vendredi 19 décembre 2014

Spasmes coloniaux





 Tous les ans, Anne Perry nous offre un cadeau à glisser dans les sabots de Noël. Pour l'occasion, 10/18 fournit le costume de fête, couverture cartonnée, jaquette soyeuse et prix raisonnable. Et on peut même prendre la peine de lire l'histoire de cet avocat militaire qui tente avant Noël de sauver la peau d'un soldat accusé de complicité d'évasion. On est en 1857 et l'Inde britannique est traversée de spasmes qui menacent l'intégrité de l'Empire. Ça sent le sapin. 





Un Noël à Kanpur – Anne Perry – Traduit de l'anglais par Pascale Haas – 160 pages – 10,20€ - **
Lionel Germain




jeudi 18 décembre 2014

La Mystérieuse Affaire Christie






 Sophie Hannah, auteure de polars, reprend le personnage d'Hercule Poirot pour une enquête très fidèle au cahier des charges d'Agatha Christie: dans un hôtel de Londres, trois meurtres sont commis dans trois chambres à trois étages différents. Le petit homme au crâne d'œuf et aux moustaches pommadées se réjouit de donner un coup de main à l'inspecteur Catchpool.

Par ailleurs, les éditions du Masque publient l'intégrale des nouvelles d'Agatha Christie consacrées à Hercule Poirot. 



Meurtres en majuscules – Sophie Hannah/Agatha Christie – Traduit de l'anglais par Valérie Rosier – Le Masque – 350 pages – 20,90€ - **
Hercule Poirot – Agatha Christie – Le Masque – 1200 pages – 25€ - ***






Dans la soirée du 3 décembre 1926, Agatha Christie abandonna son domicile aux environs de 23h et disparut dans la nuit. Elle était au volant d'une Morris qu'un policier retrouva le lendemain matin dans un fossé à Newlands Corner dans le Surrey. La voiture était vide bien-sûr et personne ne savait ce que la romancière était devenue. Commença alors la mystérieuse affaire Christie qui durant dix jours allait tenir en haleine les lecteurs.




Âgée de 36 ans, mariée depuis 1914 à un ancien colonel de la RAF, Agatha Christie s'était fait connaître en publiant les enquêtes d'un détective belge pittoresque nommé Hercule Poirot. Son succès était encore limité mais l'Evening News lui avait quand même offert récemment 500 livres pour diffuser en feuilleton son roman "L'Homme au complet marron". À présent, le journal improvisait un nouveau feuilleton sur la disparition de l'écrivain. 





Les rumeurs les plus folles se nourrissaient des spéculations habilement distillées par les correspondants de presse: Archibald, le mari, avait tué sa femme, ou celle-ci s'était suicidée, ou encore elle avait monté un scénario pour se faire de la publicité…




Sans apporter de réponse définitive, l'intéressante biographie de Janet Morgan (Agatha Christie – Luneau-Ascot – 1986) permet au moins de replacer l'événement dans son contexte et d'écarter les hypothèses trop farfelues comme celles de Gwen Robyns qui laissait entendre qu'Agatha avait fui parce qu'elle craignait pour sa vie… . En réalité, malgré sa réussite littéraire qui semblait se préciser, la romancière traversait une grave crise sentimentale. 




Son mari avait une liaison avec une autre femme et la rupture était inévitable. Sa rivale s'appelait Nancy Neele. Trop soucieux des convenances, Archibald ne la rencontrait que le weekend et chez des amis. Il n'empêche qu'Agatha se retrouvait seule avec les domestiques et Carlo, la gouvernante de sa fille Rosalind. L'hiver 1926 s'annonçait comme une saison vraiment détestable. Alors peut-être dans un brusque accès de désespoir, le 3 décembre à 23 heures, elle s'en alla… .

La police mobilisa les chiens, les volontaires armés de bâtons fouillèrent les broussailles. On survola le secteur en avion, on dragua les étangs, les journaux offraient des récompenses, en vain. Le chef de la police était persuadé que Mrs Christie était morte et qu'on finirait par retrouver son corps près de Newlands Corner.


Wikipédia

Pendant ce temps-là, à l'hôtel Hydropatic de Harrogate, une charmante station thermale fréquentée par la bonne société, le personnel s'interrogeait discrètement sur cette cliente descendue sous le nom de Mrs Theresa Neele qui ressemblait tant à la photo de la romancière disparue publiée à la Une du journal. Quelqu'un finit par prévenir la police et c'est ainsi que le 14 décembre Archibald la rejoignit. "Au moment où elle prenait le journal du soir contenant les articles sur les recherches de la police la concernant, Archie s'avança vers elle. Elle parut le regarder comme une relation dont elle ne se serait pas souvenue du nom."




Évidemment, les journalistes avaient eu vent de ce rebondissement inattendu et on affréta même un train spécial pour traquer l'exclusivité. Archie déclara que sa femme souffrait d'amnésie temporaire et qu'elle allait consulter un spécialiste. Les reporters frustrés par la minceur de l'information brodèrent sur le thème et les photographes poursuivirent le couple jusqu'à Manchester. 






Les contribuables se demandèrent enfin s'il était normal de gaspiller autant d'argent à rechercher une amnésique qui avait passé dix jours à jouer au bridge dans un hôtel. On parla de dix mille livres et d'une augmentation possible des impôts locaux. Le Parlement fut saisi… .


Au milieu de cette fièvre, Agatha reprenait difficilement ses esprits et de nombreuses questions resteraient sans réponse. Comment avait-elle rejoint Harrogate? Pourquoi s'était-elle inscrite sous le nom de sa rivale, Mrs Neele? Jusqu'à sa mort en 1976, elle aura beaucoup de mal à évoquer cette période trouble de son existence.
Après son divorce en 1928, Archie épousa Nancy Neele et plus tard, Agatha Christie rencontra l'archéologue Max Mallowan dont elle devint la femme. Grâce à Hercule Poirot et à Miss Marple, les succès en librairie estompèrent les mauvais souvenirs.


En l'absence d'un détective aussi roublard que ces deux-là, la Mystérieuse Affaire Christie demeurerait à jamais une enquête inachevée.

Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – décembre 1986




mercredi 17 décembre 2014

Clichés d'Écosse





 Le livre est sorti en octobre 2013 mais ça reste une belle idée de cadeau pour cette fin d'année. Il y a les romans chinois de Peter May à redécouvrir peut-être et sa trilogie écossaise avec les magnifiques paysages des Îles Hébrides, tourbières, lande sauvage et petite ville comme Stornoway qui semble figée hors du temps. Les photographies de David Wilson sont superbes pour cette balade en compagnie de l'Homme de Lewis.

L'Écosse de Peter May – Photographies de David Wilson – Traduit de l'anglais par Jean-René Dastugue – Rouergue – 240 pages – 29€ - ***
Lionel Germain




mardi 16 décembre 2014

Traboules dingues





 François Médéline inscrit ses personnages de fiction, à Lyon, en 1993, dans le terreau bien identifiable des conflits de pouvoir, cohabitation et couteaux tirés. L'effet de réel, c'est ce qui permet d'écrire l'autre version d'un récit que le lecteur a déjà en tête. Comme chez Ellroy, la focale est réglée sur les antichambres, les arrières salles des palais, là où les artisans du crime externalisent les commandes publiques. François Médéline désosse le roman national et ça pue en cuisine.  





La politique du tumulte – François Médéline – Points – 403 pages – 7,90€ - ***
Lionel Germain




lundi 15 décembre 2014

Cuisine à l'étouffée





 Avec son nom qui évoque le poisson tranché, Anne Darney était prédestinée pour devenir animatrice d'émissions culinaires. L'héroïne de Sophie Loubière a pourtant le cœur au bord des lèvres en permanence et décide d'expatrier son vague à l'âme aux États-Unis où elle recherche un premier amour perdu de vue depuis vingt-cinq ans. Mission crépusculaire sur laquelle planent les mânes d'Hitchcock, la légende des corbeaux et les secrets à l'étouffée.






Dans l'œil du corbeau – Sophie Loubière- Pocket – 432 pages – 7,30€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 14 décembre 2014





vendredi 12 décembre 2014

Un monde évanescent



 Si Martha Grimes a consacré plus d'une vingtaine de livres à ses deux héros favoris basés en Angleterre, Jury et Melrose Plant, elle a aussi développé une œuvre très singulière autour de la fillette Emma Graham, personnage central de romans situés cette fois aux Etats-Unis, à Spirit Lake, une bourgade de la Nouvelle-Angleterre. Pensée magique, poésie et puissance de l'intuition irriguent ces petites histoires anodines qui au fil des années s'enrichissent d'une interrogation sur l'acte d'écrire.



La preuve en est avec "Le Mystère de la chambre 51". Désormais célèbre dans sa ville pour avoir réussi à élucider plusieurs affaires de meurtres, la jeune détective et journaliste amateur, enquête sur l'enlèvement d'une fillette vingt ans plus tôt. Restituant par petites touches l'atmosphère des années cinquante, Martha Grimes s'offre à travers Emma, un voyage dans une version fantasmée du réel. Un cadavre exquis de signes qu'on peut combiner à loisir pour organiser un récit du monde où s'intercalent les échos angoissants du poète Robert Frost, où la réalité est une création permanente. 



Tout au long du livre, Emma est perturbée par une apparition, une "jeune fille évanescente" qui ne trouve jamais sa place dans le déroulement de l'intrigue. Une fois l'énigme principale résolue, il reste cette hallucination inexpliquée, ce refus de la clôture et ce sentiment diffus que le monde est plus sombre, qu'on s'enfonce au plus profond du récit dans les ténèbres du conte, "au bord de la nuit", dirait Robert Frost, mais aux sources de la littérature, là où le monde reste un mystère.


Le mystère de la chambre 51 – Martha Grimes – Traduit de l'américain par Nathalie Serval – Pocket – 448 pages – 7,70€ - ***
Lionel Germain – d'après un article publié dans Sud-Ouest-dimanche le 15 janvier 2012




jeudi 11 décembre 2014

Le Mystère de l'énonciation



 "Taisons-nous, nous finirons bien par disparaître". Cette réplique qu'on peut trouver dans "Le meurtre du lac", donne la dimension tragique d'une lecture de divertissement proposée par Martha Grimes depuis la publication en 1981 de son premier roman "anglais", "Le mauvais sujet". Le monde est un récit menacé par le silence. Mieux, c'est une création permanente dont aucun scénario ne peut prédire la fin. Contrairement à Agatha Christie qui instrumentalisait ses personnages au profit de l'intrigue, Martha Grimes avance en aveugle avec ses créatures.





De ce "Mauvais sujet" où apparaissent pour la première fois Richard Jury, l'inspecteur de Scotland Yard, et Melrose Plant, l'aristocrate, au "Paradoxe du menteur" qui les remet en scène pour une ultime provocation à la littérature policière, il y a le pub inaugural dont on pousse la porte pour découvrir l'échantillon d'humanité indispensable. De même que les fontaines de bière réveillent les consciences fatiguées des buveurs, le pub est une source d'ombres qui s'animent, irriguent la fantaisie de l'auteur avant de se constituer en sujets dépositaires d'une énigme.



La traduction française des quatre premières aventures de Jury rééditées par Omnibus ne rend malheureusement pas compte d'une contrainte où chaque titre est le nom d'un pub et ce titre, le point de départ d'un roman. Cette matrice poétique est une constante du travail d'écrivain de Martha Grimes mais va bien au-delà d'une simple lubie. Les deux livres qu'elle a consacrés à Emma Graham, jeune héroïne de douze ans, proviennent bien du même atelier. "Hôtel Paradise" et "Belle Ruin" ("Le meurtre du lac" et "Les fantômes du palace"), ce sont d'abord des noms de lieux. Passer du silence à l'énonciation, c'est tenter de donner du sens à sa propre vie quand comme Emma, on passe inaperçue aux yeux des adultes et même de sa propre mère. 





Pas étonnant qu'elle enquête sur le sort d'une petite fille noyée dans le lac, une petite fille confiée à des tantes qui ne lui parlaient pas pour la punir de son existence, où qu'elle cherche à savoir dans "Les fantômes du palace" ce qu'est devenu le bébé kidnappé vingt ans plus tôt. Spirit Lake, Cold Flat Junction, Mirror pond… les lieux sont magiques parce qu'ils écrivent l'histoire. "C'est comme si Cold Flat attendait quelque chose qui lui aurait donné forme".





Dans "Les mots qui tuent", la seule aventure américaine de Jury, le Cheval est un pub de Baltimore dont "on hésiterait à pousser la porte si on ignorait ce qui se trouve derrière. Elle avait un air sournois, cette porte." Et malgré tout, Jury la pousse encore. Il est devenu commissaire, un peu en marge mais toujours fidèle en amitié à Melrose Plant. "Le paradoxe du menteur" est un concentré de "funambulisme" littéraire.






Derrière la porte de l'Old Wine Shades, il y a un homme qui raconte une histoire. Une femme, son  fils et son chien ont disparu. Le mari est dans une clinique. C'est un spécialiste de la théorie de Schrödinger, la fonction d'onde et le paradoxe du chat qui pourrait être vivant et mort en même temps. Dans cette bouillie quantique, Richard Jury est en quête d'une enquête, victime d'un vertige pirandellien. "Un homme entra dans un pub"…






La machine romanesque est une bouche qui commence à produire quelques sonorités dont les couleurs et les parfums esquissent les frontières d'un décor soudain saisi par une humanité vibrante. Ne nous taisons jamais. Le monde est un miracle.

Les enquêtes de l'inspecteur Jury – Martha Grimes – Omnibus – 940 pages – 26 € - (en 2014, l'ouvrage a disparu du catalogue Omnibus pour une affaire de droits. Les quatre romans sont disponibles en Pocket: Le Mauvais Sujet – 416 pages – 6,80€, L'Énigme de Rackmoor – 352 pages – 6,20€, Le Collier miraculeux – 352 pages – 6,20€ et Le Vilain Petit Canard – 320 pages – 6,20€)
Le paradoxe du menteur – Martha Grimes – Pocket – 480 pages – 7,70€
Les fantômes du palace – Martha Grimes – Pocket – 468 pages – 7,30€
Lionel Germain – D'après un article publié dans Sud-Ouest-dimanche le 7 juin 2009



mercredi 10 décembre 2014

Le Pen Club mène l'enquête



 Martha Grimes est née à Pittsburgh en Pennsylvanie. Plus jeune qu'Elizabeth George, elle partage une même passion pour l'Angleterre que sa cadette. Une passion qui les conduit à être les deux Américaines les plus identifiées au club des reines du crime anglaises. Le héros principal de Martha Grimes s'appelle Richard Jury et il travaille au New Scotland Yard. 




Dans "Le jeu de la vérité", associé à Melrose Plant, l'aristocrate qui joue les détectives, il va tenter de découvrir ce qui s'est réellement passé lors du Blitz de 1940. Une famille a été partiellement détruite dans le bombardement d'un pub londonien et les survivants ne sont peut-être pas ceux qu'on croit. Il y a une grosse affaire d'héritage à la clé mais l'essentiel n'est sans doute pas là. Sous les bombes de la guerre, il y aussi la mémoire blessée de Jury dont la mère a disparu à cette époque dans les mêmes conditions. 




Une enquête  passionnante de ce policier énigmatique et l'occasion de savourer des portraits de personnages parfois improbables (un enfant de douze ans qui vit sous le pont de Waterloo et montre une envie féroce de s'en sortir) mais que Martha Grimes réussit à rendre crédibles grâce à une multitude de petits détails.





La vraie surprise pourtant vient de ce monde impitoyable de l'édition qu'elle s'amuse à décrire dans un autre livre. Retour en Amérique, cette fois. Paul Giverney, un écrivain à succès, est courtisé par une maison d'édition prestigieuse. Pour prix de son ralliement, il exige le départ d'un autre écrivain, Ned Isaly, certes moins rentable que lui mais davantage respecté dans le milieu littéraire. Jusqu'où peut aller le PDG de cette maison d'édition, c'est ce qu'on va découvrir avec hilarité au cours de ces quatre cents pages. 




Des tueurs empathiques, une détective rousse, un écrivain prolifique et estimable, un autre engagé dans un dialogue sans issue avec ses propres personnages, et tous se retrouvent à Pittsburgh, ville natale de Ned (et de Martha Grimes…), certains pour le protéger, d'autres pour mieux le connaître avant de l'assassiner. Une récréation bienfaisante.   

Le jeu de la vérité - Martha Grimes - Pocket - 512 pages - 7,70€ 
Un monde impitoyable - Pocket – 448 pages – 7,70€
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche - février 2006




mardi 9 décembre 2014

AVC républicain





 Jean-Hugues Oppel fait le pari absurde d'un Président de la République victime d'un accident cardio-vasculaire. Et c'est précisément à ce moment-là que l'ordinateur central se met en rideau, déclenchant une alerte rouge du système nucléaire français. Panique au sous-sol, la Ministre de la Défense ne peut rien faire pour enrayer la mise en branle des forces aériennes stratégiques. Oppel a bien potassé ses fiches. On a le souffle des réacteurs en pleine figure.




Réveillez le Président! – Jean-Hugues Oppel – Rivages – 352 pages – 8€ - **
Lionel Germain




lundi 8 décembre 2014

Au lard et au porc






 Une prostituée a disparu près du chantier de Notre Dames des Landes et Le Poulpe s'embarque pour une mission qui sent le purin. L'immersion en milieu paysan réserve en effet bien des surprises au pilier de la Sainte-Scolasse. Ici, on semble plutôt favorable aux retombées économiques du projet, on en rajoute même un peu dans l'éloge. Manipulé par des professionnels de l'embrouille, Le Poulpe se demande si c'est du lard ou du cochon. 




La catin habite au 21 – Hervé Sard – Le Poulpe-Baleine – 179 pages – 9,50€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 7 décembre 2014




vendredi 5 décembre 2014

Deuil pour deuil



 L'inconscient collectif a engrangé des raccourcis trompeurs sur la Pologne. Quand Wojtyla redonnait des couleurs à nos presbytères, remontaient les facéties ubuesques de Jarry déconsidérant Wenceslas et le comté de Sandomir. Ce n'est sans doute qu'un hasard si c'est justement de cette province que nous parviennent les dernières rumeurs contemporaines de Zygmunt Miloszewski.




Sandomierz est un lieu d'exil pour son héros, le procureur Teodore Szacki. Il y découvre la solitude, après son divorce, et l'antisémitisme provoqué par l'assassinat d'une femme abandonnée devant la synagogue. On a drainé le sang de la victime comme le suggèrent les propagandistes de la légende absurde d'un rituel juif. Derrière les superstitions, on voit réapparaitre le refoulé des pogroms dont les traces sont encore visibles. 




Avec l'aide du rabbin, Teodore reformulera l'interprétation de la fameuse maxime biblique, "œil pour œil", que Matthieu opposait, dans une vision réductrice de la loi juive, au principe d'amour universel.

Soucieux de ne pas se focaliser sur les froissements de soutane et les mirages d'une citoyenneté réservée aux chrétiens, Teodore se veut nostalgique de cette Varsovie métissée où le polonais se mêlait au russe et au yiddish. Mais si la Pologne au nom si doux est bien davantage qu'un décor de théâtre, le grand silence des synagogues nous rappelle qu'elle a aussi sa part dans l'effroyable modernité du vingtième siècle.
   
Un fond de vérité – Zygmunt Miloszewzski – Traduit du polonais par Kamil Barbarski – Éditions Mirobole – 475 pages – 22€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 30 novembre 2014




jeudi 4 décembre 2014

Démons et merveilles






 Tandis que Ledesma nous invite à explorer le dédale nocturne du vieux Barcelone, voilà un auteur qui inscrit la ville dans la modernité du siècle avec son duo de flics, un couple de série B. Mais le clinquant télévisuel se délite dans une intrigue érudite et complexe, une série de meurtres impliquant l'héritage architectural de Gaudi. Ésotérisme, corruption politique, les vieux démons sont éternels.






Le Bourreau de Gaudi – Aro Sainz de la Maza – Traduit de l'espagnol par Serge Mestre – Actes Sud – 672 pages – 23,80€ - ***
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 30 novembre 2014




mercredi 3 décembre 2014

Police des marges





 Le roman noir est un art poétique qui procède de l'imitation. Ce à quoi s'en tient presque Gianni Pirozzi avec son flic narrateur perdu dans les marges de la loi. Le Barbès de Villard, l'onirisme de Pagan sans les scories trop lumineuses, le pessimisme d'Hervé LeCorre et le monde des Gitans qui redessine le destin à l'ombre de Sara la Noire, comme le rappelle Christophe Dupuis dans la postface, voilà un auteur précieux dans le paysage du polar français.




Sara la Noire – Gianni Pirozzi – Rivages – 200 pages – 7,50€ - **
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 30 novembre 2014




mardi 2 décembre 2014

Vivarium






 Psychocriminologue et scénariste, Ingrid Desjours abandonne ses personnages dans le vivarium et les asticote avec une perversité digne de Mary Higgins Clark ou des séries HBO. L'épouse  se veut modèle, le mari parfait et le quartier idyllique, mais l'arrivée d'un frère ombrageux conforte la voisine dans l'idée que ses charmants voisins ne sont pas aussi cool qu'ils en ont l'air. Même si l'auteure distille l'angoisse avec parcimonie, le ripolin des bonnes manières se fissure rapidement. Méfiez vous des anges. 




Tout pour plaire – Ingrid Desjours – Robert Laffont – 525 pages – 21,50€ - **
Pocket 2015 - 608 pages - 8,40€
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 30 novembre 2014








lundi 1 décembre 2014

Clinique






 Un style élégant mais très efficace au service d'une intrigue d'une précision documentaire sur les Urgences de Lariboisière et les petits secrets d'un technicien de scène de crime. Premier roman dans lequel le regard vériste d'Elsa Marpeau et son héros, hanté par les morts suspectes de l'hôpital, ringardisent sans complexe les séries américaines.







Les yeux morts – Elsa Marpeau – Folio policier – 320 pages – 7,90 euros - ***
Lionel Germain




vendredi 28 novembre 2014

Noir manoir





 Dans la clinique privée du docteur Chandler-Powell, chirurgien esthétique de renom, on a davantage le sentiment d'effectuer une retraite cinq étoiles que d'avoir à subir l'effroi du bistouri. P.D. James excelle dans la description des paysages figés où errent des personnages dont les secrets excitent la curiosité du lecteur. Quand une journaliste d'investigation venue se faire enlever une vilaine cicatrice est assassinée dans sa chambre, le roman d'atmosphère se transforme en roman à énigme. 




Une mort esthétique – P.D. James – Fayard – 440 pages – 22 euros - **
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 13 septembre 2009


P.D. James qui vient de s'éteindre avait publié en 2000 "Il serait temps d'être sérieuse" chez Fayard. Elle y racontait douze mois de sa vie, un an entre ses soixante-dix-sept et soixante-dix-huit ans. Par un artifice maîtrisé, on y découvrait une autobiographie passionnante dont elle démentait le titre en décrivant la mémoire comme une machine à réinventer sans cesse. "Dans cette mesure, toute autobiographie est une fiction..."

Elle évoque la guerre, son oeuvre bien-sûr et ses rapports avec la télévision, son goût pour la poésie, son travail comme directrice d'un laboratoire médico-légal de police criminelle, ses flâneries dans les garden-party royales, elle qui fut anoblie par la Reine et siégea à la Chambre des Lords. Elle était également membre de la Société Jane Austen.

"La jeunesse est le temps des certitudes. Parvenus à la vieillesse, nous nous rendons compte qu'il y a bien peu de choses dont nous soyons sûrs, bien peu de choses que nous ayons apprises; nous nous rendons compte peut-être que nous avons bien changé. Mais si je revois ma vie, je sais que j'ai reçu de grandes bénédictions."




Un amour de Swann



 Procéder par étapes: soumission, sidération, insoumission, insurrection. Quand on commence le roman d'Elsa Marpeau, on est comme son héroïne, Swann, dans les limbes de la conscience de soi. Une aubaine pour les théoriciens de la fin du monde, éructant dans le giron confortable des tribunes universitaires les promesses de grand soir ou préférant manipuler en secret les excès de testostérone de leurs étudiants.



Samuel, le compagnon prof de fac de Swann voit sa part de mystère s'épaissir quand il s'effondre, assassiné d'une balle dans le dos. La jeune fille sidérée découvre que les flics ne sont pas tous dans la police. Elle découvre aussi les camarades de combat de celui qu'elle aimait, la violence radicale, le désespoir et sa transmutation en nihilisme organisé. Autant d'oxymores qui s'accommodent de l'ancien monde et d'un nouveau désordre d'où semblent cruellement absentes l'empathie et la fraternité.




Au bout de la quête de Swann et de l'enquête des services de renseignements, il y a le Styx et ses eaux sombres. Si les plus vieux des lecteurs se souviennent du lyrisme bleuté des nuits de mai, ils n'ignorent rien de la grisaille maussade des aurores. Ils voudraient prendre la main de Swann et lui dire que le mal est fait "qu'il faut tenter de vivre". Illustrant la déréliction paradoxale des foules modernes, l'auteure en a décidé autrement. Excellent prélude à un débat sur l'ultra-gauche et la "transformation" impossible du monde. 

Black Blocs – Elsa Marpeau – Folio Gallimard – 320 pages – 7,90€ - ***
Lionel Germain





jeudi 27 novembre 2014

Armistice






 La guerre est finie. Célestin Louise, "flic et soldat dans la guerre de 14-18", rejoint les Brigades du Tigre où l'on s'interroge sur la mort d'un producteur de cinéma russe, poignardé dans les studios de l'Albatros. Le vétéran va devoir retourner sur les champs de bataille pour comprendre le passé militaire de la victime. Avec beaucoup de sensibilité, Thierry Bourcy raconte le désarroi d'un homme hanté par la violence du conflit.





Le crime de l'albatros – Thierry Bourcy – Folio policier – 274 pages – 7,90€ - **
Lionel Germain




mercredi 26 novembre 2014

Milieu hostile





 Le drame se joue au sein de l'espèce la plus redoutable des prédateurs. Collez une cinquantaine de mammifères à deux pattes autour d'un clocher et vous observerez assez vite que leur capacité de nuisance les uns envers les autres est stupéfiante. D'où il apparaît que sa survie en milieu hostile tient largement, pour l'échantillon observé, à la qualité de ses trois mamelles nourricières: vénalité, cupidité, voracité. Féroce et réjouissant.





Le bal des frelons – Pascal Dessaint – Rivages – 256 pages – 7,50€ - ***
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 23 novembre 2014




mardi 25 novembre 2014

Rage de flic





On a la vision transversale du métier avec "Toilettes de flics" de Dominique Dayau (Elytis) mais c'est déjà l'aristocratie policière, la PJ comme on dit. Fred de Mai est un arpenteur, un prolo de la Grande Maison qui a écumé les nuits noires de nos villes. Un talent fou de conteur et une conscience aigüe du mépris qui nimbe les hommes en bleu. Beaucoup de rage dans ce livre et une grande tendresse pour les laissés-pour-compte.




Flic de rue – Fred de Mai – Rouge-sang-éditions – 220 pages – 9,80€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 23 novembre 2014



lundi 24 novembre 2014

Monsieur Pastrella






 Vous avez aimé John Fante, vous allez adorer Joseph Incardona. Pour ses excellents romans noirs et pour ce personnage d'André Pastrella qui n'est certes pas Arturo Bandini mais qui n'oublie jamais au fond de sa dèche d'écrivain en devenir que John Fante a "débarqué à Los Angeles avec sa valise attachée par de la ficelle". C'est léger, ironique et cruel parfois. Un diamant brut plein de promesses. 




Le cul entre deux chaises – Joseph Incardona – Fictio BSN Press – 205 pages – 18,80€ - ***
Lionel Germain




vendredi 21 novembre 2014

Retour d'enfer



 A chaque fois qu'on ouvre un nouveau livre de R.J. Ellory, on appréhende de découvrir les signes qui trahiraient la faiblesse de l'inspiration ou l'émergence d'un système, une fabrique dont la rumeur avait empoisonné les dernières années de James Hadley Chase, par exemple. Chase avait revisité Faulkner pour planter un décor livré aux femmes vénales et aux bad boys. Ellory ne réinvente pas l'Amérique. Il est hanté par les courants contraires qui battent ses flancs, par la prodigieuse profondeur de champ qui s'offre à lui, par les figures du mal acharnées à défaire le rêve des pionniers.




En enquêtant sur le meurtre de Nancy Denton, le shérif Gaines, vétéran du Vietnam, est confronté à son double en la personne de Michael Webster, vétéran d'une autre guerre, celle de 40, mais frère de ténèbres. L'arrière-plan envahissant de la guerre pour Gaines et Webster modifie leur vision d'un monde qu'une autre guerre dévore, masquée par les conventions sociales. Une guerre entre les faibles et les puissants, symbolisée par la famille Wade dont l'un des fils était aussi l'ami de Nancy.




L'Amérique puritaine des années 70 a la saveur amère des "étranges fruits" chantés par Billie Holiday, le parfum acide de la peur qui colle à la peau noire des gens du Sud. C'est paradoxalement dans Chandler que R.J. Ellory puise sa force. Le Chandler du Grand Sommeil et des familles fortunées en voie de décomposition. Paradoxal, parce que Chandler observe le monde se déconstruire dans l'intimité des Sternwood alors qu'Ellory explore les failles originelles du mythe. Et il nous bluffe une nouvelle fois.  

Les Neuf Cercles – R.J. Ellory – Traduit de l'anglais par Fabrice Pointeau – Sonatine – 450 pages – 22€ - ***
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 16 novembre 2014




jeudi 20 novembre 2014

Gangrène municipale






 Corruption municipale et loi des gangs, on meurt beaucoup et prématurément dans cette petite ville de banlieue où les seniors servent de parking à came, moyennant finance et chantage. Dans un climat d'apocalypse sécuritaire, le capitaine Coste a l'art de mettre le feu aux poudres. Et la poudre, ce n'est pas ce qui manque dans cette jungle dirigée par des caïds au-dessus de tout soupçon.






Territoires – Olivier Norek – Michel Lafon – 395 pages – 18,95€ - **
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 16 novembre 2014




mercredi 19 novembre 2014

L'école du crime





 Si Marie Neuser ne nous apprend rien  sur les supplices d'une salle de classe et la vie périlleuse des profs, elle peaufine néanmoins le scénario catastrophe d'une rebelle décidée à affronter l'ennemi. Mais qui est l'ennemi? Les élèves décérébrés ou ces profs qui refusent d'admettre leur défaite et distribuent des coloriages aux ados de seize ans pour avoir la paix? Le "polar" autorise des solutions radicales mais politiquement très incorrectes.




Je tue les enfants français dans les jardins – Marie Neuser – Pocket – 151 pages – 5,30€ - ***
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 16 novembre 2014




mardi 18 novembre 2014

Berlin noir




 Louise Welsh est britannique et vit à Glasgow. Son Berlin n'a rien de la ville colorée chère  à la jeunesse européenne. On se croirait plutôt dans le château hanté des fêtes foraines. Jane, son héroïne, est une jeune femme enceinte. Elle partage la vie de sa compagne berlinoise sans vraiment comprendre ce qui lui arrive. L'appartement, l'immeuble, la ville, sont bientôt des lieux de terreur peuplés de figures malveillantes ou en souffrance mais dont la réalité nous échappe. Comme Patricia Highsmith avant elle, Louise Welsh raconte l’ambiguïté d'un personnage que l'exil intérieur condamne à l'incertitude du monde. 



La fille dans l'escalier – Louise Welsh – Traduit de l'anglais par Céline Schwaller – Métailié – 256 pages – 18€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 16 novembre 2014




lundi 17 novembre 2014

La sueur et les crampes



 Les Cinq Nazes sont les personnages dont Arthur Keelt pensait dans Die Amsel (Le Merle – L'Atalante, traducteur et mystificateur, Jean-Bernard Pouy) qu'ils étaient les seuls à pouvoir relever le niveau ici-bas: un coureur cycliste, un curé en rupture de paroisse, un couple d'adolescents fugueurs et une fondue de rock-n'roll. Ils se retrouveront au terme de leur dérive sur les berges d'un bassin à flots, prisonniers de ce rêve du large qui vaut tous les départs.




"Faut voyager interne", dit Jean-Bernard Pouy. Aucun des personnages n'est dupe de la finalité de la course. Elle n'est qu'une exigence formelle pour échapper aux "ovaricités triomphantes et molles", aux fausses amours bunkérisées, au Dieu muré dans le tabernacle, pour s'échapper tout simplement, se retrouver seul en tête, comme dans une classique, avec sa sueur et ses crampes, "l'âme vidée".





Cinq Nazes – Jean-Bernard Pouy – l'Atalante – 176 pages – 10,50€ - **
Lionel Germain




vendredi 14 novembre 2014

Mourir au paradis



Iris, maillon faible de l'appétit glouton des moteurs de recherche s'est laissé ensorceler par une annonce publicitaire pour une île où le réel est en suspens. Avec son mari, Paul, sa fille Lou, et son fils Stanislas, ils ont "cent ans à eux tous", un siècle de modernité largué sur la magie intemporelle d'un monde "qui a gardé la trace de ce qu'il fut au premier jour."



Sauf qu'à peine arrivé au paradis, Paul a une lueur de conscience qui le fait s'interroger sur les conditions du retour. "Quel retour?", dans cette réponse esquissée en forme de question par le contact bodybuildé de l'accueil se profile enfin la véritable promesse d'un cauchemar aseptisé. 
Faux roman fantastique que les quinze dernières lignes renvoient à l'absurdité ordinaire du monde, cet "Aller simple pour Nomad Island" en restitue l'inquiétante atmosphère proche souvent du climat qui faisait le charme de la série culte "Le Prisonnier". 



Prisonniers, les touristes le sont bel et bien. Paul et sa famille découvrent des résidents qui n'ont même plus le souvenir du jour de leur arrivée. Planqué derrière des lunettes noires, le personnel indigène est mutique et Paul et son fils vont devoir se poser en résistants dans un univers programmé pour annihiler toute volonté singulière.

Joseph Inacardona pratique habilement le contre-pied littéraire dans cette fable sur le déterminisme social. Il nous présente le miroir de ce point ultime où nous logeons l'insignifiance de nos désirs. Au paradis, si toute demande est vaine, c'est bien parce que nous y sommes déjà morts.

Aller simple pour Nomad Island – Joseph Incardona – Seuil – 208 pages – 19€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 9 novembre 2014