vendredi 31 octobre 2014

Bas les masques



 Dans l'archéologie de notre civilisation occidentale, on a coutume de penser que ce qui ne meurt jamais est mesurable dans les acquis très prosaïques de la génétique, et on accorde la part de mystère à une hérédité  irréductible à cette  affaire triviale de particules, aussi élémentaires soient-elles. C'est au confluent de deux traditions que tout oppose en apparence que Dominique Faget nous invite à relativiser nos certitudes, en nous proposant un long voyage à travers le temps et l'Afrique.

Janvier 1910, on construit les derniers kilomètres de la voie de chemin de fer de l'Afrique occidentale française. Les ouvriers en colère se révoltent et l'un d'eux récupère sur le chantier un masque qu'il sauve de la convoitise des Blancs pour le porter dans sa tribu.



En 600 avant notre ère, Enmouteff l'Égyptien, frère de l'empereur, embarque pour un curieux voyage. Une odyssée menée à la demande du Pharaon pour conquérir de nouveaux territoires à bord d'une flottille que dirige un Phénicien ombrageux. D'autant plus ombrageux qu'Enmouteff, après une expérience de mort imminente, tombe amoureux d'Elyssa, la troublante épouse du Phénicien. Quand le jeune Enmouteff se retrouve banni, une longue errance le conduit à partager le destin d'une tribu africaine où il finira par éprouver le pouvoir des masques rituels.



Un crochet dans les années trente en Côte d'Ivoire nous offre enfin une scène "inaugurale" très freudienne et particulièrement réussie sur le plan littéraire. Un jeune garçon blanc découvre sa mère avec un homme qui vient de lui offrir le fameux masque africain. Il est le témoin terrifié de cette chorégraphie violente du rapport sexuel.
  
Tout est en place pour inscrire les effets lointains de cette magie primitive dans la forme contemporaine du thriller. On y retrouve l'héritier du masque en conflit avec son frère, à la fois victime et suspect dans une affaire de meurtres que devra élucider une inspectrice, elle-même d'origine ivoirienne.

Dominique Faget aurait pu se perdre en route et surtout perdre son lecteur mais elle a su garder le cap. Même si l'épisode contemporain paraît faible en regard du destin d'Enmouteff dont le récit passionnant se résout "dans le commerce des rites initiatiques à des fins mercantiles et maléfiques", comme le rappelle Abdoul Dragoss Ouedrago enseignant à l'Université Bordeaux 2 et auteur de la postface, le lecteur est séduit par la vérité du personnage, par la richesse documentée de l'arrière-plan historique, par cette sensation de vivre en littérature un grand écart entre le cauchemar initiatique de Conrad et le rêve de cette "ligne claire" illustrée par Hergé.

Amateurs de vertiges, plongez donc au "cœur des ténèbres".
  
Celui qui ne meurt jamais – Dominique Faget – Nouveaux Auteurs – 320 pages – 18,95€ - ***
Lionel Germain




jeudi 30 octobre 2014

Un destin grêle



 A un mois de la retraite, le gendarme Zapala est chargé d'un transfert de prisonnier, une jeune fille qu'il devra conduire en train jusqu'à Bordeaux pour qu'elle puisse témoigner dans un procès aux implications politiques. A un mois de la retraite, le gendarme Zapala se sent vieux et usé. S'il continue à vivre malgré la perte de sa femme, c'est un peu grâce au réconfort que lui procure Arthur Keelt, l'auteur autrichien de "Die Amsel", (Le Merle).




Le transfert va prendre des allures de cavale quand des tueurs voudront liquider la jeune fille, Alix, qui possède la clé d'un petit coffret convoité par les assassins. Zapala mettra la clé à l'abri dans son tube digestif et, désormais poursuivis par des hordes très officielles, les deux fugitifs termineront leur aventure dans les faubourgs de Carcans.






Maniant la facétie avec sérieux, Pouy écrit un roman dans lequel on en apprend beaucoup sur le transit intestinal. En indou, le shank prakshalana est la purge qui lave le corps et l'âme. Du gros sel dans de l'eau bouillie. S'il veut récupérer la clé qui donnera un sens à ce qu'il a fait, le héros doit subir l'épreuve. Se purger de toutes les angoisses qui l'entravent. "La peur n'est qu'un épuisement de la volonté", dit Arthur Keelt et encore: "Vidons-nous, vidons-nous, nous aurons un peu de l'immensité en nous."
Le livre se referme sur une très belle énigme dont la solution est dans les toutes premières pages.

On se dit parfois, béatement, qu'une vie est bien remplie comme si le bonheur se réduisait à cette sanctification occidentale de l'abondance. Jean-Bernard Pouy essaie d'en finir avec l'épaisseur de son personnage. Mais cette mutation ne peut pas se produire parce que cet être pur livré au monde avec pour seuls bagages la sagesse du bouddhiste autrichien Artur Keelt n'aurait aucune réalité. Jean-Bernard Pouy n'est pas innocent au point d'évacuer ce genre de questions en tirant la chasse d'eau.

Au tournant de sa vie, quand le vieil homme a jeté son képi dans la boue, il a imaginé que la marée montante l'emmènerait jusqu'en Amérique. Puis il a utilisé un imparfait du subjonctif et cet imparfait du subjonctif lui a fait se souvenir des raisons de son incorporation dans la gendarmerie. Alors seulement, il a vu à quoi ressemblait le "tournant" de sa vie: "Une immense pleine de vase. Grise et crémeuse sous un ciel lourd."

Voyageur mental et poète, on pourrait dire de Jean-Bernard Pouy, en paraphrasant Yves Bonnefoy dans sa préface à Mallarmé, "qu'étonné et déçu par l'être empirique, il a reporté son espoir sur les virtualités" de la littérature.

"Elle ouvre quoi, cette clef?
-Merde.
-Justement… On en est là…"
FMRQBC: le champ du signe.

La clef des mensonges – Jean-Bernard Pouy – Folio Gallimard – 192 pages – 5,60€ - *** 
Lionel Germain 

Malgré mon ironie un peu arrogante, j'ignorais à l'époque qu'Arthur Keelt était une création de Jean-Bernard Pouy. Ce qui ne manque pas de sel comme dirait un amateur de shank prakshalana. Pour me venger je lui ai volé le titre qu'il m'avait confié vouloir donner à son roman et que la Série noire lui a refusé.




mercredi 29 octobre 2014

La vie déraille


 "A mort l'oreille gauche de Van Gogh". C'est un texte d'Allen Ginsberg. "Un mec incroyable", nous dit Jean-Bernard Pouy, "qui écrit sur tout, note tout, parle de tout, avec des vannes, des correspondances, le mélange de tout ce qui se passe en lui et autour de lui". En fait, en résumé, le style et la méthode de Jean-Bernard Pouy, dont chaque roman affirme sans pudeur qu'il est avant tout le fruit d'une lecture, d'une rencontre avec un autre auteur. Spinoza, Wittgenstein, Rimbaud, Gadda, la poétesse Marilyne Desbiolle… 




Avec Ginsberg, donc, dans sa besace, le héros de "L'Homme à l'oreille croquée" se retrouve en pleine catastrophe ferroviaire. Tout un wagon sur l'estomac et, en prime, une jeune fille qui défie l'entendement en lui grignotant un morceau de cartilage. Une situation peu banale pour une histoire émouvante parsemée de notations fugitives comme ces images qui glissent sur la vitre du train.






L'Homme à l'oreille croquée – Jean-Bernard Pouy – Folio Gallimard – 158 pages – 6,20€ - **
Lionel Germain




mardi 28 octobre 2014

Gentil monstre


 Regardez le monstre, "la figure à demi mangée de mousse mauve". Il est, selon l'ami Larousse, cet "être dont la conformation diffère de celle des êtres de son espèce". Ne voyant plus que la monstruosité de son âme, vous le contraignez à devenir ce qu'il paraît.




C'est ainsi que se présente Charles-Émile Gadde, tendrement surnommé Dumbo, le gros bras de "Bande à Part", un groupe de rockers dont les galères attirent les essaims habituels de groupies. Après un concert, on retrouvera l'une d'elles violée et assassinée dans la chambre de Charles-Émile qui ne devra son salut qu'au fait d'être sorti de la Marquise à 5h. Un Turc offrira sa tête et l'affaire sera close sur le plan judiciaire. Mais Dumbo sait que l'assassin de Suzanne est toujours en liberté. 





Une actrice en cavale poursuivie par des tueurs donne du corps à l'intrigue articulée autour d'un beau poème de Marilyne Desbiolle. Le roman est dédié aux jeunes filles. Il devrait plaire aux monstres.

Suzanne et les ringards - Jean-Bernard Pouy – Folio Gallimard – 192 pages – 5,60€ - **
Lionel Germain




lundi 27 octobre 2014

L'enfer des saints




 Alors qu'un mystérieux groupe Arthur Rimbaud revendique des attentats anti-anglais, une jeune fille violée, martyrisée par des ressortissants britanniques, se retrouve avec une patte folle. S'identifiant à Jeanne d'Arc, elle va semer la mort avec son frère Gilles, dit Gilles de Rais, et ses fidèles La Hire et Poton de Xaintrailles. Ou comment le néo-polar réussit en 1984 sa reconversion en poésie. Le réel, l'iréel, la transparence et Dieu sont également les protagonistes de cette histoire écrite par un (jeune) auteur qui s'était déjà compromis avec Spinoza dans la défunte collection Sanguine.



Nous avons brûlé une sainte - Jean-Bernard Pouy – Folio Gallimard – 224 pages – 5,60€ - **
Lionel Germain




vendredi 24 octobre 2014

Meurs à crédit!


 Nouvelliste fécond, Marcus Malte a prouvé qu'il savait tenir la longueur en produisant des romans comme "Garden of Love", onze fois primé dont une fois par les lecteurs de Quai du Polar en 2008. Dans un format plus anglo-saxon, à mi-chemin entre la nouvelle et le roman, "Fannie et Freddie" est une "novella" de 90 pages à laquelle l'éditeur a ajouté une réédition d'un texte paru en 2005.



Avec son héroïne armée d'une fureur secrète, on quitte Bayonne dans le New-Jersey pour un parking de Wall Street dans lequel elle neutralise violemment un homme, apparemment un inconnu, qu'elle glisse dans le coffre de sa voiture avant de reprendre la route. Une histoire américaine. L'histoire banale de l'Empire, avec ses noms de villes biblique comme Bethlehem, "Christmas City" baignée des néons de la fête de Noël et dont quelques flocons nous rappellent que l'exil est aussi une affaire de littérature. 




Il suffit de franchir la rivière pour aborder le désenchantement du rêve américain au cœur d'un quartier d'hiver où une maison sur deux est à vendre. Elle s'appelle Fannie et son père à elle travaillait à la Bethlehem Steel d'où dégueulait l'acier du Golden Gate. Il s'appelle Freddie et travaille pour une banque. On devine dès l'ouverture qu'ils ne sont pas vraiment faits pour s'entendre. Entre les forbans cousus d'or et les soutiers condamnés à mourir à crédit, la folie et le désespoir ont bien choisi leur camp.
   
Fannie et Freddie – Marcus Malte – Zulma – 160 pages – 15,50€ - ***
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 19 octobre 2014




jeudi 23 octobre 2014

L'égayeur du ciel


"Un verre de blanc, s'il vous plaît.
- Muscadet ou sauvignon?
- Au-revoir monsieur"


C'est l'ouverture de cette longue promenade d'ivrogne à la recherche de ce bar parfait dans lequel "on ne doit pas trop y percevoir le réel. Le réel, c'est fait pour être rêvé". Une niche odorante où les clichés s'amortissent sur le zinc. Où il y a un zinc pour commencer. En confiant son sort au plateau de Monopoly, Jean-Bernard Pouy fait un clin d'œil aux situs. Pour faire semblant d'écrire un polar, on devra croiser des braqueurs maladroits mais c'est surtout au bistrot de l'Avenue Mozart que la rencontre aurait pu faire basculer le sort du narrateur. 


L'Anglaise au comptoir, "paraphrénique confabulante", raconte Stevenson, les Cévennes et son âne. Et nous voilà rendus au royaume des homophonies qu'affectionnait Raymond Roussel. On a un coup dans le nez ce qui justifierait la cellule de dégrisement et le retour brutal au manque. Reste un dernier rade avant la mort. Inamical, bruyant, mal fréquenté mais capable de vous servir un Mercurey blanc.

"Modération mon cul. Quand je suis sorti, il faisait presque nuit, j'étais sur l'Île de la Cité. Carrément le Quai des Orfèvres… Trois orfèvres, à la Saint-Éloi… Modération, mes genoux."

Le bar parfait – Jean-Bernard Pouy – In8 – 66 pages – 11€ - ****
Lionel Germain




mercredi 22 octobre 2014

En Noir et Blanc








 Le roman date de la fin des années soixante et a été publié en France une première fois en 1972. Rivages en propose une traduction remaniée par Christophe Mercier mais l'histoire de ce prof blanc amoureux d'une collègue noire dans un collège du ghetto new-yorkais a gardé toute sa fraicheur. Racisme compassionnel, rebelles bas du front, le héros sympathique refuse de choisir un autre camp que celui de l'amour. 




Envoyez les couleurs – Donald Westlake – Traduit de l'américain par Michel Deutsch – Rivages – 347 pages – 8€ - **
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 19 octobre 2014




mardi 21 octobre 2014

Camisole de farce





 Il est culotté Alain Gagnol. Depuis la fin des années 90, il multiplie les défis délirants qui finissent par l'installer comme Carl Hiaasen dans le registre d'auteur déjanté. Rien n'est pourtant mieux calibré que cette histoire de flic dépassé par tout ce qui lui arrive: jeune fille dépecée, divorce, gourou "sosie officiel de jésus" et envie soudaine d'endosser le costume de Suicide-Man. Sa camisole de farce fonctionne à merveille.





Un fantôme dans la tête – Alain Gagnol – Le Passeur – 360 pages – 20,90€ - **
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 19 octobre 2014




lundi 20 octobre 2014

Amour du crime






 Cela pourrait être limpide comme un western, deux frères en cavale après un braquage foireux se réfugient chez une vétérinaire énigmatique pour la contraindre à soigner un des fuyards. La prise d'otage va vite se révéler cauchemardesque. Karine Giébel excelle à nous entraîner dans la forêt obscure, jamais loin des repaires du divin marquis où les contes finissent mal et où le crime d'amour se confond souvent avec l'amour du crime. Suspense et gros frissons. 




Purgatoire des innocents – Karine Giébel – Pocket – 640 pages – 8,10€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 19 octobre 2014




vendredi 17 octobre 2014

Les bulles du pape


 En vacances à Andernos, le commissaire Mallock oublie la fièvre parisienne et essaie d'atténuer le souvenir de Thomas, son fils mort cinq ans plus tôt dans des circonstances qui restent mystérieuses. Bien-sûr, un flic de roman en vacances, ça finit toujours par trébucher sur l'affaire du siècle. En l'occurrence, on assassine un propriétaire de grand cru, sa femme est accusée, et sa belle mère est candidate à la présidence de la République. Ami de la famille, le flic local échappe au conflit d'intérêt en faisant appel au commissaire bourru.




La victime et sa femme représentent deux familles alliées dans la production d'un vin dont l'origine remonte au quatorzième siècle quand le vicomte Pancrace d'Armuth planta du merlot pour les Anglais et du morillon pour son grand cru. Au passage, le morillon est un cépage proche du pinot qu'on retrouve dans le champagne. Ce qui autorise le mauvais jeu de mots du titre de cet article puisqu'en 1323, le vicomte Pancrace d'Armuth va fournir son vin au pape Jean XXII, successeur de Clément V.



L'histoire compliquée resserre peu à peu les liens entre cette famille décomposée et la malédiction séculaire qui pèse sur le domaine, mêlant l'affaire des templiers, la découverte d'un étrange charnier, l'hérédité incertaine des uns et des autres et même le rappel d'un meurtre en chambre close que Mallock et sa tribu devront élucider.

Malgré les apparences, les détours volontaires de la fiction et les attentes parfois du lecteur, le malheur n'a jamais de racines extrahumaines. A la fin de l'histoire "frissonnante", Mallock a beau avoir flirté avec le fantastique en allant puiser dans ses rêves opiacés un surplus de conscience, les ressorts de la tragédie nous renvoient à la grisaille de l'âme humaine: cupidité et réflexe prédateur constituent le fond de sauce à laquelle les ogres du roman accommodent leurs proies. Comme on le dirait d'un vin, bourru mais distingué, Mallock.  

Les larmes de Pancrace – Mallock – Fleuve noir – 463 pages – 19,90€ - **
Réédition remaniée Fleuve noir février 2016 - 512 pages - 14,90€ - 
Lionel Germain







jeudi 16 octobre 2014

Alerte rouge






 C'est du polar légèrement hors normes que nous sert Jean-Denis Bruet-Ferréol planqué derrière sa créature, le commissaire Mallock et ses chroniques barbares. Ce policier qui traîne une mélancolie existentielle, une inclination pour les substances prohibées et un mystérieux pouvoir onirique est confronté ici à des meurtres commis de manière imprévisible par des assassins improbables. Hypothèse terroriste, virus? Mallock prépare l'entrecôte et se met en chasse. 




Le massacre des innocents – Mallock – Pocket – 543 pages – 7,70€ - ** 
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 12 octobre 2014




mercredi 15 octobre 2014

Le Monde est un théâtre


 "Totus mundus agit historionem", cette citation de Pétrone inscrite en façade du Globe theatre à Londres, au moment où Shakespeare en devint actionnaire, donne la tonalité du roman de José Carlos Somoza. Après avoir renvoyé le passé au présent grâce aux dernières découvertes de la physique dans "La théorie des cordes", repousser l'art contemporain aux limites de la cruauté conceptuelle avec "Clara et la pénombre" et bousculer la crédulité religieuse avec "La clé de l'abîme", il installe dans "L'appât" le paysage romanesque de son futur proche à partir du monde comme représentation.  


"Le monde est un théâtre" disait Pétrone et Shakespeare en est le maître incontesté. Fondé sur une intrigue qui emprunte ses codes au polar (un tueur, des victimes et des enquêteurs en chasse), le roman imagine une police de l'âme capable de cartographier les comportements humains avec des ordinateurs quantiques. Restent aux enquêteurs à "appâter" le criminel en mimant son objet du désir. La règle du jeu se cache dans tous les personnages inventés par Shakespeare. Ces histoires totalement irréalistes ne racontent pas le monde mais elles ont une légitimité interne qui fait de Somoza un écrivain certainement plus proche de Borges que de Chandler.



L'appât – José Carlos Somoza – Traduit de l'espagnol par Marianne Millon - Actes Sud – 410 pages – 23 euros - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 4 décembre 2011




mardi 14 octobre 2014

Prélude avant l'enfer






 Dès le chapitre inaugural de ce deuxième roman écrit par Birkefeld et Hachmeister, on est dans le décor qui annonce la victoire du parti nazi dix ans plus tard. En 1923, la République de Weimar est engluée dans la crise et son inflation galopante. En avril 1926, un aristocrate et un vétéran disputent le premier championnat motocycliste. Tous les deux ont des cadavres dans le placard et la "Révolution nationale" est en marche. 




Des hommes de tête – Birkefeld et Hachmeister – Livre de poche – 500 pages – 7,60€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 12 octobre 2014




lundi 13 octobre 2014

Crimes de guerre






 Deux historiens allemands se sont associés pour raconter un siècle tourmenté. Détournant le polar et ses codes, ils nous renvoient à l'absurdité de l'enquête policière dans une ville où l'état de droit a disparu. Un policier nazi traque un tueur en série qui n'est que le bras armé d'une vengeance légitime. On est en 1944, Berlin s'effondre et le bal des faux repentis est tragique. 




Deux dans Berlin – Birkefeld et Hachmeister – Traduit de l'allemand par Georges Sturm – Livre de poche – 526 pages – 7,60€ - ***
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 12 octobre 2014




vendredi 10 octobre 2014

Mutant


 Eytan Morgenstern est un héros paradoxal. Juif, il est le produit des expériences génétiques menées par les nazis. Grâce à la perversité de ses bourreaux, il est devenu le justicier invincible dont le Mossad a fait un exécuteur. Avec ce personnage dessiné à la façon des super-héros américains, David S. Khara revisite la théorie du complot en s'appuyant sur la réalité des crimes cachés de l'Histoire contemporaine.


Le dernier volet de la trilogie retrace son parcours depuis la nuit des laboratoires nazis en 1942 jusqu'à la période actuelle, en passant par l'épisode le plus réussi en 1943. Une bande de têtes brûlées, noyau suicidaire de la résistance polonaise, voit débarquer un gamin extra-terrestre qui déclare s'appeler Eytan Morgenstern et ne pas craindre la douleur. Avec un cœur qui bat à 35 pulsations minute, terrifié comme un enfant à l'aube, il devra découvrir l'éthique du combat, le sens de la violence enseigné par les résistants et devenir donc, ce super-héros moderne affrontant les épigones d'une barbarie sans cesse reconstituée.



Moins manichéen qu'il n'y parait, ce troisième tome réussit à construire une légitimité à cet étrange monstre acharné à la perte de ses créateurs.

Le projet Morgenstern – David S. Khara – 10/18 – 405 pages – 8,10€ - **

Lionel Germain

jeudi 9 octobre 2014

Retour de flamme





 Jean-Bernard Pouy est le poète du chemin de fer, des essieux qui grincent comme cette menace de lumbago au lever du vieil anar planqué dans un coin de campagne à l'heure où les lampions révolutionnaires se rallument, le contraignant à reprendre l'exode de gare en gare. Un hommage à Queneau, aux paysages entr'aperçus sur la vitre des trains, aux villes qui resteront à jamais des escales, "un vrai film à la Lelouch, mais sans Lelouch", avec ce rêve d'embruns et la possibilité d'une île.



Samedi 14 – Jean-Bernard Pouy – Éditions La Branche – 175 pages – 15 euros - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – décembre 2011




mercredi 8 octobre 2014

Vertige solipsiste






 Un seul rescapé après l'explosion de trois bombes dans le quartier de la Défense à Paris. Il s'appelle Vigo Ravel et des voix l'ont alerté peu avant le drame. Henri Loevenbruck joue avec beaucoup d'habileté sur "l'inquiétante étrangeté" de son personnage. Engourdi par l'hypothèse solipsiste, Vigo cherche à comprendre où se niche le réel dans l'afflux des représentations qui contredisent ce qu'il croit vivre. Un suspense efficace entre théorie du complot et douleur schizophrène.




Le syndrome Copernic – Henri Loevenbruck – J'ai Lu – 510 pages – 8€ - **
Lionel Germain




mardi 7 octobre 2014

Suite et Fin



 C'est amusant d'observer que la densité d'un livre est parfois inversement proportionnelle à son nombre de pages. Prenez Christophe Carlier. En 156 feuillets, il vous trousse une variation policière nourrie sans excès d'une culture qui irrigue ce polar en trompe l'œil. Car il s'agit bien d'une illusion.



Dans le décor codé d'un grand palace parisien, un client est certes assassiné dans sa suite mais l'assassin, aussi anonyme que l'homme à chapeau melon dont Magritte dissimule le visage derrière une pomme verte, n'est que le symptôme d'un monde ou l'effacement est programmé.

Pour Christophe Carlier, "les scènes de hall ont un négligé intemporel qui incline à la rêverie…". Dans un petit essai paru en 1922 et intitulé "Le Roman policier", Siegfried Kracauer analyse le roman policier comme une théologie du Néant dont l'hôtel est le temple idéal. 



Les personnages de "L'Assassin à la pomme verte" sont d'abord des préjugés avant que le regard croisé des uns et des autres ne leur confère une épaisseur toujours trompeuse.

Il y a Sébastien de la réception, étudiant aux Beaux-arts, observateur et animateur secret des ombres qui défilent devant lui. Il y a aussi Elena, une jeune femme qui travaille dans la mode, mariée en Toscane et mère de deux enfants. Il y a enfin Craig, universitaire anglais venu d'Amérique, misanthrope et presque sociopathe. Elena le voit comme un intellectuel arrogant, lui la compare à la madame de Merteuil des "Liaisons dangereuses" de Chloderlos de Laclos.

"Elle était assez jolie pour se croire belle", obsédé par une citation dont il a oublié les références, Craig, dont le nom évoque un escargot qu'on écrase, s'efface à son tour. Christophe Carlier laisse poindre les raisons de cet effacement. Une pathologie qui ressemble à une métaphore de la modernité.

Succession de monologues intérieurs, le roman revient habilement à la préoccupation épistolaire de l'auteur dans un épilogue savoureux et cruel.
  
L'assassin à la pomme verte – Christophe Carlier – Pocket – 157 pages – 5,80€ - ***
Lionel Germain




lundi 6 octobre 2014

Les fantômes du monstre





 Ce qui nous fascine dans l'Allemagne contemporaine, c'est l'honnêteté quasi obsessionnelle des consciences et une rigueur comptable envers le passé. C'est pourquoi l'engagement militaire en Afghanistan n'est pas une affaire simple. Et quand les talibans piègent une patrouille qui n'aura qu'une seule survivante, les fantômes du monstre amplifient la nature du scandale impliquant l'industrie allemande dans un trafic d'armes. Après "Zone de non droit", une deuxième enquête passionnante de l'avocate Valerie Weymann.    



La marionnette – Alex Berg – Traduit de l'allemand par Patrick Démerin – Actes Sud – 320 pages - **
Lionel Germain



vendredi 3 octobre 2014

L'intime et le tempo



 L'univers s'est peut-être organisé autour d'une vibration dont l'écho nous revient sans cesse. Prenons Good Bait, le thème composé par Tadd Dameron. Après la malice de Dizzy Gillespie en 1945, le souffle juvénile de Miles en restitue la cadence quelques années plus tard, puis la surprenante main droite de Nina Simone, sans le chant, avant la voix grave de Dexter Gordon. Chez John Harvey, la musique, et plus précisément le jazz, est le moyen de trouver le tempo intime des personnages.




Depuis la disparition de Resnick, ses intrigues se nouent autour de deux figures, deux tempos souvent séparés par l'âge et la géographie. Tandis que l'assassinat d'un jeune Moldave mobilise l'inspectrice d'origine jamaïcaine Karen Shields à Londres, Trevor Cordon, un vieux policier de Cornouailles est à la recherche d'une jeune fille disparue. Lui collectionne les versions de Good Bait, elle s'étourdit sur les rythmes d'Aretha Franklin. 


Cordon a raté son plan de carrière et attend la retraite en traquant les ivrognes et les voleurs de moutons dans la lande. Le soir, il sirote son scotch en écoutant Mingus. Sa malédiction, c'est cette gamine toxicomane qu'il aurait pu sauver, pense-t-il, et dont la mère ivrogne lui impute la disparition. "Elle avait de l'estime pour vous". Tous les romans noirs se constituent autour de cette culpabilité, complot intime étranger à la frayeur publicitaire et tapageuse dont l'édition est si friande.

Karen, elle, s'identifie à Wallander, le héros de la série suédoise et lit Attica Locke pour tenter de comprendre les drames de l'intégration des Noirs américains. Sa médiation nous raconte l'impasse culturelle où se détricotent les rêves métissés de Londres quand Cordon est le médiateur désabusé d'un pays crépusculaire, un flic de roman comme Mendez à Barcelone. A la dernière reprise du thème, les pourris pourrissent toujours un monde qui n'en finit pas de se mondialiser, répliquant sa nuit sous toutes les latitudes. 

"Ce n'était que dans les ultimes mesures que l'on entendait de nouveau clairement la trompette, malicieuse, qui gambadait autour de la dernière phrase du thème, par-dessus, par-dessous et au milieu.
Good Bait. Dizzy Gillespie All Stars: New-York City, 9 janvier."
  
Lignes de fuite – John Harvey – Traduit de l'anglais par Karine Lalechère – Rivages – 364 pages – 21€ - ***
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 28 septembre 2014





 




jeudi 2 octobre 2014

Dernière ligne






 Ça sent vite le roussi dans un polar quand vous collez deux baltringues sur la même route. En l'occurrence un gamin salement amoché mais propriétaire accidentel d'une valise de dollars et un toubib rayé des cadres, toxico à la recherche d'une dernière ligne. La traque étant bien-sûr menée par un gangster aussi sentimental qu'une bouche d'égout. Un petit joyau australien de noirceur assumée.   




La mauvaise pente – Chris Womersley – Traduit de l'anglais (Australie) par Valérie Malfoy – Albin Michel – 334 pages – 20€ - ***
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 28 septembre 2014




mercredi 1 octobre 2014

En quatrième vitesse





 On l'a vu avec Mickey Spillane et Mike Hammer, les justiciers privés ne sont pas toujours très fréquentables. Ex-agent de la CIA, Sam Capra, à la recherche de son fils, abandonne la morale collective qu'il prétendait incarner au profit d'une logique personnelle expéditive. Un rétrécissement du champ éthique favorable à l'esprit d'aventure et au suspense. Sa conscience grince mais le lecteur se régale sans être dupe.




Last Minute – Jeff Abbott – Traduit de l'américain par Anath Riveline – J'ai Lu – 512 pages – 13,90€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 28 septembre 2014