont La Bête noire – 560 pages – 21€ - ****
Lionel Germain




jeudi 1 avril 2021

L'égo et les killers



Le tueur aux grosses narines a encore soufflé le chaud et l'effroi en décapitant les mannequins de porcelaine des grands magasins de prêt-à-porter londoniens. Pour l'inspecteur Avery Tex de la Met, l'empreinte nasale est une impasse qui le contraint à collaborer avec Dupin, le détective privé de la plaine du Pô, en vacances chez son cousin Edgar. C'est finalement la sémantique freudienne qui les mènera de la porcelaine au porcelet et permettra grâce à une compote de truffe anesthésiante de confondre l'insoupçonnable "Babe" dont Chris Noonan avait perdu la trace depuis 1995.


Le poison d'Avery – Léo Garmany – Éditions du Trident – 345 pages – 19€ - *** 
Lionel Germain


La couverture est adaptée d'un tableau de Thige