vendredi 31 juillet 2015

Marché noir




 Le héros de Fajardie est un détective privé qui déboule dans une France en train de couturer son amour-propre salement chatouillé par toutes les compromissions avec l'Allemagne nazie. Joe Dickman est un jeune adjudant-chef. Il a bourlingué sur tous les champs de bataille moins pour sauver l'honneur de la patrie que pour se conformer à l'idéal antifasciste qui animait son engagement. En 1947, la France ferme les maisons déjà closes et les dames de petite vertu s'apprêtent à faire des claquettes sur les trottoirs. Sur fond de marché noir, le privé enquête sur les combines des résistants de la dernière heure.



Après la pluie – Frédéric Fajardie – La Table Ronde (1998) – 276 pages – 17,80€ - **
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche - 1998




"Vous êtes cinglé, docteur"


 Il n'est pas surprenant qu'un psychiatre soit au cœur d'une histoire de fous. L'animateur d'un blog ayant réservé une case au Réel est une fiction savoure la perversité du diagnostic émis par le docteur Meriem Drought. "Regardez le monde actuel. Comment voulez-vous qu'un enfant l'accepte et parvienne à faire semblant d'y vivre sans devenir complètement fou, s'il ne passe pas par l'étape de la rationalisation délirante? Ce sont justement ceux que l'on nomme fous qui ont échoué à l'étape de la rationalisation délirante.

Sur ce blog, les prolégomènes du dossier nous renvoient à Merleau-Ponty: je sais que la Terre tourne autour du Soleil, mais j'éprouve la réalité du soleil qui se lève à l'est. Le préjugé est un obstacle à ma compréhension du monde et je cherche un terreau moins instable que le commentaire pour apercevoir l'horizon. "Le réel se distingue de nos fictions parce qu'en lui le sens investit et pénètre profondément la matière.", dit Merleau-Ponty.




Le roman de Sébastien Raizer est à l'opposé de ce matérialisme. Une trinité sous-tend "l'alignement des équinoxes": "Physique, psychique, spirituelle. Une fois élaborées et en concordance de phase, elles n'en forment plus qu'une: l'alignement." Ce n'est pas le langage, ici, qui transforme le réel en fiction, c'est la séparation des constituants de l'être qui empêche la relation de l'être à l'univers.
Vous n'y comprenez rien? Ce n'est pas grave. 




Malgré l'intitulé parfois sévère des débats d'auteurs dans la galaxie des salons du livre, le polar est un objet ludique. Diane, la timbrée, Meriem le psy, Wolf et Silver les flics, sont des personnages de polar. Leur valeur narrative ajoutée procède d'une inflation des signes distinctifs (plus timbrée que Diane, tu meurs), un peu comme dans la commedia dell'arte où Polichinelle se doit d'accumuler les attributs grotesques. S'ils échappent totalement aux stéréotypes du genre, c'est grâce au talent de l'auteur qui confère à ses marionnettes une singularité "hors normes". 

Opposés à la radicalité idéologique d'illuminés prônant la fin de l'espèce humaine, les héros du polar ont des pouvoirs comparables à ceux très étendus de leurs adversaires. "Vous êtes cinglé, docteur?", demande Diane. "Oui, mais je vous soigne", aurait-il pu répondre, ajustant son déni énigmatique à notre appétit de paradoxes. La fin provisoire nous rappelle, hélas, notre condition prosaïque de lecteur. A suivre, donc. 

L'alignement des équinoxes – Sébastien Raizer – Série noire Gallimard – 468 pages – 20€ - ***
Lionel Germain



lire aussi l'article de Gérard Guégan dans Sud-Ouest




jeudi 30 juillet 2015

Detroit n'en mène pas large





 Est-ce la ville de Detroit, sinistrée après la déroute de l'industrie automobile, qui génère la monstruosité, ou est-ce le cauchemar américain qui s'actualise en permanence dans ces épisodes sanglants de tueurs en série? La réponse incertaine abandonne le lecteur et l'inspectrice Gabriella Versado aux tourments d'une famille privée de repères. Bienvenue dans le monde enchanté des réseaux sociaux. Lauren Beukes y redessine les contours de l'effroi.






Les monstres – Lauren Beukes – Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Laurent Philibert-Caillat – Presses de la Cité - 554 pages – 22,50€ - **
Lionel Germain




mercredi 29 juillet 2015

Poubellistan


 Toute la détresse américaine est résumée dans le constat de ce jeune vétéran de retour du "Poubellistan". "Il avait subi trois opérations pour retirer tous les éclats qui décoraient son dos. Mais les premières paroles de son père, au cours d'un coup de téléphone, avaient été: "Vous avez eu ce salopard?" Donnie avait été obligé de répondre: "Non". Ce n'était pas le Vietnam là-bas. Ces gens n'avaient pas vraiment d'objectif, à part se faire exploser pour monter au ciel et baiser soixante-douze vierges aux yeux noirs."



Reconverti dans le trafic d'armes, Donnie est le fils de Luther Varner, un des "notables" de Tibbeha, dans le sud du Mississippi. C'est aussi la patrie de l'ex-ranger Quinn Colson, nouveau shérif qu'on retrouve avec plaisir après Retour à Jéricho
Le récit d'une petite fête en l'honneur des "notables" en question donne un aperçu du système américain à l'aune duquel on prétend  parfois mesurer nos propres ambitions démocratiques. La laïcité y est bien-sûr une denrée introuvable. 




Tout s'organise en invoquant la Bible, et le système électif assure une rente à tous ceux qui confondent les bulletins de vote et les dollars de l'Oncle Sam.

Les cris du Mississippi – Ace Atkins – Traduit de l'américain par Jean Esch – Le Masque – 339 pages – 22€ - ***
Lionel Germain




mardi 28 juillet 2015

Dette de jeu






 Stavanger pourrait s'inscrire dans la déclinaison du rêve nordique, rayon portuaire, mais pour Tore Renberg, c'est plutôt le théâtre où parade une ménagerie besogneuse, clique affairée de petits combinards, adolescentes en mal d'amour et papa divorcé qu'une dette de jeu va entraîner dans la spirale criminelle de l'escroquerie à l'assurance. L'intrigue ne serait rien sans la férocité joyeuse ou sinistre qui anime cette galerie de personnages. Une verdeur célinienne dans le trait de plume.



Les rois du pétrole – Tore Renberg – Traduit du norvégien par Terje Sinding – Presses de la Cité – 622 pages – 22,50€ - ***
Lionel Germain




lundi 27 juillet 2015

Attiré par les cheveux





 "Est-ce que les cheveux meurent aussi?" la question anodine que se pose Gordon McLiam, le flic de Marie Neuser, nous fait basculer au cœur d'une forêt d'indices, ce maquis où pataugent les héros de polar en quête de vérité. De Lily, couturière, mère de deux enfants, Gordon connait l'assassin monstrueux, attiré par les cheveux de ses victimes. Mais les indices ne sont pas des preuves. Marie Neuser raconte avec talent le marathon procédural et nous promet un deuxième roman pour élucider la mort de Gloria, autre fille disparue. 




Prendre Lily – Marie Neuser - Fleuve noir – 528 pages – 19€ - **
Lionel Germain




samedi 25 juillet 2015

Balade océane





 Un type qui aime Stan Getz, le Jack Daniel's et les 404 ne peut pas être totalement mauvais. Les deux narrateurs de ce roman font le lien entre le ciel gris océanique et les pentes colorées de Collioure. Un informaticien et un peintre, chacun à la rencontre d'un destin où se mêlent les souvenirs des bunkers de l'Atlantique et ceux de l'artiste Mackintosh, exilé à Port-Vendres. A déguster en réécoutant Miles Davis.  





Les ports ont tous la même eau - François Darnaudet - Mare Nostrum polar - 271 pages – 12€ – **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – octobre 2007







vendredi 24 juillet 2015

À la recherche de Chester Himes


 C'est sans doute Gujan-Mestras et le festival Polar en Cabanes qui sont à l'origine de ce roman. Polar en Cabanes s'est délocalisé à Bordeaux mais il flotte encore au-dessus du Port de Larros le souvenir des débats sur la présence de Chester Himes à Arcachon. François Darnaudet est une sorte de magicien capable d'endosser les costumes d'écrivains disparus et d'éclairer les angles morts de leur biographie. 





De Chester Himes, on sait qu'il a séjourné avec sa maîtresse en 1953 villa Madiana, à l'Aiguillon. Il cherchait une fin à son roman, "La Troisième Génération", et n'avait pas encore mis en scène ses deux détectives, Ed Cercueil et Fossoyeur, qui allaient faire son succès en série noire et lui sauver la mise financièrement. C'est donc par la faute d'un manuscrit oublié, inédit et convoité que le malheureux bouquiniste du titre fait un plongeon suspect du troisième étage de son appartement. 





L'intrigue policière ménage les rebondissements et les fausses pistes en alternant les points de vue et les époques. Ce qui transpire à chaque ligne, c'est l'amour de François Darnaudet pour la littérature populaire.

Jean-Bernard Pouy a écrit la préface. L'auteur du "Bar parfait" se doit bien-sûr de mêler le pinard à la littérature, mais faisons lui confiance et "goûtons ce récit comme un bon banyuls. Chaud, capiteux et un brin revigorant. Mais sans la modération contraire à la lecture d'un bon roman."

Autopsie d'un bouquiniste – François Darnaudet – Wartberg – 166 pages – 10,90€ - **
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 5 juillet 2015




Écrivian



 A la recherche d'un improbable inédit de Vian et d'une rareté de Jean Forton, le bouquiniste Julien Gras revisite les mythologies officielles et côtoie un collègue bien vivant du côté de Bordeaux, un certain Francis Valéry, "colosse à l'aspect changeant" que les amateurs de SF connaissent bien. Tout en nous rappelant les palinodies de Mauriac à propos de Forton, Darnaudet s'amuse à déconstruire le mausolée scolaire dans lequel on a planqué Boris.





Bison Ravi et le scorpion rouge – François Darnaudet – Mare Nostrum – 120 pages – 10€ - ** -
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 5 juillet 2009




jeudi 23 juillet 2015

Vue du rail




Qui n'a jamais caressé ce rêve de toute puissance en contemplant le monde à travers la vitre du train? Réinventer l'existence des silhouettes à peine entraperçues, c'est l'activité quotidienne de Rachel au cours de son voyage entre Londres et sa banlieue. En montrant comment la fiction nébuleuse de Rachel s'incarne avec violence et la plonge dans les tourments bien réels de la jalousie et du désir, Paula Hawkins construit un scénario diabolique où le sol se dérobe entre imaginaire et réalité. Belle affaire de frisson, bientôt sur vos écrans…



La fille du train – Paula Hawkins – Traduit de l'anglais par Corinne Daniellot – Sonatine – 380 pages – 21€ - 
Pocket septembre 2016 - 456 pages - 7,80€ - **
Lionel Germain









mercredi 22 juillet 2015

Qui est Malone?


 Pas difficile de comprendre pourquoi Michel Bussi caracole depuis "Nymphéas noirs" en tête des meilleures ventes de livres. Les nombreux prix et la faveur critique ne sanctionnent que ce que les lecteurs ont plébiscité dès le départ: une approche du suspense faite de légèreté dans le ton et d'une grande finesse psychologique. Il réitère avec le personnage de Malone, un gamin de trois ans. Moins on en dira, mieux ce sera mais sachez que Malone a une double vie. Il prétend que ses parents ne sont pas ses parents. De quoi inquiéter la psychologue scolaire et nous mitonner du frisson sur mesure. Avec ses secrets cousus dans une vieille peluche, qui est vraiment Malone?



Maman a tort – Michel Bussi – Presses de la Cité – 512 pages – 21,50€ - **
Lionel Germain




mardi 21 juillet 2015

On ne joue plus




 N'appuyez sur aucune touche. Abandonnez votre clavier un instant. Histoire de prendre un livre par exemple. Le héros de Karl Olsberg est un flic rapatrié sur les enquêtes technologiques après une intervention foireuse à Hambourg. Il s'appelle Adam Eisenberg et va se retrouver à la tête d'une équipe de surdoués marginaux pour démêler les conséquences meurtrières d'un jeu de rôle sur Internet. Quand l'assassin réduit la mort de ses victimes à un effacement virtuel, on plonge dans une dimension inconnue où vibrionnent les frayeurs de Matrix.



Suppr. – Karl Olsberg – Traduit de l'allemand par Patrick Démerin – Jacqueline Chambon – 398 pages – 23€ - ***
Lionel Germain




lundi 20 juillet 2015

Désaccord parfait





 Le croisement des indices apporte parfois un coupable idéal devant les tribunaux. Les acquittés d'Outreau en ont fait l'amère expérience. Carin Gerhardsen est une Suédoise justement primée pour "La comptine des coupables". Elle est la romancière qui déplace le frisson au plus loin du secret des consciences. De quelle nature sont les motivations de ce réparateur de piano si soucieux de porter secours aux très jeunes filles? L’ambiguïté des actes et l'interprétation abusive sont au cœur d'une réflexion passionnante.





Dissonances – Carin Gerhardsen – Traduit du suédois par Charlotte Drake et Patrick Vander – Fleuve noir – 432 pages – 19,90€ - **
Lionel Germain




vendredi 17 juillet 2015

Un détective en culotte courte


 "Mon père m'a appris à lire et à écrire à la maison. Depuis ce jour-là, je lis tout ce qui me tombe sous la main. Je n'ai pas de frères et sœurs, mes copains sont débiles, ma mère est cinglée."  

Voilà ce qu'Alper Kamu, gamin stambouliote de cinq ans, confie pour justifier sa précocité. Le jeune détective en herbe cherche à éclaircir les raisons pour lesquelles son nouvel ami s'accuse de la mort de son frère. Et puis plus important, il aimerait interpréter correctement le chagrin de son père et comprendre les liens amoureux et secrets d'un oncle récemment décédé.



Alper a du temps pour écumer les rues de son quartier malgré la vigilance de sa nurse de 16 ans dont il est amoureux. Mais qu'est-ce que l'amour? En dehors de ses escapades déductives au service du commissaire, le meilleur d'Alper Kamu trahit son intelligence du monde et la qualité de son questionnement. Si sa mère maudit sa belle sœur de lui avoir fait rencontrer "un sosie de Paul Newman" qui allait devenir son "mécréant" de père, c'est que l'amour est un contrat truqué.




Dans le monde d'Alper Kamu, les belles sœurs, les mères, les femmes en général, ont une aura menaçante. Qu'on ne s'y trompe pas, les scènes burlesques ne sont que des mouvements de surface. Alper n'est pas un adulte en culotte courte. Les larmes et la morve dissimulent une vraie colère contre la trahison et le désamour.   

Une fleur en enfer – Alper Canigüz – Traduit du turc par Alessandro Pannuti – Mirobole Éditions – 256 pages – 20€ - **
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 5 juillet 2015




jeudi 16 juillet 2015

Les yeux de l'enfer


 Dans un essai déjà lointain, "La Transparence du Mal" paru en 1990 (Galilée), Jean Baudrillard ironisait sur les fantasmes d’une machine intelligente qui viendrait menacer la singularité humaine. “L’intelligence artificielle”, écrivait-il, “est sans intelligence, parce qu’elle est sans artifice.” L’artifice étant cette capacité d’utiliser des subterfuges pour modifier le réel dans un rapport de séduction. L’affirmation pourrait bien être démentie par les recherches sur les nanoparticules dont Michael Crichton nous livre ici un aperçu.



Depuis Extrême Urgence qui reçut l’Edgar du meilleur roman policier en 1969, l’auteur a multiplié les raisons d’avoir peur en décrivant de manière hyperréaliste des apprentis-sorciers. Ici, c’est Julia l’apprentie-sorcière. Elle est la femme de Jack,  un informaticien plus ou moins mis sur la touche par son entreprise. Entre deux biberons, Jack découvre qu’elle change peu à peu et adopte même un comportement hostile envers lui ou envers leur petite fille. Le travail de Julia dans une société high-tech de la Silicon Valley n’est pas étranger à ce qui lui arrive. 



Pentagone, bactéries et technologie de pointe constituent les éléments d’un cocktail à hauts risques. Le roman pose des questions (beaucoup de fulgurances de Baudrillard convergent avec certaines mises en garde parfois politiquement incorrectes du romancier, notamment sur les effets pervers d’une écologie divinisée), mais le projet servi par une écriture efficace reste de procurer au lecteur le plaisir trouble d’un vrai cauchemar.

La Proie - Michael Crichton - Pocket - 480 pages - 8,10€ - **
Lionel Germain




mercredi 15 juillet 2015

Viva la Riviera!




 "… une main géante lui broya les entrailles et l'asphyxia." Avant "Jurassic Park", le prolifique scénariste Michael Crichton a pondu quelques romans sous pseudonyme (John Lange), et Robert Laffont réédite cet "Agent trouble" de 1967 dans le costard très vintage de sa collection "Pulp fiction". Livraison d'armes vers Israël, terrorisme arabe des années soixante, la Riviera est un décor de cinéma. C'est Shell qu'on aime, et surtout Graham Hill sur sa BRM en forme de cigare qui s'aligne au départ du Grand Prix de Monaco. Légèrement ressemblant à un scénario d'Hitchcock, le roman se lit en suçant une olive face à la plage.


Agent trouble – Michael Crichton – Traduit de l'américain par Christine Bouchareine – Robert Laffont – 360 pages – 17€ - *
Lionel Germain




lundi 13 juillet 2015

C'est la ouate



 La découverte de ce personnage imaginé par Thierry Bourcy provoque un effet salutaire de "désengourdissement". Documentariste nonchalant, il participe à l'enquête d'une étudiante, prostituée occasionnelle, tombe amoureux de la policière, ne résiste pas à l'envoûtement de  sa psychanalyste, surtout quand elle murmure: "je vous ouvre", à l'interphone. "La nuit était belle et froide comme une héroïne d'Hitchcock". Dans le polar aussi, parfois, de toutes les matières, c'est la ouate qu'on préfère.




La mort de Clara – Thierry Bourcy – Le Masque – 248 pages – 6,90€ - ***
Lionel Germain




vendredi 10 juillet 2015

Le "noir" s'en va-t-en guerre



 "Un doigt. Un doigt bariolé de rouge et de noir. Elle se dit pareil à ceux de papa quand il peint. Puis papa n'est pas là. Puis papa est mort. Puis à qui est ce doigt. (…)
14 janvier 2008 – ATTENTAT CONTRE L'HÔTEL SERENA DE KABOUL. Six personnes, dont un citoyen américain et un journaliste norvégien, ont trouvé la mort au cours d'une attaque menée par des kamikazes… "

Swarm User - wikipedia

Il y a plusieurs façons de raconter le monde. DOA est un romancier. Que le pseudonyme (Dead on Arrival) renvoie à un film ou à un banal constat clinique, il détourne sans doute l'attention du lecteur, donne un peu de volume à la rumeur, mais s'efface dès qu'on ouvre le livre. De janvier à septembre 2008, DOA revisite l'Afghanistan en guerre, arrachant au communiqué de presse la pulsation incertaine du récit, gorgé de cris, de fièvre et de parfums brûlants. Pukhtu nous renvoie à une brutalité dont les images nous sont familières. Mais Pukhtu, c'est d'abord un terme pachtoune, une réalité indifférente aux frontières, enracinée dans une culture tribale.


DOA nous entraîne dans la tourmente de Sher Ali, chef de clan coupable d'aimer sa fille Badraï davantage que son fils Adil et plongé dans une guerre vengeresse par la faute d'un drone américain. Dans les cauchemars de Fox, également, paramilitaire d'origine française qui lutte contre les talibans en utilisant les failles du système clanique pour retourner provisoirement les uns contre les autres. Fox est le "citoyen clandestin" par excellence, Français d'origine arabe, nationalisé américain pour échapper au rôle de bouc émissaire dans une opération clandestine des services français. 



Les trafics consacrent cette mondialisation. L'héroïne doit beaucoup au périple de l'anhydride acétique de la Chine au Waziristan. Les armes proviennent de Corée du Nord après un parcours protégé par les services secrets pakistanais. Double jeu permanent de tout le monde, distance abyssale entre les "valeurs" de l'Occident et les crispations intégristes. DOA distille toutes les informations dans le mouvement des hommes et des femmes qui hantent ce scénario. 

De "Citoyens clandestins" à "Pukhtu" en passant par "Le serpent aux mille coupures", on est aussi passé de la lutte anti terroriste à la guerre contre la terreur. Comme Ellroy, DOA change de focale, élargit le champ et traque l'identité parfois incertaine du conflit. Il nous promène au large, dans des lieux en suspens comme Dubaï, "belle de nuit, vulgaire, hypocrite et menteuse, moderne en surface, capitale des nouvelles capitales du monde globalisé, mais pourrie à cœur et toujours ensablée dans un obscurantisme des plus rétrogrades." Il ramène au plan serré de Fox. Apprivoisant une prostituée "abîmée", c'est-à-dire défigurée à l'acide. Parenthèse amoureuse aussi réussie qu'improbable entre deux personnages condamnés à la solitude. DOA est mystérieux mais ce n'est plus un secret, son roman est magistral.

Pukhtu Primo – DOA – Série noire Gallimard – 688 pages – 21€ - ****
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 5 juillet 2015




jeudi 9 juillet 2015

Déraison sociale


 "Le ventre de New-York" a beau décrire la réalité sociale des années quatre-vingt, l'atmosphère ressemble furieusement à celle de l'âge d'or d'Al Capone.



La chance de sa vie pour Billy Adare, un jeune prolétaire d'origine irlandaise grandi dans le Bronx, c'est d'entrer à l'université. Son père est mort et son frère est l'âme damnée d'un chef de gang irlandais dont le territoire est convoité par les Italiens. Pour payer ses études, Billy travaille en enfer, dans le chantier de construction du tunnel destiné à l'alimentation en eau de la ville de New-York. Grèves brisées par des milices mafieuses, assassinat de syndicalistes, corruption à tous les étages, le tableau est très sombre.



Jamais le décalage n'aura été aussi grand entre la fiction triomphante des discours officiels sur les valeurs et la beauté du "monde libre" et la réalité des souffrances dont seul le roman noir nous délivre l'écho. Si Westlake culmine avec "Le couperet" dans l'art de décrypter l'absurdité criminelle de Wall Street, si Thomas Kelly nous plonge dans les ténèbres du prolétariat new-yorkais contemporain, Jason Starr, lui, raconte le déclassement de Bill Moss, un cadre dans l'économie des services. Préjugé, racisme, déchéance, Jason Starr nous ramène à hauteur des passions minables, là où la déraison sociale est d'autant plus cruelle qu'elle broie des hommes sans liens.


Le ventre de New-York - Thomas Kelly - Traduit de l'américain par Danièle et Pierre Bondil - Rivages/thriller - 480 pages – 10,65€ - ***
Simple comme un coup de fil - Jason Starr - Traduit de l'américain par Laetitia Devaux - Fleuve noir - 317 pages – à partir de 2,50€ sur les librairies en ligne - **
Lionel Germain




mercredi 8 juillet 2015

Bureau des rêves




 Anselme Viloc, inspecteur de police au "bureau des rêves" du commissariat de Bordeaux en 1992, hérite du cauchemar d'un père sur la disparition de sa fille. Guy Rechenmann ressuscite les fantômes, ceux de Castéja, QG des flics de Bordeaux avant le nouveau building inspiré par Scotland Yard, et celui plus tragique d'un enfant violoniste protégé par le commandant mélomane d'Auschwitz. Ce récit fragmenté diffuse une lumière grise qui brouille habilement les liens entre les deux affaires. 




Fausse note – Guy Rechenmann – Vents salés – 270 pages – 19,50€ - **
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 5 juillet 2015




mardi 7 juillet 2015

Garder le contact





 On peut s'interroger sur ce surnaturel envahissant qui rapproche le polar des séries fantastiques mais Laurent Scalese respecte son cahier des charges. Un complot d'âmes mauvaises s'affaire à détruire le Bien, et donc ce flic français capable de revisiter la vie des gens avant leur mort. C'est en fait une belle histoire d'amour avec surtout une cohérence narrative dont le héros va faire les frais au terme de cette longue nuit américaine.






La voie des âmes – Laurent Scalese – Belfond – 624 pages – 21,90€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 5 juillet 2015




lundi 6 juillet 2015

Hérédité





 Les morts ont beau être les compagnons habituels des flics de la criminelle, pour Nicholas, c'est un compagnonnage que les collègues de l'Inspection Générale trouvent suspect. Avec un frère psychiatre accusé d'abréger les souffrances de ses patients, Nicholas a un antécédent familial encombrant. Mais ce qui ne pourrait être qu'un polar de plus sur un serial killer, ouvre assez rapidement des pistes où se brouillent les repères entre surnaturel et rationalité. Prix du premier roman au Festival de Beaune.





Les âmes troubles – Olivier Taveau – Le Masque – 320 pages – 7,90€ - **
Lionel Germain



Sur le site de l'éditeur




samedi 4 juillet 2015

L'appel aux larmes



 En cette période anniversaire de l'engagement français dans le premier conflit mondial, le roman de Pierre Lemaitre, auréolé de son prix Goncourt, affiche ouvertement ses sources, d'un rouge assez sombre emprunté à Barbusse, Guilloux ou Dorgelès.



Dès le titre "Au revoir là-haut" (dernières paroles de Jean Blanchard fusillé pour traitrise en décembre 1914 et réhabilité en 1921), le lecteur est prévenu. Pierre Lemaitre vient du roman noir, voyage par effraction dans les zones grises de l'âme humaine. Est-ce un hasard si ce que nous appelons en France le "roman noir" est à l'origine un roman "américain" né après cette Première Guerre mondiale à l'initiative du Capitaine Shaw, un directeur de magazine qui avait gagné ses galons sur les champs de bataille? 




Il publia Hammett et Chandler et contribua au renouveau d'un genre qui avait perdu le sens du réel. Le sujet du livre de Pierre Lemaitre ce n'est pas la guerre mais l'économie macabre qu'elle autorise et les figures de prédateurs qu'elle révèle. D'ailleurs l'action démarre en 1918, la veille de l'armistice. Deux soldats sont victimes de la perversité d'un lieutenant qui veut reconquérir la cote 113, moins pour l'honneur de la France que pour les dividendes personnels qu'il anticipe avec férocité. C'est donc le récit de deux escroqueries magistrales, l'une bien réelle sur les cercueils destinés à l'inhumation des corps du champ de bataille, l'autre fictive, sur la vente des monuments aux morts.

Malgré un vrai talent de scénariste pour donner vie au boulevard et au Paris des années vingt, Pierre Lemaitre n'évite pas les caricatures: général stupide, homme d'affaires véreux, soldat par accident dont la mère résume le destin à une "histoire de larmes". Même Merlin, le fonctionnaire honnête, laid, puant et malheureux, un écho du Cripure de Louis Guilloux dans "Le sang noir", ne comble pas notre appétit d'humanité. Reste cette gueule cassée, un homme qui a "perdu la face", proche du héros de Trumbo dans "Johnny s'en va-t-en guerre". Voilà qui nous mettait Lemaitre à deux doigts du chef-d'œuvre. 

Mais la tyrannie du feuilleton l'a réduit au rôle de comparse infréquentable sans questionner davantage la monstruosité des apparences. Comme l'affirmait un aumônier parachutiste sur le plateau d'une chaîne publique, la guerre n'est jamais désirable. Aujourd'hui, pourtant, c'est moins l'aveuglante lumière des célébrations qu'on devrait redouter que l'absence de larmes pour nos morts, nos pauvres morts.




Au revoir là-haut – Pierre Lemaitre – Albin Michel – 567 pages – 22,50€ -
Livre de poche (2015) – 624 pages – 8,60€ - **
Lionel Germain – Revue Prytanéenne 2014




vendredi 3 juillet 2015

Impression Daeninckx






 Trois textes courts, trois territoires. La plainte assourdie et pudique des exclus avec en "contre-chant", le cri des bulldozers. Pas une larme pour égrener les objets qui restituent la magie de l'enfance. Successions de jalons dérisoires: cerisier, lino, radio, collection de "Détective" et pile de "Bleck-le-Rock", un univers habité d'odeurs et de bruits. La hargne du temps n'y peut rien. "Je n'ai pas d'autre maison", dit Daeninckx. 




Trois textes avec une postface de François Bon. 
Parlant de l'auteur, il évoque "l'atelier du crime". "Troisième étage sans ascenseur, au bout d'un long couloir noir".
Une histoire de lieux, de non-lieux.

Quartier du Globe – Didier Daeninckx – Dessin de Götting – Folies d'Encre (1989) – non côté
Lionel Germain




jeudi 2 juillet 2015

Boulot mortel







 Quand on en arrive à voir rebaptiser son lieu de travail "Entreprise Homicides", c'est que les relations sociales sont à l'état de mort clinique. C'est une fable, et Viola Veloce est le pseudonyme d'une Milanaise dont le roman a emballé la Toile avant d'être édité (on parle même d'une adaptation au cinéma). Écrit à la va-vite, le récit n'est certes pas un exercice de style. Au cas où on oublierait que le monde du travail est parfois une jungle féroce.




Meurtres à la pause déjeuner – Viola Veloce – Traduit de l'italien par Fanchita Gonzalez-Battle – Liana-Levi – 304 pages – 18€ -
Réédition Piccolo Juin 2016 - 256 pages - 7,50€ - *
Lionel Germain







mercredi 1 juillet 2015

Palabre en Calabre






 Dès qu'on parle de la 'Ndrangheta dans un polar, on dégaine assez rapidement quelques fûts toxiques. Mais on a bien d'autres raisons d'apprécier cette intrigue calabraise, premier roman d'un jeune homme de 65 ans. Gastronome et séducteur, son héros est un petit juge décidé à faire la lumière sur la mort d'un de ses collègues. Le phrasé musical rappelle Camilleri et le traducteur Christophe Mileschi a su trouver la bonne distance entre respect des particularismes et fluidité du récit.





La revanche du petit juge – Mimmo Gangemi – Traduit de l'italien par Christophe Mileschi – Seuil – 352 pages – 21,50€ - **
Lionel Germain